Direction musicale : Ingo Metzmacher
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décor et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Lumières : Felice Ross
Chorégraphie : Claude Bardouil
Vidéo : Denis Guéguin
Dramaturgie : Miron Hakenbeck
Chœur : Sören Eckhoff
Chœur d'enfants : Stellario Fagone
Herzog Antoniotto Adorno : Tomasz Konieczny
Graf Andrea Vitellozzo Tamare : Christopher Maltman
Lodovico Nardi : Alastair Miles
Carlotta Nardi : Catherine Naglestad
Alviano Salvago : John Daszak
Guidobaldo Usodimare : Matthew Grills
Menaldo Negroni : Kevin Conners
Michelotto Cibo : Sean Michael Plumb
Gonsalvo Fieschi : Andrea Borghini
Julian Pinelli : Peter Lobert
Paolo Calvi : Andreas Wolf
Capitano di giustizia : Tomasz Konieczny
Ginevra Scotti : Paula Iancic
Martuccia : Heike Grötzinger
Pietro : Dean Power
Ein Jüngling : Galeano Salas
Dessen Freund : Milan Siljanov
Ein Mädchen : Selene Zanetti
1. Senator : Ulrich Reß
2. Senator : Christian Rieger
3. Senator : Kristof Klorek
Diener : Milan Siljanov
Kind : Solist/en des Tölzer Knabenchors
Ein riesiger Bürger : Milan Siljanov
Dienerin : Niamh O’Sullivan
1. Bürger : Gintaras Vysniauskas
2. Bürger : Tobias Neumann
3. Bürger : Burkhard Kosche
Vater : Yo Chan Ahn
Mutter : Ida Wallén
1. Jüngling : Thomas Briesemeister
2. Jüngling : Oscar Quezada
3. Jüngling : Sebastian Schmid
Kinderchor : Kinderchor der Bayerischen Staatsoper
Bayerisches Staatsorchester
Chor der Bayerischen Staatsoper
Bayerische Staatsoper – Munich, 1er juillet 2017

Die Gezeichneten est rare sur les scènes : on a vu l’œuvre à Amsterdam et à Lyon récemment. Et pour marquer l’événement, non seulement la production ouvre le Festival de Munich 2017, mais c’est Ingo Metzmacher, pour sa première fois dans la fosse du Nationaltheater, qui est au pupitre. Enfin, pour parfaire l’opération c’est Krzysztof Warlikowsli qui met en scène, pour sa troisième production munichoise après Eugène Onéguine et Die Frau ohne Schatten

 

