Wrocław, du 19 au 21 mai 2017

Entre le célèbre Automne de Varsovie et le plus modeste et récent « Festival of Premieres » de Katowice, entièrement consacré à des créations de compositeurs polonais, la biennale Musica Electronica Nova de Wrocław s’est installée dans le paysage de la musique contemporaine et a aujourd’hui gagné en notoriété. Alors que son nom pourrait laisser imaginer un festival dédié aux performers de la scène électro, elle rassemble plutôt musique acousmatique et musique mixte, et a largement mis en valeur le rapprochement de la musique et de l’image.

Lorsque la compositrice Elzbieta Sikora – bien connue en France où elle réside depuis 1981 – a pris en 2011 la direction artistique de MEN, elle avait pour but d’amener l’électronique dans les grandes salles de concert, but qu’elle peut se féliciter d’avoir atteint. Comme elle aime à le rappeler, elle est considérée en France comme une compositrice polonaise et en Pologne comme une compositrice française, ce qui lui a d’ailleurs parfois valu le reproche de trop franciser la biennale. Si ce double héritage culturel dont elle est porteuse n’est probablement pas étranger au choix du thème de l’édition 2017, « identité », c’est surtout l’observation de musiciens dont les démarches échappent de plus en plus aux caractérisations univoques qui a retenu son attention, alors qu’elle réfléchissait déjà, il y a deux ans, à son prochain fil rouge. En filigrane, un discret message politique affleure aussi : « Aujourd’hui en Pologne, ça peut être bien de montrer que l’identité peut être multiple et qu’il ne faut pas avoir peur d’aller chercher ailleurs, de regarder vers d’autres horizons pour éviter un repli sur soi. »
Le fait que MEN soit aujourd’hui une émanation du Narodowe Forum Muzyki (Forum National de Musique), dont le directeur Andrzej Kosendiak est également le directeur général de la biennale, a contribué à sa visibilité : récemment construit, le bâtiment du NFM est non seulement une remarquable réussite architecturale, mais aussi un outil au très grand potentiel (4 salles de concert, la salle principale offrant une jauge de 1800 places), pensé de façon résolument moderne et modulable.

Lorsqu’Elzbieta Sikora a évoqué l’idée de présenter pour l’édition 2017, cinquième et dernière édition sous sa direction artistique, une de ses pièces avec électronique, Andrzej Kosendiak a souhaité impliquer l’orchestre du NFM et commander une nouvelle pièce : « écrivez-moi une pièce pour tout le bâtiment ! »
On retrouvait en effet ce lapidaire cahier des charges dans l’œuvre spectaculaire qui ouvrait le festival. Enchaînées pour l’occasion, Sonosphère III et Sonosphère IV, qui peuvent cependant être jouées isolément, auront peut-être d’abord suscité l’interrogation du public, sinon sur leur identité, du moins sur leur genre : une impressionnante fanfare jouée par six cuivres naturellement spatialisés dans les coursives et les escaliers de l’immense hall d’accueil du bâtiment

