Aribert Reimann (1936)

Lear (1978)

Opéra en deux parties  (1976–1978)
Livret de Claus H. Henneberg d'après William Shakespeares Tragédie King Lear dans la traduction de Johann Joachim Eschenburg (1777)

Nouvelle production

Franz Welser-Möst, Direction musicale
Simon Stone, Mise en scène
Bob Cousins, Décors
Mel Page, Costumes
Nick Schlieper, Lumières
Christian Arseni, Dramaturgie

Gerald Finley, König Lear
Evelyn Herlitzius, Goneril
Gun-Brit Barkmin, Regan
Anna Prohaska, Cordelia
Lauri Vasar, Graf von Gloster
Kai Wessel, Edgar
Charles Workman, Edmund
Michael Maertens, Narr
Matthias Klink, Graf von Kent
Derek Welton, Herzog von Albany
Michael Colvin, Herzog von Cornwall
Tilmann Rönnebeck, König von Frankreich
Franz Gruber, Bedienter
Volker Wahl, Ritter

Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor
Huw Rhys James, Choreinstudierung
Wiener Philharmoniker

Salzburger Festspiele, Felsenreitschule, 20 août 2017

Une première où le monde du théâtre de l’Europe entière était là, de Barrie Kosky à Richard Brunel, pour voir la création scénique salzbourgeoise de Lear le second opéra mis en scène par Simon Stone, après sa formidable Tote Stadt de Bâle. En fosse, les Wiener Philharmoniker au sommet de leur art, dirigés par Franz Welser-Möst, à qui cet opéra convient très bien, et avec une distribution de très haut niveau dominée par le Lear bouleversant de Gérard Finley. Tout cela laissera des traces, sans nul doute.

Plus de soixante-dix productions de Lear dans le monde depuis la création en 1978 ; deux productions pour le seul opéra de Paris : celle récente de Calixto Bieito, et celle de 1982, en version française, de Jacques Lassalle. C’est dire la fortune d’une œuvre « contemporaine », qui, au contraire de nombreuses autres, fait carrière sur les scènes du monde.
Il était donc plus que temps qu’elle arrive à Salzbourg, dernière production de cette première saison de l’intendant Markus Hinterhäuser, qui a très malicieusement distribué ses productions : un grand Verdi « traditionnel », Aida  comme écrin à la star des stars du chant, Anna Netrebko, un Mozart parce qu’à Salzbourg, c’est obligatoire, mais ce fut La Clemenza di Tito, comme lors de la première saison de Gérard Mortier, et en appelant un metteur en scène largement consacré par Mortier, Peter Sellars, et un chef connu pour ne pas être vraiment « dans la ligne », Teodor Currentzis. Un autre opéra du XXème jamais présenté à Salzbourg, mais aujourd’hui sur toutes les scènes, Lady Macbeth de Mzensk, avec un chef jamais descendu dans la fosse de Salzbourg, mais aujourd’hui considéré comme le plus grand chef vivant, un Wozzeck confié à un chef considéré comme l’un des maîtres de la nouvelle génération et à un metteur en scène de référence de la vidéo pour une mise en scène-performance artistique, un opéra baroque, Ariodante de Haendel au succès garanti parce que Bartoli et ce Lear. Trois œuvres du XXème pour une première année, cela marque une ligne, et trois œuvres Aida, Lady Macbeth, Wozzeck qui aujourd’hui remplissent les salles, c’est plutôt malin, parce qu’équilibré, faussement audacieux, et supérieurement distribué avec à l’origine de vraies stars du chant : Netrebko, Stemme, Bartoli.
Une programmation intelligente, qui a fait de Salzbourg cette année le centre d’un faisceau d’intérêts divers : il y en avait vraiment pour tous les goûts.
Cette production de Lear était confiée aux Wiener Philharmoniker, qui ne l’ont pas à leur répertoire à la Staatsoper de Vienne, puisque l’œuvre n’y a pas encore été créée,  à Franz Welser-Möst, l’ex-GMD de Vienne, fréquent à Salzbourg, et au metteur en scène australien Simon Stone, une des vedettes émergentes de la scène théâtrale, qu’on voit fréquemment ces dernières années en France (cet été au festival d’Avignon par exemple pour son fascinant Ibsen Huis) et dont on va voir cette année en français Les trois sœurs, créées en allemand à Bâle en 2016, dont nous avions rendu compte .

