Georges Bizet (1838–1875)
Les pêcheurs de perles (1863)

Direction musicale:Daniel Barenboim
Mise en scène : Wim Wenders
Décors : David Regehr
Costumes : Montserrat Casanova
Vidéo :  Donata Wenders & Michael Schackwitz
Lumières : Olaf Freese
Chef des choeurs : Martin Wright
Dramaturgie : Detlef Giese

Leïla : Olga Peretyatko-Mariotti
Nadir : Francesco Demuro
Zurga : Gyula Orendt
Nourabad : Wolfgang Schöne

Staatskapelle Berlin
Staatsopernchor

Staatsoper im Schillertheater, 24 juin 2017

Qui aurait cru que Daniel Barenboim aurait dirigé Les pêcheurs de perles de Georges Bizet, si Wim Wenders ne lui avait proposé l’œuvre pour sa première mise en scène d’opéra, production hautement symbolique puisque c’est la dernière au Schiller Theater après 7 ans de travaux à la Staatsoper unter den Linden. L’univers de l’opéra de Bizet est si étranger à l’univers habituel de Barenboim que tout cela semble un peu irréel.
C’est pourtant ce qui s’est passé à Berlin en ce 24 juin, et du même coup, cette production fait plus pour
Les pêcheurs de perles en une soirée que tant de productions ailleurs, tant elle est réussie.

L’œuvre est rare en France, encore plus en Allemagne, et sa programmation par la Staatsoper de Berlin, à l’occasion de la première mise en scène d’opéra de Wim Wenders, dirigée par Daniel Barenboim en personne a provoqué la ruée des demandes de places.

C’est en effet Wim Wenders, à qui Barenboim proposait une mise en scène, qui a indiqué Les Pêcheurs de perles, parce que l’opéra de Bizet (1863, douze ans avant Carmen) l’avait marqué dans sa jeunesse en Californie, où il écoutait en boucle dans un Juke box l’air de Nadir et le fameux duo Nadir-Zurga. Barenboim s’est plongé dans la partition et a accepté la proposition.
Le danger des Pêcheurs de perles, c’est évidemment le kitsch : l’opéra se passe à Ceylan et entre les palmiers et les prêtres brahmanistes, il est aisé de glisser vers un pittoresque très « Opéra Comique » qui dessert sans doute la vision qu’on a habituellement de l’œuvre.
Une œuvre singulière, avec un chœur énorme et quatre personnages seulement dont trois protagonistes : le fameux triangle amoureux, deux amis à la vie à la mort amoureux de la même femme, une prêtresse qui a fait vœu de chasteté.
Wim Wenders et son décorateur David Regehr ont débarrassé l’imagerie de tout kitsch : scène vide, dominée par le noir, des projections très sombre (des vagues, quelques palmiers vus en ombres très évocatoires, des nuages signées Donata Wenders et Michael Schackwitz) et une plage de sable, quelques fumées, des costumes intemporels, mais le chœur porte notamment au premier acte une couleur jaune-safran, couleur dominante dans l’hindouisme, liée à la divinité. Habits safran, cheveux roux, ambiance lumineuse qui tranche sur le noir ambiant.
Ce qui caractérise le spectacle, ce sont des images sublimes, des éclairages soignés, une très grande simplicité, et des déplacements, des gestes qui rappellent étrangement un univers à la Pina Bausch. Wenders construit un spectacle très dépouillé, qui laisse sa place au drame ; un univers qu’on retrouverait volontiers dans Tristan und Isolde voire le Ring (on se souvient qu’avant Castorf, Wenders avait été sollicité par Bayreuth pour le Ring et que le projet avait capoté pour des questions liées aux reprises vidéo du spectacle).
Ce qui frappe également, c’est le tempo de la production, en parfaite adéquation fosse-scène. Il y a un lien entre l’image et la musique qu’on entend qui peu à peu construit une sorte de système d’écho poétique. Les images  visuelles trouvent un sens dans la musique qui émane de la fosse, particulièrement subtile.
Certes, nous sommes à des antipodes du Regietheater, Wenders ne propose pas de « lecture », ne cherche pas dans cette histoire des liens avec le religieux ou le politique, il s’en tient aux éléments du livret et ne fait que construire un système d’évocation, même un peu suranné, sans jamais donner dans un réalisme qui ici n’aurait sans doute pas lieu d’être. Ce qui l’intéresse, c’est l’inscription de l’histoire dans un système imagé, projection de l’impression produite par la musique, où les personnages existent certes, mais presque lointains et à la limite de l’immatériel (voir l’utilisation du voile de Leïla, subtil et angélique souvent, jeté aussi rageusement lors des moments les plus dramatiques).

