Leoš Janáček

L'Affaire Makropoulos (opéra en version de concert)

Laura Aikin, soprano (Emilia Marty)
Raymond Very, ténor (Albert Gregor)
Jan Vacik, ténor (Vitek)
Chloé Briot, mezzo-soprano (Krista)
Svatopluk Sem, baryton (Jaroslav Prus)
Aleš Voráček,  ténor (Janek Prus)
Jan Ježek, ténor (Hauk-Sendorf)
Gustav Beláček, basse (Dr Kolenaty)
Sylvain Levasseur, basse (Le machiniste)
Marie-Hélène Gatti, alto (La femme de chambre, La femme de ménage)

Choeur d'hommes de Radio France
Chef de chœur, Irène Kudela

Orchestre Philharmonique de Radio France,
Direction musicale, Mikko Franck

Auditorium de Radio France, le 1er Avril 2017

Les opéras de Janáček, sans occuper toute la place qu'ils méritent, ont vu leur prestige renforcé depuis le début de ce siècle, à Paris comme ailleurs, du fait notamment de leur appropriation par des grands noms de la fosse (Boulez, Salonen) et de la scène (Chéreau). Le grand public n'a pas boudé cette proposition, et régulièrement Kabanova, Jenufa ou De la Maison des morts se montent à guichets fermés dans les grandes maisons. Mais, à l'instar de celle des opéras de Britten, il n'est pas encore acquis que le génie proprement musical de ces pages ait suffisamment été institué dans les oreilles et les cœurs : pas assez, en tout cas, pour espérer remplir une salle, même modeste, même une seule fois a contrario d'un Tristan, d'un Pelléas ou même d'un Wozzeck. L'Auditorium de Radio-France affichait un triste demi-remplissage pour ce Makropoulos vaillamment, quoi qu'imparfaitement défendue par Mikko Franck et sa troupe d'un soir.

 

Pour le jour de son trente-huitième anniversaire, Mikko Franck n'avait pas choisi la facilité, en imposant le pénultième chef‑d'œuvre opératique de Janáček. La partition est volontairement dépouillée d'une grande partie des accents expressionnistes si typés et éloquents, qui outre le fait de porter le génie unique de ce langage à un plus large auditoire que celui des quatuors et de la musique pour piano, fait beaucoup pour son impact théâtral. En un sens, il est donc plus logique de monter l'Affaire Makroupoulos en version de concert que Katia Kabanova. L'intelligibilité de l'intrigue n'en souffre pas, étant donné son caractère statique, et la retenue jusqu'au dénouement de l'élucidation du canevas policier. En outre, celui-ci se met aisément de côté pour réduire l'attention de la scène théâtrale imaginaire à l'essentiel, à son enjeu fondamental : la condition humaine, sa finitude, et, doit-on ajouter moins d'un siècle après la pièce de Capek, la vanité de la technique tentant de la vaincre. Ainsi, l'opéra fait, davantage qu'on ne le souligne, partie des grandes trajectoires dramatiques du genre, toutes entières tendues vers la seule issue rédemptrice ou cathartique possible, qui est généralement la mort : mais laquelle présente ici  la particularité d'avoir été le problème depuis le début, tout en se gardant de le dire. Le ressort théâtral n'est donc pas tant le déploiement d'un drame inéluctable que l'attente de sa libération soudaine, de la révélation de ce qui le secrétait. La linéarité de ce schéma, que renforce l'absence de "grandes scènes" et d'airs conventionnels, rend possible une approche naturellement symphonique, mais confère au chef une responsabilité exceptionnelle. La musique part d'un climat féériquement casuel pour aboutir, par le truchement de la solennité retardée d'un procès tragique, à l'affirmation de la plus ultime des vérités.

Makroupolos, qui a été notamment donné aux Proms 2015 sous l'exemplaire direction de Belohlavek, a donc d'indéniables atout pour conquérir les salles de concert : un schéma dramatique aussi simplement efficace que l'intrigue est complexe, une beauté plastique et mélodique immédiate qui retient l'attention sans rendre nécessaire celle aux  surtitrages (qui sont, de toute façon, trop petits à Radio-France !). Restait à présenter au public hélas clairsemé l'essentiel : un grand rôle-titre, et une prestation symphonique de haute-couture. A ces deux égards, on a pu s'approcher de l'idéal sans jamais tout à fait l'atteindre. Laura Aikin a déjà gagné ses galons d'Emilia Marty marquante de son temps. Sa prise tardive du rôle, à l'Opéra de Vienne il y a deux ans, ne laisse cependant guère de place à des développements très ambitieux. La voix a la présence et la projection (on n'aura pas la cuistrerie de se prononcer quant à l'intelligibilité et à la diction) requises, et son investissement dramatique ne fait aucun doute. La maturité de la voix ne fait pas obstacle à l'incarnation charnelle de ce qui est au moins un aspect du personnage – la mangeuse d'homme cent fois blasée. En revanche, un certain défaut de souplesse, et de ductilité dans l'expression (cette Emilia est d'humeur très égale, et rarement piquante) se fait jour, notamment dans le deuxième acte. Le rôle lui convient cependant mieux aujourd'hui que les Marie de Berg ou Zimmermann : sa couleur sombre et quelque chose d'altier donnent à son finale une inflexion d'inéluctable, et au reste une distance lasse tout à fait concevable la plupart du temps. Dans ce registre, elle est sans doute préférable aujourd'hui au timbre trop capiteux de Mattila, mais pas à la projection et à l'expressivité sans doute plus directe d'une Katja Michael ou d'une Angela Denoke. Les autres rôles sont défendus par un plateau assez homogène, et solide sans être éblouissant. La Krista de Chloé Briot est une belle découverte. Sobres et veillant à préserver l'élégance toujours fragile de leurs tessitures, les ténors parviennent à ne pas déranger, ce qui est toujours appréciable. Very, comme le Jarsolav de Sem, ne mettent pas en évidence des personnalités marquées, mais les rôles sont difficiles à investir de traits affirmés sans les moyens du théâtre. Vacek, cependant, impose sans peine une présence narrative truculente et variée.