Simon Stone souligne dans le programme de salle « Lear est un cadeau pour un metteur en scène ». Et notamment pour lui, habitué à mettre en scène les grands classiques, ou à les réadapter. Pas question à l’opéra de réadapter, car le genre nécessite une stricte observance des lois musicales et du livret de Claus Henneberg, basé sur la traduction allemande de l’original shakespearien par Johann Joachim Eschenburg qui remonte au XVIIIème siècle.
Le Roi Lear de Shakespeare, et du coup l’œuvre de Reimann, constituent une sorte de « pot-pourri » de ce que Shakespeare ne cesse de souligner dans ses œuvres, les perversions du pouvoir, qui détruisent les sentiments, la raison, en une sorte d’apologie du non-sens. La question de la folie, il va la traiter ailleurs aussi (Hamlet), une folie qui est toujours au bord de la vérité, sinon de la raison, celle du pouvoir : c’est pratiquement la question centrale de ses œuvres mais Le Roi Lear est une des pièces les plus noires, où ni les bons ni les mauvais n’échappent à la destruction. Lear, ou comment arriver au champ de ruines ?
Partons d’une référence extérieure, le discours de l’Exempt dans Tartuffe, V,7, sans doute l’un des textes fondamentaux pour définir la parabole du bon gouvernement, ou du roi vertueux :