L’absence de réalisme des costumes (de Montserrat Casanova) accentue aussi cette impression, le costume ocre de Nadir, à la fois élégant et totalement ailleurs, celui noir de Zurga et le voile blanc de Leïla donnent  singularité et identité aux  personnages dont le statut est désigné par le costume. Nadir, voyageur, lumineux, Leïla, blanche et pure, invisible et visible, Zurga, tout en noir, le pouvoir et la rigueur.
On notera aussi des images fortes et très particulières : l’entrée de Nourabad, qui semble émerger des nuées tel Wotan dans Walküre, constituent une sorte d’image wagnérienne presque épique qui inscrit l’histoire dans une ambiance de légende lointaine ou presque primaire.
Chacun pourtant n’est pas ce qu’il paraît et le jeu du drame est de travailler sur être et apparence, sur le tissage subtil des relations amicales et des rivalités, où le personnage de Zurga apparaît le plus complexe, mais aussi le plus mûr. Nadir et Leïla apparaissent plus « légers » (ténor et soprano !) Zurga plus consistant. Et cela se ressentira dans le chant.
Wenders inscrit tout cela de manière subtile, dans un cadre qu’il veut volontairement à la fois très évocatoire, mais plongeant aussi dans une tradition de l’opéra qu’on croirait disparue : on ne dirige plus un chœur aussi nombreux ainsi, une masse compacte prenant tout l’espace scénique face à la fosse, certes avec des éclairages qui différencient les groupes, mais qui reste dans une gestique fruste désormais rare sur nos scènes.
Il en est de même pour la conduite des acteurs assez minimaliste elle aussi et des gestes : les chanteurs sont un peu laissés à eux-mêmes, et reviennent à leurs attitudes traditionnelles, aux fondamentaux dirait-on…Mais dans le cas de Leïla, c’est encore plus appuyé, avec ses faux gestes de prière presque chorégraphiques, ses mains au-dessus de la tête comme on le voit dans des reliefs asiatiques, quelques volutes des bras qui se veulent légèrement orientalisants.
Un être aussi fin que Wenders a sans doute perçu cette tension et ce jeu un peu passéiste, mais s’est refusé d’intervenir, voulant sans doute laisser cette impression de distance entre la scène, l’histoire et nous, ce mode à la fois vieillot et ces images techniquement impeccables qui se rencontrent, et au total, qui font ressortir une sorte de suavité, de douceur poétique, d’apaisement, de lointain rêvé qu’on n’avait pas vu depuis longtemps à la scène, marqué par une grande cohérence et tout de même une grande rigueur. J’ai la secrète conviction que le vieillot est voulu, et qu’il y a une sorte de volonté d’aller chercher quelqu’Eden perdu de la jeunesse, quelque vert paradis des amours enfantines, au fond de l’œuvre de Bizet.