L’œuvre de Schreker créée le 25 avril 1918 à l’Alte Oper de Francfort est à peu près contemporaine de Die Frau ohne Schatten (créée à Vienne en 1919) qui compose le week-end inaugural du Festival de Munich 2017 et fut un vrai succès des scènes allemandes, avant de disparaître, emportée par le nazisme à cause des origines juives de son auteur. Comme la plupart des œuvres de la période, elle ne s’en releva pas. Il faudra attendre 1979 pour que Michael Gielen la remonte à Francfort. Mais elle fut peu reprise, et ce n’est que ces dernières années, depuis 2010 environ que les théâtres en mal de répertoire neuf l’on proposée dans leur programmation. L’histoire inspirée d’un drame de Frank Wedekind, Hidalla (1904), avait fait l’objet d’un livret écrit par Schreker pour Zemlinsky en 1911, mais que finalement Schreker décida de composer lui-même. L’œuvre fut terminée en 1914 et publiée en 1915.
L’histoire est celle d’un gênois, Alviano, dont la laideur repoussante empêche d’avoir une vie ordinaire et d’être aimé, qui par compensation(?) décide d’offrir à ses concitoyens une île idéale, Elysium, qui devrait être la concentration de tout ce que la terre compte de beautés artistiques. Mais à son insu cette île sert de lieu de débauche de la jeunesse aristocratique locale qui fait enlever des jeunes filles de bonne famille pour les mettre au service de leur plaisir. Quand Alviano exprime le désir de donner l’île à la ville de Gênes, tous prennent peur.
Lors d’une fête, il rencontre Carlotta, la fille du Podestat, qui a repoussé Tamare, l’organisateur des orgies, et qui veut se venger : elle est au contraire intéressée par Alviano, parce qu’elle est peintre et qu’elle veut peindre la beauté intérieure et s’abstraire de la beauté extérieure.
Lors des séances de pause, Carlotta déclare à Alviano son amour, mais celui-ci se refuse à la toucher, chacun réprimant des désirs masqués, que Tamare au troisième acte va réussir à déchaîner chez la jeune femme en l’emmenant sur l’île. Convertie au plaisir physique, elle dédaignera désormais Alviano, voudra mourir auprès de Tamare assassiné par Alviano, qui deviendra fou.
L’histoire mêle à la fois des problématiques typiquement freudiennes, le désir réprimé, la sublimation, mais aussi l’amour du monstrueux (thématique très ancienne des contes, si bien traitée par Madame le Prince de Beaumont dans La Belle et la Bête) mais aussi esthétiques qui se posent dans la question de la représentation du beau et du laid, et la question même de la représentation de ce qui ne se voit pas : comment l’art peut-il exprimer l’invisible ? La réponse en est peut-être la belle phrase de Gide « que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée ».
Ces thématiques s’entremêlent à un moment où l’expressionnisme domine certains pans de l’art et où la question du laid se pose comme une expression artistique paradoxale .
Warlikowski va essayer d’embrasser ces problématiques : le beau le laid, l’art, la représentation, le statut de l’artiste en tant que regard et en tant qu’objet : la présence en vitrine de différents corps vivants, dont celui ultime de Carlotta qui mourra en vitrine en est l’expression évidente rappel d’artistes qui jouent sur leur être et sur leur apparence, se donnent à voir en performer ou font de leur corps un objet à voir (Marina Abramović ou Orlan). Il en appelle aux comics (Art Spiderman et ses souris nazies)  aussi au cinéma, et notamment à ces films qui mettent en scène des monstres à commencer par Elephant Man de David Lynch, puisque l’Alviano de Warlikowski est physiquement calqué sur le héros du film,  et des monstres amoureux de jeunes filles ou jeunes femmes. Ainsi défilent Nosferatu, Frankenstein, Le Golem et le Fantôme de l’opéra : on aurait pu en trouver d’autres, on a cité la Belle et la bête, mais on aurait pu trouver aussi Notre Dame de Paris, voire Cyrano, dont la question de la beauté intérieure est centrale. La thématique littéraire est riche et très ancienne. Au-delà du monstre d'ailleurs, la question du genre n’est  pas évacuée non plus, avec ces danseurs/euses au genre indétectable qui précèdent l’entrée en scène de Carlotta au dernier acte, ni celle du machisme avec le ring de boxe : la scène du ring de boxe – machiste en diable ‑est à ce titre révélatrice de ces ambiguïtés : le mâle défend ses prérogatives . Bref, Warlikowski évoque ou cite nombre de questions encore aujourd’hui pas forcément résolues, faisant de cette boite noire une sorte d’aquarium de l’humain.

Mais voilà, malgré cette abondance de références explicites , la Bayerische Staatsoper a cru bon de publier sur les réseaux sociaux d’autres « clés » (sans doute consciente de la nécessité d’en donner), titres des films montrés, explication de la présence d’un peuple à tête de souris sur scène, venue d’une nouvelle de Kafka Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris, dernier récit de Kafka avant sa mort, qui traite de la question du pouvoir de l’art sur les hommes, de l’animalité et de l’humanité et de l’artiste comme bête de cirque. Évidemment Carlotta est à la fois l’artiste (la peintre qui ne peindra jamais de la soirée), mais aussi la cantatrice, et nous sommes les souris : le reflet de la salle dans un immense miroir en fond de scène (comme dans Iphigénie en Tauride) n’est évidemment pas là par hasard. Nous sommes dans une évidente complexité, avec un monde référentiel peut-être excessif