« D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue » Tartuffe, V,7

Le roi, c’est celui qui est doué du discernement, de la raison qui lui fait distinguer immédiatement le bien du ma, le vrai du faux. Lear est l’exemple inverse dès le début puisqu’il n’est sensible qu’à l’apparence (les flatteries de Goneril et Regan), ce qui laisse penser qu’il n’est pas le modèle du bon roi, et que la situation initiale est déjà la conséquence de son manque de discernement.
Quelle est la situation initiale de la mise en scène de Simon Stone ?
Nous sommes dans une sorte d’arène, qui occupe l’essentiel de la large scène de la Felsenreitschule, devant les arcades, des gradins où s’installent des spectateurs. La question première est de savoir si ces spectateurs sont des figurants ou des « vrais » spectateurs, question qui trouvera sa réponse au deuxième acte. Ce sont des figurants.
Il reste que la disposition de la scène et de la salle fait que l’aventure de Lear est spectacle, se déroule sous les yeux de tous parce que l’aventure des rois est fondamentalement publique, la disposition en arène dont l’espace de jeu initial est une vaste langue de fleurs luxuriantes accentue l’assimilation à un jeu du cirque des apparences. Mais c’est aussi une figuration du cycle des saisons, d’un espace printanier jusqu'à la glaciation qui domine la seconde partie. Simon Stone a travaillé d’abord le contexte : le pouvoir se donne à voir, et la descente progressive aux enfers va s’effectuer sous les yeux de tous, comme si le spectacle était une sorte de motif assez répétitif des pouvoirs qui se détruisent, comme si on allait assister à la nième parabole de la grandeur et de la décadence. Ce qui frappe au départ, c’est que la grandeur est d’emblée factice : Lear en veste de smoking blanche, comme un chic milliardaire qui reçoit ses amis, indique d’abord la légèreté et l’absence de dignité. Simon Stone en soigne tous les signes, comme les costumes (de Mel Page)  en ce début, avec les deux filles en tailleur similaire, couleur pastel orange ou vert, dans un chic un peu suranné, mais rigide et glacial, le fou identifiable par sa veste en lamé, et tous en ces costumes stricts qui marquent la cour ou le pouvoir : le délitement atteindra très vite les costumes, car très vite les cravates se dénouent, les chemises s’ouvrent, très vite aussi on se retrouve en sous-vêtement, tandis que le tapis de fleurs est piétiné, les fleurs arrachées ou jetées, et ne devient peu à peu qu’un tapis d’herbes boueux et désordonné. C’est que l’ordre initial n’est qu’apparence, comme l’étal d’un fleuriste, comme un cache misère et que dès que Lear a abdiqué, c’est une orgie presque fellinienne qui marque le début des désordres
Et Simon Stone ne fait que suivre la musique de la déchéance progressive, jusqu’au rien, au diaphane, aux fumées, au blanc, qui constituent les dernières scènes dans une réalisation qui laisse les personnage s’entredéchirer ou se ruiner sur l’arène, sous les yeux de tous : le spectateur est voyeur, et la présence d’une centaine de figurants spectateurs sur scène, impose cette image du pouvoir en représentation dans sa purulence, renforcée par des costumes contemporains, partagés entre spectateurs et acteurs, qui évidemment, dans un lieu comme Salzbourg où se montrent à la fois le pouvoir (Macron, Merkel cette année) et la société au pouvoir (économique) ne peut que faire sens.
Une esthétique de la simplicité, fausse évidemment vu la complexité des dispositifs scéniques de Bob Cousins, dispositif de l’orchestre sur plusieurs niveaux avec les percussions isolées à cour, immense cercueil de tulle à la fin, ou pluie battante etc…, sans autre cadre que la forme de la Felsenreitschule qui impose l’idée d’arène avec une sorte de regard circulaire, puisque le manège des rochers est un lieu où les spectateurs dans les arcades qui sont autant de loges regardent les chevaux en représentations, dont le spectacle ici est une sorte de variation sur « On achève bien les chevaux », qui s’achèvent eux-mêmes d’ailleurs dans une grinçante et terrible autodestruction : la manière dont Kent est enfermé dans une cage à chien n’est qu’un emblème de cette déshumanisation, où ceux qui s’entretuent et se détruisent ont perdu tout ce qui fait humanité. Comment alors ne pas penser à nos pouvoirs en place aujourd’hui, dont le spectacle purulent nous écœure chaque jour un peu plus ? Shakespeare a évidemment tout dit, et Simon Stone ici, avec une rigueur redoutable, en démonte le système : la présence des spectateurs réels, le doute qui nous saisit devant tous ces spectateurs en scène, sont-ils nous ? sommes-nous eux ? leur présence imposante montre que tout pouvoir ne peut que se définir par rapport à ceux qui le regardent faire. Que serait Trump sans ses spectateurs ? Voilà ce que à quoi les spectateurs nous renvoient, jusqu’à ce qu’ils soient chassés de leur place, jusqu’à ce qu’ils se noient dans le sang étalé, jusqu’à ce qu’on arrive à ce qui n’est même plus montrable, où le pouvoir se perd lui-même et où il ne reste plus que les corps abandonnés sans leurs oripeaux, les âmes abandonnées face au vide. Ce spectacle dit tout du pouvoir et tout de sa folie, par un cheminement implacable qui conduit au vide et aux frontières entre réalité et folie, réalité et fantasme, au point qu’on ne peut plus faire la différence. Epoustouflant.
D’aucuns ont critiqué les dernières images, considérées comme banales, de Lear et de sa fille dans une sorte de cage de tulle, sa fille sur un lit d’hôpital, dans une blancheur gelée et mortifère, ainsi que la présence des fumées – un lieu commun du théâtre depuis une quarantaine d’années – pour fustiger un spectacle snob qui amuserait la galerie des thuriféraires en goguette. On peut s’en étonner : la cage de tulle immense qui enferme Lear et sa fille sur quasiment toute la largeur de la scène a une forme de cercueil, à l’intérieur duquel le lit d’hôpital par son côté clinique accentue l’effet de glaciation, les formes se diluent, non dans la mort, mais dans une sorte d’abstraction qui font que le drame si incarné est arrivé à un point de déréliction absolue, où la matière-même se fait vapeur, où la couleur même (qui au départ, avec ces milliers de fleurs, s’imposait au regard), a disparu, où tout ce qui trace l’humain n’est plus, où l’humain, même dans son drame s’est dématérialisé : il n’ a plus rien à faire ni à croire. Les personnages sont séparés de nous par une frontière à la fois matérielle et transparente, ils sont dans une boite immense et en même temps étouffante, irrespirable. Ils sont défaits au propre et au figuré.
Cette réalisation presque épique de la mort de l’humain, qui est aussi la mort de ce qui devrait faire société, élément central et explicite de tout ce travail, est confié à une équipe de chanteurs exceptionnels par leur engagement. Gerald Finley est LE Lear qui nous manquait aujourd’hui. Il a d’abord une science du texte confondante, réussissant à donner à chaque mot, à chaque phrase une présence, une expressivité uniques. Bien sûr dans les parties plus déchirantes des moments où se perçoit la déchéance, mais aussi dans les moments de folie solitaire, au milieu de ces fleurs piétinées, mais aussi dans les moments initiaux où son discours est empreint de sécurité illusoire, où il s’affiche dans sa royauté de l’apparence. Il impressionne parce qu’il est dans toutes les postures du personnage, complètement convaincant. Digne successeur de Fischer-Dieskau par sa manière de dire le texte et de le faire sien, dans sa singularité, avec un timbre légèrement voilé qui convient si bien au personnage, il est très moderne par son engagement physique et corporel, par la manière sans pudeur dont il affiche sa déchéance. Une incarnation exceptionnelle, qui n’a sans doute pas de rivaux aujourd’hui dans son rôle.
Autour de lui, aucun ne dépare. À commencer par le Gloster de Lauri Vasar, l’autre père abandonné. Tout à fait impressionnant dans ce rôle de double de Lear, double et différent, à la voix plus claire, plus chaleureuse aussi, avec beaucoup de relief et une très belle projection. Il propose un personnage un peu absent, un peu étrange, l’un des moments les plus émouvants est cette danse esquissée avec le masque de Mickey, alors qu’il a été énucléé par Regan.
Edmund est Charles Workman, au timbre toujours velouté, qui propose là une composition accomplie, contrôlant bien la voix (des aigus bien projetés) et avec un chant toujours élégant malgré le personnage. Le parallèle entre le roi et Gloster et ses deux fils opposés, comme les filles de Lear est de la part de Shakespeare un élément supplémentaire qui alimente les effets des ambitions et du pouvoir : les familles sont déchirées, les couteaux tirés, l’humanité piétinée, le jeu des parallèles construit l’action et permet des flashes çà et là, comme des instantanés de destins sanguinaires.

