Leonardo Vinci (1696–1730)
Gismondo, re di Polonia (1727)

Gismondo : Max Emanuel Cenčić
Otone : Yuriy Mynenko
Giuditta : Dilyara Idrisova
Primislao : Aleksandra Kubas-Kruk
Cunegonda : Sophie Junker
Ernesto : Jake Arditti
Ermano : Nicholas Tamagna

{oh !} Orkiestra Historyczna
Clavecin Marcin Świątkiewicz 
Direction musicale Martyna Pastuzka. 

3 CD Parnassus Arts Productions

La redécouverte des opéras de Leonardo Vinci se poursuit avec Gismondo, re di Polonia. Comme son Artaserse ressuscité il y a quelques années, la distribution originale ne comptait que des castrats, mais pour remonter l’œuvre, quelques voix féminines ont été intégrées à la distribution où l’on entend notamment, aux côtés du maître d’œuvre de l’opération, le contre-ténor Max Emanuel Cenčić, l’excellente soprano belge Sophie Junker, et où l’on découvre un bel orchestre baroque polonais, {oh !} Orkiestra Historyczna.

En 2007, il y eut le Sant’Alessio de Stefano Landi. Présenté sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées, cette historia sacra créée à Rome en 1631 incluait une distribution exclusivement masculine : pas de femmes sur les planches dans la cité des papes, surtout pour conter les faits et gestes d’un martyr. Pour autant, les tessitures étaient variées, puisqu’on entendait au moins deux voix de basse aux côtés des nombreux contre-ténors convoqués pour ressusciter la vocalité des castrats.

En 2012, à Nancy, l’Opéra de Lorraine osait monter Artaserse, le dernier opéra de Leonardo Vinci, également créé à Rome, mais un siècle plus tard exactement. Une fois encore, les castrats dominaient la scène, ou plutôt leurs modernes équivalents, mais il y avait parmi un ténor pour défendre une tessiture nettement plus grave.

En 2020, un autre opéra de Leonardo Vinci apparaît dans les bacs des disquaires : Gismondo, re di Polonia, antérieur de quelques années à Artaserse. Un nom est commun à ces trois résurrections, celui de Max Emanuel Cenčić. Entré à 6 ans dans la troupe des Petits Chanteurs de Vienne, le chanteur croate a participé dès l’âge de 15 ans à des représentations d’opéra, d’abord comme sopraniste, avant de revenir à 25 ans, en 2001, en tant que contre-ténor. Sa fulgurante carrière lui a permis de diversifier son activité : il s’est lancé avec succès dans la mise en scène (voir son Arminio de Haendel en DVD, notamment), il a pris la tête de « l’autre festival de Bayreuth », celui qui célèbre l’opéra baroque au Théâtre des Margraves et dont la première édition s’est terminée il y a une semaine. Et il est directeur artistique de Parnassus Arts Production, agence fondée en 1999, dont il semble que Gismondo soit la première incursion dans le domaine de la production de disques.

Après avoir l’épouse d’Alessio dans le Sant’Alessio, après avoir été la sœur d’Artaserse dans Artaserse, Max Emanuel Cenčić interprète cette fois le rôle-titre, il est roi de Pologne. Mais contrairement à ce qui était le cas dans ces deux autres œuvres, il vous faudra oublier les basses et les ténors, car vous n’entendrez absolument que des voix aiguës. Gismondo est un opera seria où rien n’est grave, du moins dans les tessitures. Car en ce qui concerne l’intrigue, on a affaire à un drame historique quasi shakespearien, enfin, revu à la sauce lyrique. La scène est en Pologne, c’est-à-dire nulle part, et la formule d’Alfred Jarry est ici d’autant plus appropriée que l’opera seria se moque éperdument de couleur locale : pas de rythme de polonaise en vue. S’affrontent donc le roi Sigismond, le duc de Lituanie Przemysław (simplifié en Primislao pour les bouches italiennes), le prince de Livonie Ernest et le duc de Moravie Hermann ; il est question de guerres, d’alliances péniblement négociées et aussitôt rompues, mais comme dans tout opera seria, il est surtout question d’amours contrariées entre le fils du roi, Othon, et la fille de Przemysław, Cunégonde – Varsovie n’est sans doute pas très loin de Thunder-ten-Tronckh. Sans oublier Judith, fille du roi, dont sont épris les deux princes. Tout finira bien, au moins sur le plan politique, puisque le traître Hermann se suicide, que la malheureux Ernest renonce à Judith, et que la Pologne et la Lituanie seront liées par deux mariages : celui d’Othon avec Cunégonde, et celui de Judith avec… Przemysław. Bien sûr, les contemporains pouvaient déceler dans ce livret toutes sortes d’allusions à une actualité brûlante et reconnaissaient des souverains de leur temps derrière les figures du très cruel duc de Lituanie et du très clément roi de Pologne (d’où le titre original du livret, Il vincitor generoso, mis en musique pour la première fois par le Vénitien Antonio Lotti en 1709).