semble tout d’abord tenir de la signalétique sonore. Ce happening sonore au statut encore ambigu ne suffit pas à mettre un terme au brouhaha d’un public non statique, qui perçoit pourtant le signal subliminal – une séquence électronique tuilée un peu plus tard à la fanfare – l’invitant à gagner la grande salle. Là, un orchestre et un chef sont déjà en place, jouant en boucle et de façon très discrète un accord dont l’intensité augmente graduellement. L’extinction des feux indique le début effectif de la pièce, mais c’est surtout le signal énergique des deux percussionnistes, eux aussi spatialisés dans la salle, qui le rend effectif. Cette « sonosphère », à prendre littéralement comme la volonté de créer un espace sonore sphérique implique, outre les mêmes cuivres que ceux de la fanfare, disposés sur les balcons de la salle – miroir a posteriori de l’Intrada d’accueil –, un dispositif électronique conçu à l’Ircam en collaboration avec Sébastien Naves. Plutôt qu’une pyrotechnie tapageuse, c’est une subtile combinaison du traitement des sons acoustiques (seuls sept instruments sont traités) et de leur spatialisation qui a été retenue, de sorte que le son de l’orchestre, qui domine largement, donne effectivement l’impression d’être projeté dans un large volume acoustique, même si la simulation précise d’une sphère relève de l’utopie. Indépendamment de son extension spatiale par les haut-parleurs, l’écriture orchestrale de Sikora produit des textures statiques, des masses et des émergences, mais aussi un discours incisif qui repose autant sur des figures de type crescendo/cut que sur une tension expressionniste des cordes. La rencontre du très énergique chef américain David Fulmer et du NFM Wrocław Philharmonic est particulièrement efficace, et on apprécie la réactivité de cette formation dont la consistance des cordes, fusionnante et puissante, est assez proche de celle des orchestres allemands. Alors qu’une partie de ces caractéristiques semblent vouloir révéler le versant plutôt polonais de l’esthétique de Sikora – dont le magnifique Interlude pour orchestre (1989) de Lutosławski, choisi pour compléter la première partie du concert, peut être lu comme un indice – l’orchestration rendue brillante par le recours fréquent aux aigus incisifs (notamment piccolo, trompette et xylophone en tremolo) ainsi que les textures plus magmatiques d’une Sonosphère IV plus chargée en traitements électroniques, renvoient davantage, quoique de façon diffuse, à des pratiques plus françaises.
Mais l’invité principal de ce week-end d’ouverture est John Zorn, dont le profil artistique polymorphe cadre parfaitement avec la thématique de l’année en même temps qu’il est susceptible de mener vers le festival un public plus large, problématique devenue quasi universelle. Pour qui ne connait le musicien américain que par son activité de jazzman ou ses albums plus proches d’une pop music éclectique, ses compositions écrites peuvent surprendre. On découvre dans Orphée (2014), qui ouvre la deuxième partie du concert, un compositeur surfant sur les emprunts stylistiques, et le début de la pièce pour petit ensemble ressemble à la Sonate pour flûte, alto et harpe de Debussy – d’ailleurs explicitement citée un peu plus tard – qu’aurait revisitée Boulez, avant que n’intervienne un passage plus planant où les boucles évoquent, sophistication des processus de transformation en moins, celles de Steve Reich. Jouée avec beaucoup de dynamisme par un petit groupe de musiciens de l’orchestre, cette pièce reste la plus digeste de cette seconde partie, même si l’apport électronique de la performer japonaise Ikue Mori, qui consiste principalement en des pépiements synthétiques, apparaît comme une pièce rapportée. Oscillant entre expressivité postromantique et expressionniste, le concerto pour violon Conte de Fées (1999) draine un pathos assez vite envahissant même si plusieurs plages plus allégées laissent mieux respirer le violon, au demeurant superbement projeté par Christopher Otto. L’utilisation de deux éoliphones que l’on croirait sortis d’une tempête de Rameau semble bien anecdotique. Bien davantage encore, le discours fragmentaire, certes intentionnel, de Suppôts et Suppliciations (2012), véritable concerto pour orchestre, ne tarde pas à se perdre dans une abondance d’idées avortées et ponctuées par force déflagrations. Faute d’être suffisamment canalisé, l’appréciable potentiel énergétique de cette pièce, transmis sans déperdition par l’Orchestre Philharmonique du NFM, se disperse en une longue somme de fragments.
Plus tard dans la même soirée, à minuit en l’église réformée de la Divine Providence, John Zorn entame à l’orgue une performance, improvisant sur des thèmes de son album fleuve Hermetic Organ. Le décor vaut le détour : église de forme elliptique – la musique, quant à elle, ne l’est pas du tout – entièrement peinte d’un blanc très frais, et rehaussée par une scénographie lumineuse incluant même quelques sulfureuses dispersions de brume artificielle. La musique est à l’avenant, passablement kitsch, entre Nosferatu et messe gothique. Zorn badigeonne de larges aplats modaux, dix minutes de dorien entrecoupé d’un peu de lydien, cinq minutes orientalisantes de hijaz, plaque beaucoup d’accords qu’il renouvelle graduellement par des glissements partiels, et délaisse curieusement les claviers lorsqu’il fait parler le pédalier. Ikue Mori, invitée à former un duo avec l’organiste, confirme sa prédilection, monomaniaque pendant ce week-end, pour le naturalisme aviaire et les auras scintillantes. Et pourtant, si la musique en soi laisse perplexe, la situation relève pleinement de ce type d’expérience que l’on peut attendre d’un festival, avec ses risques et ses fantaisies, et laisse finalement un bon souvenir.
Ses compositions pour le Gnostic Trio (le guitariste Bill Frisell qui gagne à être entendu dans ses propres compositions, le vibraphoniste Kenny Wollesen et la harpiste Carol Emanuel), révèlent une autre de ses facettes musicales. Le John Zorn planant a certes des vertus apaisantes, mais cultive une musique d’ambiance aux schémas harmoniques simplistes et sporadiquement teintés de clichés asiatisants ou orientalisants. Les pièces électroniques associées en seconde partie de soirée aux films expérimentaux de Harry Smith, qui peignait avec une rare minutie les images directement sur la pellicule, instaurent une intéressante relation globalisante entre musique et image, qui échappe à la tentation illustrative. Dans la série des Early abstractions (1946–57/1964) de Smith, certains moments psychédéliques donnent lieu à un bariolage spectral assez efficace mais trop peu évolutif. On retrouve par moments la poésie des lanternes magiques, que les sons un peu datés des pièces de Zorn diffusées par Ikue Mori reflètent d’une façon insolite et touchante.
Présentée dans le bâtiment du NFM, l’installation de Maciej Markowski prend la valeur symbolique d’une passerelle tendue vers la biennale WRO, grande sœur notoire dans le monde des arts multimédia. Pour sa Mute Music, Markowski a enfermé avec le concours d’un ingénieur deux haut-parleurs suspendus à des ressorts dans un tube en plexiglas

Grâce à la pression négative créée par une pompe dissimulée dans le socle, le mouvement des membranes des haut-parleurs devient visible, d’autant qu’il est paraphrasé par le mouvement des vu-mètres. Il correspond à des fréquences graves produites par… un enregistrement de la pièce Dark River de Zorn (album Redbird, 1995), écrite pour quatre grosses caisses. Il y a quelque ironie dans le fait que cette musique, probablement l’une des plus radicales du compositeur américain parmi celles proposées lors de ce week-end d’ouverture, soit condamnée au mutisme pendant que le public a tout loisir d’observer l’émission d’un son qui n’atteindra jamais ses tympans. Alors que Zorn s’était inspiré pour une partie de cet album des œuvres de la peintre minimaliste canado-américaine Agnès Martin, Markowski souligne avec une pointe de malice que grâce son intervention, Dark River retourne au visuel.

Pierre Rigaudière
Collabore en tant que critique musical au magazine Diapason depuis 2001 et L’Avant-Scène Opéra depuis 2009. Il est par ailleurs l’auteur du « Parcours de l’œuvre » de nombreux compositeurs pour la base « Brahms » de l’Ircam. En tant que producteur à France Musique, il a fait partie entre 2009 et 2016 de l’équipe des « Lundis de la contemporaine », émission pour laquelle il a réalisé de nombreux reportages et portraits de compositeurs. Il est titulaire d’une agrégation de musique et d’un doctorat de musicologie (Ircam/ehess), et enseigne en tant que maître de conférences à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.
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