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Une atmosphère d’abord, celle de la Elbphilharmonie, une salle qui cultive une ambiance, avec de subtils jeux de lumières, y compris dans les parties publiques et les foyers attenants, des lumières variées et variables, en couleur comme en intensité. Dans la salle, le jeu des escaliers soulignés par des marches fortement illuminées rappelle Escher, qu’on avait déjà remarqué dans les foyers des différents niveaux (11 à 16) : la salle dans l’obscurité laisse ces escaliers illuminés comme une marque abstraite. Alors il ne faut pas s’étonner dans cette salle qui est son et lumière, qu’on ait invité la plasticienne rosalie (avec « r » minuscule) à accompagner l’exécution de la Symphonie n°8 de Mahler, « des Mille », par une sculpture lumineuse. rosalie n’est pas une inconnue des mélomanes, puisqu’elle fit les décors du Ring de Alfred Kirchner à Bayreuth (celui dirigé par James Levine entre 1994 et 1998). On a donc ajouté dans la salle sept gigantesques colonnes lumineuses suspendues épousant la courbe de la scène, donnant l’image de vitraux de chœur d’église que les couleurs variées et variables des lumières rappellent. Et du même coup, une ambiance est créée, assez chaude, assez enveloppante, qui va – un comble dans une salle pareille et avec une telle œuvre – créer des moments de retour à soi, de retour à l’intime qu’on n’attendait pas. La sculpture lumineuse (Lichtskulptur) de rosalie ne perturbe pas l’audition, ne distrait pas l’œil, elle contribue à une ambiance, sans vraiment envahir notre champ des perceptions, mais en même temps elle répond au texte du Veni creator spiritus (accende lumen sensibus) et à de nombreux autres moments qui demandent à Dieu d’éclairer les cœurs (O Gott, erleuchte mein bedürftig Herz). On pouvait sans doute s’en passer, mais sa présence n’est ni gênante, ni insensée, même si les colonnes lumineuses donnent une direction à la salle qui va sans doute gêner une partie des spectateurs placés derrière le podium ou de trois quart.
Malgré cela il est indiscutable que ce lieu est parfaitement à adapté à cette œuvre (ce qui n’est pas le cas de toutes les grandes salles de musique, Laeiszhalle à Hambourg même, mais aussi Lucerne par exemple dont l’exécution la saison dernière avait révélé des saturations acoustiques gênantes).
On commence à s’accoutumer à l’acoustique de la Elbphilharmonie, sans réverbération, certes, mais sans sécheresse non plus, et d’une précision surprenante. Pour une œuvre, notamment en sa première partie (Veni creator spiritus) qui quelquefois apparaît excessive, confuse, illisible par le rendu sonore, on peut affirmer que cette fois, rien n’est apparu ni excessif, ni illisible ni confus. Il en est de même pour les solistes, perdus dans la masse dont les voix risquent toujours d’être noyées dans le tsunami sonore, qui sont ici parfaitement audibles, placés entre l’orchestre et le chœur. Là encore, les voix ne sont pas toujours favorisées dans certaines grandes salles et on les entend ici très distinctement. Les conditions étaient donc réunies.
On peut discuter en revanche la concentration sur la première saison des deux œuvres parmi les plus monumentales du répertoire, la Symphonie de Mille et les Gurrelieder (en juin prochain) – sans compter Arche de Jörg Widmann lors des fêtes d’inauguration le 14 janvier dernier – qui va forcément rendre plus pâle la saison suivante : peut-être eût-il été plus judicieux de proposer les Gurrelieder la saison prochaine.
N’importe, le public a répondu en masse, un public varié, qui continue de découvrir le merveilleux bâtiment, et visiblement ravi d’être là, et de faire une triomphe à une entreprise qui a perdu son chef Kent Nagano, empêché par la maladie, et qui a su trouver un remplaçant de poids, Eliahu Inbal, grand mahlérien devant l’éternel, un vénérable parmi les chefs vivants, qui a repris le projet et réussi à en proposer une vision singulière et forte.
Ce qui frappe dans l’approche d’Inbal, c’est sa retenue ; c’est un veni creator spiritus monumental, mais pas écrasant, avec un orchestre qui n’essaie jamais de rivaliser en volume avec les chœurs en un pandemonium sonore. Au contraire, Inbal garde le sens de la mesure, pensant qu’il n’est pas utile de rien forcer, car la musique de Mahler parle d’elle-même. On a donc au départ un orchestre en mineure et presque en douceur, et un chœur en majeure, un chœur dont il faut souligner la performance, d’abord, l’excellent chœur de l’Hamburgische Staatsoper, dirigé par Eberhard Friedrich, qui est aussi chef du chœur du Festival de Bayreuth, et l’un des très grands Chormeister de la planète musicale, les Hamburger Alsterspatzen, chœur d’enfants de l’opéra de Hambourg, et le Staatlicher Akademischer Chor Latvija, chœur académique d’Etat de Lettonie, de très grande tradition. Les trois éléments produisent un son somptueux, clair aussi bien par la diction (le texte est bien audible) que par un volume maîtrisé, réussissant aussi à faire percevoir les nuances, les modulations et les raffinements de cette musique.
C'est d’abord la précision et la lisibilité qui emportent l'adhésion, aidées en cela par l’acoustique de la salle qui ne dissimule rien, c’est ensuite un vrai contrôle du volume, faisant entendre sans écraser ni étouffer. Au début du 2ème mouvement, qui commence par un adagio qui est le plus long moment orchestral de l’œuvre (noté poco adagio par Mahler) c’est au contraire le chœur qui chante en sourdine, et le mouvement est d’une très grande intériorité, un dialogue bois-cordes avec chœur, dominé par la flûte qui suspend le temps et change le profil de l’œuvre par un moment de retenue, mystérieux (intervention du chœur des « heilige Anachoreten »), c’est un moment d’extrême sensibilité, d’extrême douceur, qui s’enchaîne par l’intervention du baryton Kartal Karagedik, de la troupe de Hambourg, (Pater ecstaticus) au timbre particulièrement chaud et à la voix claire. Voilà une voix à suivre, parce que le grain en est vraiment intéressant. On retiendra la manière de souligner l’expression Gotteslust..ou Ewiger Liebe Kerl aussi, et l’homogénéité vocale, la très belle ligne de chant. Une voix qui diffuse l'émotion. Il faut d’ailleurs souligner qu’à de rares exceptions, les solistes sont issus de la troupe de l’Opéra. Leur prestation de grand niveau montre qu’il n’est pas forcément nécessaire de réunir les voix les plus en vue pour réussir une telle performance.