Ce qui fait problème dans ce travail n’est pas l’incontestable tenue esthétique de l’ensemble, ni même la réflexion dramaturgique qui au-delà de l’histoire racontée par Schreker prise au départ à Wedekind, pose la question de la fascination exercée par les monstres, et celle de la question de l’art dans le monde, ni même ce qu’on appellerait aujourd’hui la performance : ce qui pose question, c’est d’abord un système d’échos et d’intertextualité qui apparaît de mise en scène en mise en scène comme un « procédé », telle image renvoie à telle ou telle mise en scène antérieure, on vient de citer Iphigénie en Tauride, on pourrait aussi citer le Château de Barbe-Bleue, sans doute aussi les solutions scéniques de Malgorzata Szczęśniak ont elle un parfum de déjà-vu, même si l’idée de faire du décor une sorte de cabaret (avec bar) chéri des mafieux est assez séduisante. Mais au-delà même, il semble que du point de vue de la direction d’acteurs, certains moments n’aient pas été assez fouillés : le 2ème acte et la scène du portrait entre Carlotta et Alviano paraît interminable à certains moments, parce que ce n’est pas le moment le plus efficace au niveau dramatique, et parce que Warlikowski semble à court d’invention, parce qu’enfin la dramaturgie générale de l’œuvre n’est pas aboutie et sans doute pas toujours bien construite par Schreker lui-même. Le lendemain, Die Frau ohne Schatten paraissait sous ce rapport tellement plus riche, mais il y a là un livret – et quel livret !
Tout en étant particulièrement fléchée au niveau des références ; la mise en scène n’apparaît pas toujours claire, d’autant que l’œuvre n’aide pas non plus, avec ses moments plus longs et dilués, mais il reste que l’opéra mérite la scène et mérite mieux que l’oubli dans lequel il était tombé.
C’est Ingo Metzmacher qui dirige et sa direction notamment au tout début rend justice au raffinement de l’orchestration : sans être trop spectaculaire, Metzmacher exalte beaucoup les bois et les cuivres, soigne la couleur et suit attentivement le plateau. Je trouve cependant que tout en étant très précise, et souvent émouvante (le début !), la direction de Metzmacher ne laisse pas trop de respiration lyrique à ce travail, elle ne rend pas l’écho sensuel que cette musique cherche à transmettre, elle manque peut-être de souplesse et quelquefois d’éclat. Certes, le thème lui-même n’appelle pas au brillant, mais la musique de Schreker joue sur plusieurs claviers et la direction de Metzmacher semble n’en jouer qu’un seul, un peu « carré ». C’est incontestablement attentif et précis, mais cela manque de fantaisie : il faudrait pour cette musique un Armin Jordan,  un imaginatif, qui construise des images : Metzmacher avec toutes ses qualités reste en deçà, et c’est un peu dommage, même si cela reste un travail solide et parfaitement en place grâce à l’excellent Bayerisches Staatsorchester.
La distribution réunit la quasi-totalité de la troupe de Munich, c’est dire l’importance de la production, mais c’est dire aussi la qualité d’ensemble de ce travail, musicalement très ciselé, et il faut évidemment en gratifier l’attentif accompagnement du plateau par Ingo Metzmacher. Citons la Martuccia d’Heike Grötzinger et le Pietro louche du toujours excellent Dean Power, ou le très bon Andrea Borghini (Gonsalvo Fieschi) mais aussi Sean Michael Plumb dans le rôle de Michelotto Cibo. En fait, beaucoup de personnages traversent l’action, qui reste concentrée autour de cinq ou six protagonistes, Le Duc Adorno, le Podestat, Alviano, Tamare, et Carlotta.
Tomasz Konieczny est le duc Adorno, avec cette voix sonore, sa diction impeccable, sa belle projection. La partie ne permet pas toujours d’exalter les réelles qualités du chanteur, mais il est doué d’une réelle expressivité, et sait rendre l’ambiguïté du personnage, pris entre son rôle de juge suprême et sa volonté de protéger la fine fleur de son aristocratie, un autoritarisme de façade en quelque sorte, mais toujours une évidente élégance du chant et de l’incarnation. Il incarne aussi le capitaine au dernier acte.
Belle présence pour Alastair Miles dans le Podestat, toujours stylé, toujours convaincant , un chanteur élégant de grande tradition anglo-saxonne, mais c’est incontestablement Christopher Maltman qui se détache dans ce trio de basses ou barytons-basses : l’extraordinaire présence scénique, l’expressivité, la couleur font du personnage de Tamare, amoureux de Carlotta le personnage central, l’âme la plus noire et peut-être la plus torturée de tous. Une fois de plus, Maltman démontre être l’un des meilleurs représentants de cette génération, on aimerait l’entendre dans certains rôles wagnériens où il devrait exceller (Alberich ?). Il propose et c'est peut-être le seul, une véritable incarnation.
John Daszak trouve en Alviano sans doute l’un de ses meilleurs rôles. Ce chanteur qui n’est pas toujours expressif réussit à convaincre dans ce personnage à la Elephant Man, il réussit à être émouvant, voire pathétique, à mi-chemin entre le ténor dramatique et le ténor de caractère dont il a quelquefois la couleur, et à afficher toujours une vraie présence vocale et scénique, dès le début d’ailleurs lorsqu’il entre couvert de ce linge qui masque son visage. La longue scène avec Carlotta du deuxième acte est très bien menée, et les scènes finales particulièrement fortes. A noter aussi l’excellent début du troisième acte : il y dit un texte de Schreker où celui-ci s’autodéfinit d’une manière très proche de ce que Warlikowski fait de l’œuvre, comme si sa mise en scène illustrait le propos-même du compositeur.
Carlotta, laide en elle et belle sur elle, à l’inverse d’Alviano, est chantée par Catherine Naglestad. Ce personnage de peintre ne peint pas une seconde dans cette mise en scène, mais évolue dans une sorte de monde de la performance permanente. La voix est solide, claire, la diction impeccable. Il manque cependant de la couleur dans ce chant et surtout de la sensualité : la prestation est sans nul doute de très honorable niveau. Mais rend-elle justice au rôle ? On ne sent pas du tout d’ambiguïté, à peine une évolution dans un personnage qui masque son désir pour le découvrir ensuite, et en être emporté. Cette évolution ne se sent pas suffisamment. Cela manque de chair dans un rôle qui n’est que cela.
Au total, une production pour laquelle la Bayerische Staatsoper n’a pas lésiné sur les moyens, d’un incontestable niveau, mais qui laisse un sentiment d’insatisfaction. On reste admiratif du travail éminemment approfondi de Warlikowski et Metzmacher, et un peu déçu au total par le résultat. Au-delà de la redécouverte de l’œuvre, si singulière, Die Gezeichneten est-il un opéra aussi fort et aussi bien construit qu’on le dit ?

