Erich von Stroheim
de Christophe PELLET

Mise en scène de Stanislas NORDEY

 

Collaboration artistique : Claire Ingrid Cottanceau
Scénographie : Emmanuel Clolus
Lumière : Stéphanie Daniel
Son : Michel Zurcher
Vidéo : Claire Ingrid Cottanceau, Stéphane Pougnand
Décor et costumes : ateliers du Théâtre National de Strasbourg

 

Avec Emmanuelle BEART, Thomas GONZALEZ, Laurent SAUVAGE en alternance avec Victor de OLIVEIRA

Durée : 1h35

Mardi 9 mai 2017 au Théâtre du Rond-Point (Paris)

Un trio qui se décompose dans le sexe. C’est la matière séminale de la nouvelle mise en scène de Stanislas Nordey au théâtre du Rond-Point sur un texte de Christophe Pellet.

 

Alors que la salle Renaud-Barrault du théâtre du Rond-Point se remplit doucement (très doucement), un corps nu s’agglutine, se ramasse, se tortille sur un siège velouré. Anatomie brouillonne et alanguie comme dans une peinture de Lucian Freud ou de Balthus (version masculine) écrasée par deux panneaux photographiques cyclopéens, disposé en triangle, que l’on découvrira mobiles. Ce corps porte, on l’imagine, tout l’ennui du modèle antique dans les longues séances de pose. C’est un corps qui se laisse scruter dans le relatif silence que seul le placement des spectateurs vient troubler et qui rapidement laisse place aux mots. Ceux d’Arthur Schopenhauer (1788 – 1860), d’abord, sur le couple et dont la polarisation entre désir et ennui se trouve impeccablement symbolisé par cette anatomie offerte et lascive. Avec la parole, le corps devient dès lors acteur. On oublie les appendices qui remuent, les muscles qui bandent et on découvre l’Autre (Thomas Gonzalez), un inadapté épris d’absolu, un cœur pur né à la mauvaise époque, une époque « minable, juste minable » dira plus tard l’Un.

Justement, l’Un (Laurent Sauvage), c’est ce corps dégingandé qui met à disposition organe et orifices à la production d’œuvres pornographiques dans un quotidien réglé par la Trinité « uniforme, rudesse, bêtise ». Le désenchantement du monde est une vieille antienne, particulièrement dans nos sociétés post-modernes. L’Un cristallise ce désenchantement. Etranger à toute conviction, il participe à cette société en acceptant passivement sa violence. Notamment dans le couple qu’il forme (ou plutôt déforme) avec Elle (Emmanuelle BEART), working-girl S/M, enfermé dans une approche marchande et chronométrique du sexe.

Tous baisent entre eux, mais jamais ensemble. La pièce s’organise autour de ces confrontations : Elle avec l’Un, l’Un et L’Autre, Elle avec l’Autre. Ils n’ont pas de prénoms car ces corps-là sont devenus interchangeables. Il n’est point question de sexualités (au pluriel) ici. Christophe Pellet fait accéder ses personnages à une forme de métasexualité transcendant les catégories. Homo, hétéro, polysexuel, bi. Le corps est ce réceptacle insatiable. Un trou n’est qu’un trou. Trivial. Implacable. Clinique. A force de se vider, le corps se dépossède lui-même. « Mon corps ne m’appartient pas » regrette l’Un. A l’acte répétitif de la baise répond celui des mots. S’opposent alors plusieurs conceptions de l’existence tandis que les histoires s’échangent comme les fluides corporels.