Wilhelm Schwinghammer est Pater Profundus, très audible aussi, même si la voix est moins profonde (malgré le nom…), relativement claire, tendue à l’aigu, avec une belle diction et peut-être un  timbre plus banal. Son intervention est très tendue sur la voix qui n’a pas la beauté intrinsèque d’autres basses, et qui manque un peu de projection. La prestation toute honorable qu’elle soit reste peut-être un tantinet décevante en tout cas sans détonner par rapport à la troupe réunie.
La voix claire et le timbre lumineux de Burkhard Fritz fonctionne remarquablement dans ses interventions en Dr Marianus, son appel « Höchste Herscherin der Welt » est vraiment magnifiquement tenu. Ce chanteur pas toujours régulier dans certains rôles tient ici la partie avec brio, sa voix s convient singulièrement à l’œuvre. L’émission et la diction permettent une parfaite intelligibilité dans la salle, même des points les plus élevés. On aura noté les modulations sur Wenn du uns befriedest, ou Ebenbürtig, qui montrent une belle intelligence du texte, accompagnées par un orchestre aux cordes somptueuses, subtiles aussi, et aux transitions toujours retenues aux cuivres. Ses erbötig et Bleibe gnadig de son intervention finale sont vraiment vibrants.
Les interventions féminines ne sont pas en reste, toutes incroyablement claires, le travail sur la diction (allié à l’acoustique de la salle) permet de saisir le texte goethéen. C’est ce qui marque l’intervention de Sarah Wegener (Magna Peccatrix) peut-être un peu plus en retrait par rapport à ses partenaires. Daniela Sindram (Mulier samaritana) frappe par la tenue de ligne, la pureté du timbre dont on retiendra un Rings durch alle Welten fließet dernier vers de son intervention tout à fait exceptionnel. La voix est puissante, garde toujours du volume en réserve. Grand moment.
Dorottya Lang (Maria Aegyptiaca), l’autre voix grave d’alto, frappe aussi par la beauté du timbre,les modulations du discours, et les moirures sonores de cette voix qui s’accorde magnifiquement avec l’orchestre, notamment l’entente avec les bois.
L’intervention, ensemble des trois voix (Die du großen Sünderinnen…) frappe aussi par son incroyable cohésion.
La voix relativement petite de Jacquelyn Wagner (Una Poenitentium), mais parfaitement audible et claire grâce à une belle technique et un beau contrôle, et surtout une vraie ligne de chant, lui donne une présence notable dans ses deux interventions : clarté, fraicheur et aussi une capacité certaine à procurer l'émotion.
Enfin, Heather Engebretson (Mater gloriosa), placée comme il se doit en hauteur, tout comme un ensemble de cuivres, fait retentir (on sait depuis l’inauguration combien les solistes placés dans la salle sont incroyablement mis en valeur) une voix vibrante , aux aigus qui s’épanouissent avec une rare sensibilité, donnant le signal d’un final exceptionnel d’intensité, un chœur qui par un crescendo très contrôlé, diffuse une prodigieuse émotion (Hier ist getanzieht uns hinan).
Ce qui frappe dans ce final c’est à la fois cette intensité jamais tonitruante, et le mélange des voix et de l’orchestre parfaitement calibré dans des jeux de volumes d’une clarté inconnue (les sublimes harpes..elles sont sept), les cuivres plein de reliefs, et les bois où la flûte exceptionnelle de pureté ne sonne jamais trop aigu ni trop fort.

Il n’y a aucun doute pour moi qu’il s’agit d’une des plus grandes, sinon la plus grande interprétation de la Symphonie n°8 de Mahler qu’il m’ait été donné d’entendre, diffusant une émotion que j’ai rarement éprouvé dans ce monument, une entreprise à la folie sonore qui répond à la folie goethéenne, une entreprise prométhéenne enflammée et pourtant toute en retenue par moments sans jamais rien d’excessif.
Eliahu Inbal a réussi pleinement à imposer une vision intense mais jamais débordante, presque épurée, et l’ensemble des participants, montrent que les forces musicales hambourgeoises, chœurs (avec l’apport du chœur letton), solistes, orchestre, n’ont rien à envier à d’autres phalanges, et que l’acoustique de ce lieu est idéale pour ce type d’entreprise car elle rend l’intensité sans jamais réverbérer : elle enveloppe, et c’est paradoxal, elle diffuse quelque chose d’une intimité vécue ensemble. Qu’on puisse vivre ça sur une œuvre aussi difficile à classer et quelquefois même à aimer est un merveilleux cadeau.

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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