Ludwig van Beethoven
Quatuor pour cordes n°15 en la mineur, op. 132

Quatuor Zaïde : Charlotte Juillard , violon 1 ; Pauline Fritsch,violon 2 ; Sarah Chenaf, alto ; Juliette Salmona , violoncelle

Auditorium du Musée d'Orsay, 14 mars 2017

La consultation (sur son site) du répertoire du Quatuor Zaïde montre la diversité et l’originalité des fréquentations de cette jeune formation – constituée en 2009. Huit ans, cela reste jeune pour un quatuor, même si les carrières démarrent aujourd’hui de façon plus fulgurante que naguère et que cet âge peut être considéré comme celui d’une première maturité. A voir, néanmoins, dans le cas rarement probant où l’on voit de tels quatuors s’attaquer à un monument, sinon au monument des monuments du répertoire

La difficulté propre au genre, qui n’est pas réputé le plus exigeant de la musique occidentale pour rien, réside peut-être là.  Il ne fait aucun doute qu’un très jeune soliste instrumental peut accomplir de grandes choses dans les œuvres réputées les plus profondes, denses ou testamentaires (la « maturité » musicale n’entretenant à l’évidence que peu de rapports avec la maturité intellectuelle ou simplement humaine) ; mais le besoin  de mise en place d’une identité sonore et d’une cohérence interprétative dans un quatuor, travail en soi de très longue haleine, est dans les derniers quatuors de Beethoven notamment poussé à un degré tel que la réussite précoce est ici l’exception. Le paradoxe étant que le plus parfait et bouleversant opus 132 (et l’un des plus inoubliables quatuors de Beethoven) que j’ai entendu en concert fut donné par une formation de trois ans d’ancienneté, à savoir le Dover Quartet, lors de la demi-finale du Concours de Londres au Wigmore Hall. Le mérite en revenait à un exceptionnel niveau de maîtrise technique associé à une absence de tout excès (d’agitation, de lourdeur, de complaisance), un naturel confondant. Ce qui est bien, en un sens, la vertu la plus inatteignable ici, comme dans les dernières sonates pour piano.

Disons-le d’emblée, les Zaïde ne se situent pas tout à fait dans les mêmes standards, en tout cas de solidité instrumentale. Ce n’est pas infâmant. Un fossé structurel semble s’être creusé encore depuis une dizaine d’année entre le niveau de fini et de virtuosité d’ensemble des quatuors américains avec la plupart des autres (peut-être pas les britanniques). Ce qui ne signifie pas, d’ailleurs, qu’il y ait forcément beaucoup plus de quatuors intéressants outre-Atlantique, la tendance étant à un certain formatage sonore et stylistique. Par ailleurs, bien qu’ayant suivi l’enseignement des Berg et des Artis, les quatre jeunes femmes ne présentent pas les traits de conception concertante répandus chez les formations passées entre ces mêmes mains. Leur approche apparaît plutôt globale et fusionnelle, sans pour autant rechercher une pâte symphonique (et dans une partition aussi sophistiquée on est plus qu’heureux d’éviter l’impasse du « gros son »). On observe notamment une relation quasi égalitaire entre les deux violons. Dans l’opus 132, cette manière est assurément prometteuse, d’autant que les Zaïde évitent aussi le piège d’une approche monolithique du premier mouvement. Une certaine souplesse est perceptible dans le phrasé, et une attention portée aux inflexions de tempo écrites, ainsi, quoi que de façon perfectible, aux dynamiques. Les équilibres sont parfois un peu précaires mais sans aller jusqu’à compromettre la lisibilité du discours, qui s’appuie sur des voix intermédiaires particulièrement engagées.

