La tragédie de Carmen
de Marius Constant(d'après Georges Bizet)
Livret de Peter Brook et Jean Claude-Carrière

  • Direction musicale : Simon Rössler
  • Boursiers de l' „Akademie Musiktheater heute“ de laFondation Deutsche Bank ( Mise en scène, décors, costumes, lumières)
  • Mise en scène : Sofia Simitzis
  • Décors : Janina Audick
  • Dramaturgie : Roman Reeger
  • Solistes des Ecoles Supérieures de Musique du Baden-Württemberg 
  • Carmen : Céline Akçag
  • Micaëla : Felicitas Frische
  • Don José : Johannes Grau
  • Escamillo : Vladislav Pavliuk
  • Acteurs du Theater Baden-Baden
  • Boursiers de l'Orchester-Akademie der Berliner Philharmoniker (orchestre de l'académie des Berliner Philharmoniker)
Osterfestspiele Baden-Baden, Theater Baden-Baden, le 9 avril 2017

Encore un travail de mémoire : 36 ans après le spectacle La Tragédie de Carmen de Peter brook, Marius Constant et Jean-Claude Carrière sur l’héroïne de Bizet, en 1981, aux Bouffes du Nord, le Festival de Baden-Baden, qui à côté des « grands spectacles » du Festspielhaus, propose dans le ravissant théâtre de ville (petite bonbonnière achevée en 1862 par Charles Couteau avec façade inspirée par l'opéra de Paris, et ouvert par la création de Béatrice et Benedict de Berlioz), des spectacles de jeunes au format moins spectaculaire. Carmen a l’avantage d’être un mythe encore populaire, et la réduction de Marius Constant permet à peu de frais de proposer un spectacle aux proportions raisonnables, et reprenant néanmoins les grands hits de l’opéra de Bizet. Avec une nouvelle mise en scène et dans un lieu totalement opposé au cadre des Bouffes du nord, un ensemble de jeunes essaie de relever le défi.

Le retour au passé est une mode qui a frappé plusieurs institutions et théâtres d'opéra. Baden-Baden n'y échappe pas. L'idée de reprendre La tragédie de Carmen peut se justifier pour un Festival qui chaque année propose un spectacle de jeunes dans le cadre à la fois réduit et intime du Theater Baden-Baden, construit en 1860, comme une sorte de petit boudoir théâtral.

Faut-il rappeler les données du spectacle de Peter Brook ? Un théâtre décrépi au sens propre, qui fait espace vide et espace nu cher au metteur en scène britannique, où se raconte une tragédie du sous-prolétariat, dans un espace occupé par orchestre et solistes, sans décor ou presque ni décorum. Il reste des figures, dont celle de Carmen, débarrassées de tout pittoresque, mises à nu.
Et aujourd’hui ? Baden-Baden, petit théâtre doré sur tranche, avec ses fauteuils rouges et ses décorations chargées, destiné à l’origine à la clientèle très aristocratique des bains locaux, accueille la tragédie de l’espace vide. Tout le paradoxe est là.
La réduction pour petit orchestre et quelques voix de l'œuvre de Bizet, débarrassée de tout ce qui est espagnolade et pittoresque de bazar ou d'opérette s'adapte de manière parfaite au cadre assez intimiste du lieu. Mais nous sommes évidemment à l'opposé de celui des Bouffes du Nord, pour lequel le spectacle a été conçu. Le côté désolé et abandonné du Théâtre parisien (de Peter Brook à l'époque) convenait parfaitement à l'histoire de Carmen. Celui surchargé et doré sur tranche de Baden-Baden un peu moins…

Le choix de cette œuvre est aussi une manière de proposer le plus populaire des opéras dans un format conforme – chaque année un "petit" opéra est au programme- tout en garantissant des salles pleines ce qui fut le cas, puisque Carmen a l'avantage d'attirer et festivaliers et touristes de passage ou spectateurs locaux.

À Paris, l'absence de fosse avait obligé l'orchestre (à l'époque l'ensemble Ars Nova de Marius Constant) à être sur le plateau derrière les chanteurs, à Baden-Baden, la fosse existe et l'orchestre l'occupe, c'est plus "opératique" et retourne à une vision un peu plus traditionnelle. Mais le dispositif scénique de Sofia Simitzis et de sa décoratrice Janina Audick montrent un plateau totalement nu avec quelques objets symboliques.