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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3 Commentaires

  1. La clé de lecture de votre papier est pour moi dans les trois dernières lignes : est ce vraiment un aussi important opéra.
    Je ne l'ai pas vu la même représentation que vous, mais il me semble que les critiques que vous portez aux interprètes vont au delà d'eux mêmes, mais à l'oeuvre même.
    J ai trouvé moi même la direction et tous les chanteurs exceptionnels mais l'oeuvre très mal construite, on s'ennuie ferme à certains moments et vous avez raison c'est un highlight de Warlikovski plus qu'une vraie création.
    En plus le voir à 24 heures d' intervalle de la frau ohne shatten dirigée par Petrenko n'aide pas.…

  2. Un opéra avec des longueurs en effet, dont la musique semble hésiter entre Straus et Puccini. Une mise en scène de Warlikowski toujours intéressante mais avec une impression gênante de Warlikowski déjà vu. Mais nous sommes à Munich, donc un très bel orchestre et un plateau de chanteurs très bons menés par un Christopher Maltman passionnant.
    Pour nous un spectacle en forme d'entraînement avant un Tannhauser d'anthologie.

  3. Votre commentaire est fouillé et intéressant. Nul doute que Metzmacher a été remarquable : inoubliable fut sa direction du Ferne Klang à Bruxelles en 1988.
    Pour le metteur en scène, je ne me fonde que sur son hideux travail naguère à l'opéra Bastille, à juste titre copieusement conspué, pour le Roi Roger.
    Très attaché à l'œuvre de Franz Schreker, où je ne trouve aucune longueur, sinon dans les versions charcutées présentées à Salzbourg en 1984 et ces dernières années, je ne me déplacerai plus pour assister aux élucubrations de K. W.

    W

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