Impossible de juger de ce travail indépendamment du travail musical éminent sur une œuvre si peu jouée, sans aucun français sur le plateau composé d’une chanteuse russe, d’un ténor italien, d’un baryton hongrois et d’une basse-baryton allemand qui tous ont travaillé avec une précision et une rigueur assez notable sur la clarté de la diction.
Wolfgang Schöne était Nourabad, le chanteur fut naguère grand, et son timbre un peu éteint et sa projection un peu problématique n’empêchent pas une composition notable : il est un personnage, à la fois paternel et menaçant, une silhouette forte. La dernière partie où il a l’essentiel de ses interventions est plus convaincante.
Francesco Demuro était Nadir, une voix très claire, et très fine pour un rôle qu’on envisage un peu plus ferme. La technique est impeccable : le monologue Je crois entendre encore, fait de notes filées et d’extrême tension vocale est magnifique d’émotion et de retenue, le timbre est clair, la diction très correcte, la projection idéale. En ce jour de première, il a eu un peu de difficultés avec les aigus initiaux, serrés, difficiles, mais ensuite, la voix s’échauffe et la fin du premier acte et tout le second sont vraiment remarquables de jeunesse, de fraîcheur et d‘expression. On redécouvre ici un chanteur plutôt discret, avec une jolie personnalité et des qualités notables de contrôle et d’élégance.
Leïla est Olga Peryetatko-Mariotti. Cette spécialiste des rôles rossiniens a les qualités pour un rôle aigu, très technique : la diction n’est pas toujours claire, mais la projection est belle, les aigus bien maîtrisés, la fluidité notable et l’expressivité sans failles. Quelques trilles prises avec un tempo lent sont un tantinet difficiles, mais la composition est vraiment convaincante et surtout marquée par une belle personnalité scénique. Nul doute qu’elle devient ipso facto la Leïla du moment, avec un chant plus mûr que celui d’un soprano léger et les ressources d’un lyrique, plus consistant et plus maîtrisé.
La plus grande découverte, c’est le Zurga de Gyula Orendt, jeune chanteur hongrois en troupe à la Staatsoper de Berlin : pourquoi aller chercher ailleurs quand on a l’excellence chez soi ? Ce chant est dès le départ habité,  dès le départ émouvant,  avec un très grand sens des nuances, une diction parfaitement maîtrisée, une voix parfaitement posée et un art de l’expression vraiment notable.
Son monologue initial de l’acte III (l’orage s’est calmé), tout en intériorité, tout en humanité est une très grande réussite, avec une belle projection des aigus. Il n’y aucun doute pour moi, voilà un chanteur qui entre immédiatement dans les barytons qui doivent compter : une telle prestation dans un rôle difficile et rare est simplement exceptionnelle.
Le chœur dirigé par Martin Wright, qui n’a pas toujours la diction très claire, a été impressionnant d’expressivité, sachant faire ressentir les nuances, sachant marquer aussi sa force. Un exemple de professionnalisme et de maîtrise.
Enfin, dernière surprise dans une soirée qui en a compté, c’est la direction de Daniel Barenboim aussi éblouissante que difficile à imaginer quand on fait référence au répertoire lyrique et symphonique habituel de ce chef aujourd’hui, essentiellement wagnérien ou brucknérien, même s’il fréquente aussi Mozart et Schubert. Qui pouvait imaginer qu’un chef de cette trempe s’intéressât à cette œuvre un peu oubliée de Bizet aujourd’hui, poussé par le mythe personnel d’un metteur en scène nostalgique ?
Daniel Barenboim est un véritable artiste, aux réactions surprenantes quelquefois et qui peut varier d’un jour à l’autre l’approche d’une œuvre, les musiciens le savent, mais pour Les Pêcheurs de perles, il a d’abord voulu s’inscrire directement dans la vision de Wenders, et dans cette poésie éthérée et un peu lointaine que les belles images du spectacle suggèrent : il allège au maximum le son, l’orchestre (à l’effectif relativement léger, au contraire du chœur) est quelquefois à peine perceptible, il fait partir le son de très loin, en contrôlant le volume en permanence au début notamment et en privilégiant l’écoute des instruments qui vont créer une ambiance, dessiner un univers, comme les harpes toujours fortement mises en valeur.
Ce qui frappe également, c’est le lyrisme, c’est la douceur, c’est la suavité de certains moments sans que jamais la fosse ne couvre le plateau : dans un théâtre au rapport scène-salle-fosse si rapproché, le chef va privilégier l’expression de l’intime et va accompagner les chanteurs sans jamais leur voler la vedette, sans jamais chercher à être protagoniste, cherchant à accompagner de la manière la plus subtile et délicate l’ensemble du plateau, même les forte, les moments les plus dramatiques restent contrôlés. La direction du duo Au fond des golfes clairs, le moment le plus connu de la partition, est retenue, laisse les voix s’épanouir : on pourrait imaginer un orchestre plus présent, plus appuyé, mais il est ici un accompagnateur discret, avec à la fois intensité et sens poétique.
A vrai dire, cette direction est bluffante et permet de jeter un regard neuf sur l’œuvre et surtout le raffinement de son orchestration, Barenboim cherche à la rendre d’une limpidité rare et en faire voir tous les éléments et toute les trouvailles qui indiquent le génie de Bizet . Autant dans Carmen, tout en exaltant de la même manière les raffinements de la partition, Barenboim exaltait aussi les moments symphoniques, autant ici il travaille sur une ambiance presque chambriste. Mais ce qui frappe, c’est surtout le travail de tissage entre la scène et la fosse, la couleur de l’orchestre correspondant aux couleurs et aux ambiances, des moments les plus lyriques aux tempêtes, il y a parfaite adéquation entre ambiance sonore et visuelle dans la tradition, comme dit plus haut de correspondances presque baudelairiennes. C’est ici le concept de Gesamtkunstwerk qui est appliqué, et avec quelle réussite, sur une œuvre que tous considèrent comme secondaire aujourd’hui, et dont cette production vient de rappeler l’intérêt.

Comme l'ont rappelé Jürgen Flimm et Daniel Barenboim lors de la fête qui a succédé à cette première, où traditionnellement tout le public est invité, c'était la dernière production nouvelle au Schiller Theater, une aventure qui a duré les sept ans qu'ont duré les travaux complexes et discutés de la Staatsoper, et qui a donné à ce très beau théâtre une vie et un charme fait de simplicité de familiarité et presque d'intimité que le cadre plus somptueux de la Staatsoper ne permettra pas. Bien sûr, le travail était sans doute plus difficile pour les personnes, mais le spectateur s'est habitué et a assez vite apprécié l'ambiance toute particulière qu'a réussi à y installer l'équipe dirigeante du théâtre. C'est non sans nostalgie qu'on va laisser Bismarckstrasse et retrouver Unter den Linden et Bebelplatz : Berlin doit trouver un très beau rôle au Schiller Theater.

 

 

 

 

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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