Kai Wessel est Edgar, composition hallucinée et d’une présence particulièrement forte, sans doute l’un des profils les plus frappants de la distribution, même si vocalement on n’y est pas toujours (quelques aigus mal projetés), on reste marqué par l’expressivité et la couleur, une incarnation du personnage totalement convaincante.

Derek Welton, avec sa voix sonore est comme toujours très présent et engagé en Albany, et Matthias Klink très expressif en Kent complètent une distribution où le Fou (Narr) est confié à un acteur (Michael Maertens) et non à un chanteur, manière de marquer sa distance et sa singularité.

 

 

Les trois sœurs Goneril, Regan et Cordelia sont trois sopranos de typologies vocales très différentes. La Goneril d’Evelyn Herlitzius un peu coincée dans son tailleur est prodigieuse de présence vocale, malgré quelques problèmes au départ, avec des difficultés à darder les aigus, à contrôler le registre central, mais tout au long de la représentation ensuite, la voix d’Herlitzius s’affirme avec des aigus dévastateurs et une incroyable science des couleurs et de l’expression. Gun-Brit Barkmin a une voix mieux contrôlée, avec des aigus impressionnants et dominateurs, mais les passages de registre manquent quelquefois de legato, malgré un registre central magnifique. Une voix glaciale et solide, moins nuancée peut-être que celle d’Herlitzius, même si mieux dominée.
Anna Prohaska n’a pas toujours convaincante sur scène par le passé, mais elle trouve ici en Cordelia un rôle à sa mesure, sans doute l’un de ses meilleurs, très expressive, très émouvante, avec des aigus séraphiques renversants et dès le départ une véritable incarnation du rôle, plus juvénile, plus frais que d’habitude : Julia Varady était par exemple une Cordelia plus mature. Cette fraicheur et cette fragilité donnent au personnage une très grande justesse. Les dernières scènes avec Lear sont bouleversantes : une prestation qui marquera sa carrière sans aucun doute.
Dans la fosse, Franz Welser-Möst, dont le péché mignon est souvent de jouer très fort (voir son Rosenkavalier dans ce même Festival des dernières années) a retenu l’orchestre avec une subtilité qu’on n’attendait pas, sans jamais couvrir les chanteurs dans une partition qui pourrait si souvent les mettre en difficulté. Les Wiener Philharmoniker démontrent ici une incroyable maîtrise, avec des bois étourdissants, des sons à peine audibles aux cordes (phénoménales) comme émergeant du néant, des percussions impressionnantes ; une démonstration de virtuosité absolue. Welser-Möst accompagne avec à propos et engagement, sans qu’on sache toujours si c’est lui qui impulse à l’orchestre cette féérie sonore incroyable ou s’il prend simplement acte. On sait que ce type de répertoire lui convient, et il offre une direction musicale souveraine d’une clarté singulière et d’une grande profondeur. Pour lui aussi c’est l’un de ses meilleurs moments.
Dernière nouvelle production de ce Festival new-look, et peut-être la plus réussie, parce que la plus complète, une véritable Gesamtkunstwerk, œuvre d'art totale. Reimann présent paraissait rayonnant. Nous aussi.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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