 

Là où le bât blesse un peu plus (ce sera également le cas dans la suite du quatuor), c’est à deux égards… contradictoires, ce qui sans doute rend la critique injuste. D’une part, le trait sonore général manque de légèreté et d’intimité, ce qui est certes le défaut de quatuor le mieux partagé du monde aujourd’hui, en-dehors des meilleures formations tchèques et britanniques. Mais, et le lien n’est pas exclu, il manque aussi de précision et d’assise rythmique : l’équilibre harmonique de l’ensemble sonne haut, ce qui est surprenant dans un cadre intimiste comme celui de l’auditorium d’Orsay. Le violoncelle tente beaucoup de choses, recherche l’expression et, semble-t-il, un certain raffinement de phrasé, mais parfois au détriment de la stabilité générale et de la netteté des accords. L’instrument lui-même, peut-être, est un peu léger, l’engagement de la violoncelliste ne semblant pas en cause. Quoi qu’il en soit, la coda du I, rarement réussie du reste, manque d’ampleur et de corps, et ne parvient ni à l’effroi ni à la majesté. Le paradoxe technique soulevé n’est, je crois, qu’apparent : le fini, le léché qui nous hisseraient sur les hauteurs magiques de beauté et d’intelligence de cette partition, par exemple dans l’exposition du second mouvement, a directement à voir avec une précision rythmique chirurgicale et une quasi-perfection instrumentale (à titre d’exemple chez les grands contemporains, c’est une raison pour laquelle j’ai toujours préféré les Talich aux Prazak dans cette œuvre, et dans le dernier Beethoven en général), quitte à ce que ce soit audétriment de l’engagement immédiatement perceptible : l’intensité n’est pas toujours au service de la tension, comme souvent, mais ici plus qu’ailleurs. Les Zaïde se rapproche pourtant de ces sommets dans le trio, dont l’entame ne manque pas de tension ni la ronde de grâce (notamment avec un beau solo d’alto). L’irruption du Sphynx est très convaincante aussi et, moyennant une transition encore hésitante (mais on frise ici la musique virtuelle), le retour au point de départ ne manque pas de transporter dans un monde meilleur – ce qui, objectera-t-on, n’est pas difficile par les temps qui courent.

Le chant de reconnaissance à la divinité est humblement et honorablement  tenu, modulo cette réserve persistante d’assise dans le bas registre. On peut certes défendre, notamment pour la dernière page, la beauté d’un glissement vers une forme d’arythmie, mais celui-ci n’est pas agréable dans les deux sections d’andante, aux entrelacements vocaux parfois approximatifs ou passés en force. Mais malgré certaines énonciations hésitantes du thème, les passages en chorals donnent le change par une qualité d’écoute et un investissement émotionnel communicatifs. Le dernier molto adagio, donc, est poignant (même si l’on sait qu’il peut l’être bien plus encore) et comporte un aspect remarquable : les interprètes refusent astucieusement l’emphase dramatique courante sur la fausse conclusion en do majeur, qui, du coup, ne sonne pas comme une fausse conclusion mais comme une étape naturelle du cheminement harmonique, une respiration, un mot fugace de réconfort ou une réminiscence, avant l’ultime glaciation.

 

Le finale (quoi que très bien introduit, notamment avec une conduite raffinée et intelligente par la primarius des transitions du molto allegro) pâtit plus que les autres mouvements de l’instabilité rythmique et harmonique, tant l’expressivité à long terme de son idée principale repose sur la puissance de respiration du iambe obstiné. On peut être mi séduit et mi agacé, par-delà cet aspect, par la modestie d’approche du quatuor, qui ici encore se montre scrupuleux et rigoureux dans son attention au détail du texte, sa probité dans le face-à-face avec la difficulté de jouer (presque, ce qui n’est pas courant) un vrai presto dans la vertigineuse coda (quitte à ce que certaines phrases semblent emberlificotées). Les ambitions interprétatives des Zaïde semblent se limiter prudemment, pour le moment, à prendre et nous faire prendre la mesure de la montagne à gravir. Il n’est pas impossible que leur approche s’affermisse avec le temps, et que le meilleur de ce qu’elles livrent aujourd’hui (la justesse expressive, l’animation par les voix intermédiaire) parvienne à une véritable incarnation avec plus d’assurance et de précision.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : © Neda-Navaee

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