La production est confiée entièrement à des jeunes, orchestre de l'Akademie der Berliner Philharmoniker dirigé par un jeune chef, Simon Rössler, chanteurs des différentes Musikhochschulen (de la région)((Écoles supérieures de musique)), et jeune metteur en scène : l'initiative est bonne, le résultat appelle néanmoins quelques observations.

Sofia Simitzis, metteur en scène, suivant en cela les intentions initiales du projet, a ôté de l'histoire tout ce qui pourrait rappeler l'Espagne, faisant de la Tragédie de Carmen, une tragédie tout court, dans un univers d'une jeunesse qui rêve d'un monde utopique…Carmen dès le début transforme une affiche indiquant un Auto Park en mot utopia. Comme ça c'est clair. En scène trois objets

- un immense cœur très réaliste qui s'ouvre et se ferme à l'intérieur duquel se dissimulent les amants ou dans les artères duquel ils s'introduisent entrant d’un côté pour sortir de l’autre, circulation du sang chaud en quelque sorte . Intermittences du cœur, fibrillations, explorations d'un cœur qui pompe le sang qui va couler ; tous les symboles restent possibles, d'autant qu'une vidéo nous montre Carmen traînant de coeur par la ville comme un fardeau.

- une gigantesque carte à jouer, évidemment finalisée à l'air des cartes

- une voiture de course de bande dessinée (Michel Vaillant?) imposante elle-aussi, puisqu' Escamillo est un riche pilote de course.

 

À part ces symboles, peu de chose en scène, les costumes modernes indiquent vaguement les fonctions, Carmen en collant coloré, Don José en noir et redingote de cuir, triste à mourir, Micaela en jeune fille rangée d'aujourd'hui, mais vêtue d'un manteau fait de papier à lettres de bel effet pour celle qui est la messagère de la lettre et des nouvelles de la mère de Don José, quant à Escamillo c’est un pilote de course aux couleurs de Red Bull ; un toréador qui est vêtu aux couleurs de Red Bull qui signifie Taureau rouge démontre un sacré sens de l’à propos .

Cette modernisation fait un peu office de mise en scène, parce que pour le reste, tous les ressorts de l'histoire sont bien respectés. Il manque cependant à ce travail justement un peu de tragique, et bien des idées sont inutiles, sans rien apporter à l'histoire ni au mythe.

Du point de vue musical, certes, la distribution est jeune et pas encore vraiment en carrière. La Carmen de Céline Agçag n'est pas héroïque au sens habituel, elle chante les moments les plus dramatiques avec une certaine douceur presque fataliste, comme si son destin était marqué et accepté. Elle manque peut-être d'un peu de la personnalité et du relief nécessaires.
Ce n'est pas le cas de la jeune Félicitas Frische, bien dans son rôle, au chant vibrant et assez coloré, qui incarne le personnage. Sans doute une chanteuse à suivre qui a prise sur le public.

Du côté masculin, du strict point de vue du chant, peut-être le baryton basse Vladislav Pavliuk est-il le plus homogène, avec une voix au joli timbre, à la prononciation quelque peu améliorable, mais il n'est pas encore l'acteur qu'on attendrait dans le rôle.
Le Don José de Johannes Grau, à la diction soignée, se réserve pour l'air de la fleur dont il se sort avec honneur, avec une jolie voix claire et lyrique ; il campe un personnage sombre et triste, et on aurait aimé une opposition plus claire des deux personnages. A cette distribution s'ajoutent deux acteurs, Zuniga (Patrick Schadenberg) et Lillas Pastia (Elisabeth Renn).
Au-delà de la très jeune distribution, c’est l’orchestre qui triomphe, dirigé avec énergie, avec un son clair, limpide. L’orchestre  de l'Akademie der Berliner Philharmoniker a donné une preuve remarquable de ses capacités, et Simon Rössler le jeune chef les emporte avec une réelle présence. C’est sans doute là le meilleur élément de la représentation, qui lui donne cohérence et relief : ce n’est peut-être pas sur la scène, mais dans la fosse qu’il s’est passé quelque chose.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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