La variété est ce qui manque au pétrissage sonore et expressif proposé par Mikko Franck, moins impérial que la semaine précédente dans Brahms. Sa battue est d'une netteté toujours épatante et sécurisante, et il fait s'avancer l'orchestre en conquérant, les musiciens s'ébrouant avec un plaisir évident dans cette musique que beaucoup, sans doute, découvraient, du moins en pratique. Mais c'est sans doute là le problème : le manque de familiarité se fait souvent audible, à plus forte raison dans le prélude et le premier acte, qui pêchent généralement par un manque de subtilité tant sur le plan des textures que des dynamiques et du phrasé. L'attention portée aux chanteurs est réelle, la précision appréciable et l'engagement certain, mais la caractérisation sous-jacente, l'accent – et la théâtralité musicale en jeu – passent le plus souvent à l'as. On devine que Franck privilégie, par goût ou contrainte, une approche dynamique, assise sur la valorisation des traits primitivistes de la musique, et renonçant à une certaine manière viennoise très haute-couture, au profit d'un ton plus populaire, et terrien. Il semble que ce ton soit encore tout à fait de mise dans les théâtres tchèques ou slovaques, mais son efficacité, son accent rocailleux et grinçant, ne peut s'atteindre sans de nombreuses exécutions de la partition. A partir du second acte, les transitions plus rapides apparaissent toutefois mieux saillantes, les vertus de l'écriture savante des fondus enchaînés motoristes sont mis en valeur avec assurance.

La stabilité presque excessive, assise sur des basses étales, fait davantage corps avec l'écriture vocale plus statique. Les cordes trouvent enfin le ton lyrique et la finesse de trait requis pour la sérénade d'Albert. Le caractère visionnaire de la musique est mis en exergue dans son versant incroyablement cinématographique. Sans parvenir à rendre toute la vie intérieure, le foisonnement du tissu orchestral, le III parvient à une indéniable tension cumulative, que Franck bâtit avec flegme et contrôle, galbant généreusement le grand thème hymnique, que l'on pourrait dire de la condition humaine (ci-dessus), musique de transformation qui reçoit un traitement généreux, pleinement symphonique. Ici comme à de nombreux endroits, il faut saluer spécialement la prestation impeccable des cuivres du Philhar', et tout spécialement celle des trompettes, comme toujours surexposées dans Janáček, et qui n'ont jamais failli, ni en justesse, ni en engagement, ni en maîtrise du timbre. A l'apparition du chœur (trop timide, sans doute pour des raisons acoustiques) l'émotion immanquable produite par la méditation pré-posthume d'Emilia ("tout à un sens pour vous, tout à de la valeur pour vous…") est délicatement sertie par l'orchestre dans les jaillissements du génial motif de rétrospection. Sur celui de l'adieu (ci-dessous), l'orchestre s'avance avec une mâle élégance (ce n'est sans doute pas la seule option) dans l'éblouissante modulation infinie du finale,  tout en ménageant ses voix, mais une fois la vie et la formule de Marty consumées, l'ultime péroraison manque un peu d'éclat, de tranchant.

On ne saurait avoir trop attendu de cette unique soirée. La démarche, à l'instar de la Ville Morte de Korngold proposée (souffrant, il avait été remplacé) par Franck la saison passée, doit cependant être saluée et chaleureusement encouragée, comme toute initiative aérant le répertoire lyrique hors les murs de maisons saturées d'enjeux parasites. Mais tant que le public ne manifestera pas son intérêt plus massivement, il est évident que les conditions pour un doublage ou triplage (ce serait le minimum) de soirées d'opéra en version de concert ne seront pas réunies à Radio-France. Il me semble quel le lieu ne convient pas de toute manière. L'acoustique pensée pour la seule précision symphonique, au risque de la sécheresse, ne valorise pas plus le chant que le piano dans cet auditorium, et la disposition circulaire est évidemment rédhibitoire pour une grande partie des auditeurs. Les théâtres traditionnels restent des lieux bien plus convenables à l'expérience (repensons au succès mérité des quatre Parsifal de Gatti avec l'ONF aux Champs-Elysées), et la Salle Favart, où le Philhar prend régulièrement ses quartiers, serait une adresse bien plus indiquée pour les prochains concerts lyriques de Franck. Si les Viennois n'aiment pas son Strauss en fosse, je le prends volontiers sur scène. Et son prochain Wagner, et son prochain Janáček, et ses Berg forcément à venir.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
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