L’Autre, ses idéaux, sa pureté, son absence de compromissions (quoique), et sa façon d’imposer le « rien faire » en idéologie contestataire et de rupture, même s’il peut paraître présomptueux, frelate les conceptions utilitaires et mercantiles d’Elle. Une forme de Krypto-bite pour cette super-dominatrice, futuriste dans le renversement des codes homme/femme. « Du bavardage naissent les émotions, et toutes les multiples et réconfortantes formes d’humour » confesse-t-elle, abandonnant ses habits de despote du sexe. Mais à l’heure du choix et de la réponse aux injonctions sociales, c’est le couple et son implacable pragmatisme qui triomphe. « Je me suis compromise. C’est un compromis avec toi. Tu es la négation vivante de tous mes idéaux. Les couples névrotiques, ce sont les pires, pas moyen d’en sortir, un asservissement constant, un aveuglement, mais il faut bien nous reproduire, il le faut, alors on s’accouple » vocifère-t-elle à l’Un. Il faut un mort pour faire un couple conclut Christophe Pellet sans que l’on sache vraiment qui est ce mort. Elle qui « travaillera deux fois plus », l’Un qui accepte d’arrêter sa carrière, l’Autre, oublié, dérivant sur ses illusions et retournant à l’état de nature ou bien l’enfant à venir, futur supplicié ?

Comme d’habitude, c’est dans l’épure que Stanislas Nordey, le metteur en scène, arrive à distiller le trouble. Les panneaux mobiles, qui sont une photographie géante de Montgomery Clift (1920 – 1966) et Lee Remick (1935 – 1991) dans Le Fleuve Sauvage (1960) d’Elia Kazan (1909 – 2003), s’ouvrent et se referment (un peu comme dans « Tournez manège ») sur l’air « Mon cœur s’ouvre à ta voix » de Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns (1835 – 1921). Le mariage de ces deux évocations est hautement symbolique : d’un côté l’amour qui élève dans la grande tradition hollywoodienne (Le Fleuve Sauvage), de l’autre l’amour létal, castrateur (de cheveux) de Dalila qui trahira Samson après l’avoir séduit. Ce mouvement perpétuel d’ouverture et de fermeture, c’est aussi une image du couple qui exclut et se replie sur lui-même. Sorte de forme symbiotique qui se recentre, au moment du choix procréatif, sur deux entités, Elle et l’Un.

« Je me suis renseigné sur Erich von Stroheim : une vie de folie et de scandale » pérore l’Un. Mais que vient faire ici l’incandescent acteur-réalisateur austro-hongrois (1885 – 1957)? Pas grand-chose, on le comprend vite, si ce n’est patronner du haut de sa lubricité légendaire le triangle amoureux. Dans Hollywood Babylone, récit au vitriol de l’âge d’or d’Hollywood, Kenneth Anger révèle : « On apprit que pour une unique scène du même film (The Wedding March), Stroheim avait fait venir de Vienne une professionnelle du sadisme, spécialisée dans la pratique de l’ « araignée ». » Sadique, Elle l’est assurément. Dans sa façon de pratiquer l’acte chronométré (quart d’heure conventionnel compris) et de vomir ses doutes sur ses compagnons d’infortune. Emmanuelle Béart a le physique voluptueux de l’emploi. Son anatomie, sexuée et sexuelle, son port de tête princier, étouffe l’Un. Cet Un, c’est Laurent Sauvage. Avec sa diction musicale qui étire les dernières syllabes, ce slameur du théâtre offre à son cadavre, desséché par trop d’excès, un spasme d’énergie qui rend son personnage dérangeant, sale, perturbant non pas du fait de sa profession (pornographe) mais par cette attitude rock and roll dans la misère. Thomas Gonzalez, dépouillé de tout accessoire, bondissant, vulnérable comme son personnage, insuffle de l’enfantin à cette tragédie à trois voix. Et alors que l’esprit est littéralement sodomisé par ce qui est en train de se jouer et par les mots de ces trois comparses, résonne le « Réponds à ma tendresse ! » de Dalila. Oui, et la tendresse, bordel.

 

 

Florent Oumehdi
Diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence, il sillonne depuis son installation à Paris, en 2007, les cinémas de quartier, les théâtres et les salles de concert de la capitale. Journaliste depuis 2009, jonglant entre l’écrit, le son et la vidéo, il a déjà collaboré avec Modzik ou Arte Radio. Responsable d’une formation en journalisme, organisée par l’Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance et par le Centre de Formation des Journalistes, il est aussi pigiste régulier pour plusieurs médias dont le groupe l’Equipe et le Routard.

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