Gismondo ayant été créé à Rome, tous les rôles y étaient à l’origine tenus par des hommes, et plus précisément des castrats. Mais contrairement à ce qui avait été fait en 2012 pour Artaserse, il a été décidé pour le disque de faire appel à des chanteuses, pour Cunégonde et Judith, mais aussi pour l’odieux Przemysław. Les premières plages du premier disque laissent un instant craindre une certaine uniformité, quand se succèdent un récitatif réparti en quatre contre-ténors, un air pour contre-ténor, un récitatif à trois contre-ténors, un autre air pour contre-ténor… L’oreille accueille donc très volontiers l’irruption de voix féminines à la scène 3 de l’acte I : bien que tout aussi aiguës que celles des contre-ténors, leur émission différentes introduit une variété souhaitable.

Les trois sopranos de la distribution retiennent l’attention à des titres divers. Dilyara Idrisova compte un peu moins d’occasions de briller, puisque la partition n’offre que quatre airs à Judith, personnage relativement secondaire au sein de l’intrigue.  Elle s’impose néanmoins par la netteté et la fermeté de son chant. Przemysław est assez logiquement mieux servi : il est de ceux qui ont droit à cinq airs, sa personnalité orageuse s’exprimant avec fougue, notamment au premier acte avec l’aria di paragone « Nave altera » où l’on retrouve la métaphore du vaisseau malmené par des vents contraires. Aleksandra Kubas-Kruk y déploie une virtuosité assez ahurissante, avec force incursions dans le suraigu ; si la voix paraît d’abord légère pour incarner une figure d’autorité, l’aplomb de ses vocalises emporte totalement l’adhésion. Tout aussi gâtée, Cunégonde a droit en plus à plusieurs superbes récitatifs accompagnés, à quelques duos avec son amant et même à un trio où son père les rejoint : à ce personnage qui est sans doute le plus émouvant de l’œuvre, Sophie Junker confère tout le relief possible, avec un timbre fruité et argentin qui n’est pas sans rappeler de temps à autre celui d’une Lucia Popp, et avec une expressivité hautement appréciable (malgré des consonnes doubles parfois un rien trop appuyées).

Parmi les messieurs, si l’on peut toujours regretter l’absence d’une voix aussi immédiatement reconnaissable que celle de Franco Fagioli, on parvient quand même assez rapidement à distinguer les quatre chanteurs. Hermann n’a que deux airs mais, peut-être parce que c’est un traître, Nicholas Tamagna lui offre d’impressionnantes descentes dans la zone barytonale de sa tessiture. Ernest a trois airs : d’abord un peu falot, le personnage s’affirme davantage avec l’énergique « Parto con quella speme », où Jake Arditti trouve davantage matière à diversifier sa palette. Déjà présent dans l’aventure Artaserse, applaudi dans divers rôles d’opéra russe initialement destinés à des mezzos en travesti, Yuriy Mynenko sonne parfois un peu maniéré dans son articulation, mais la voix est belle, indéniablement, et se marie bien à celle de Sophie Junker dans leurs duos. Si Othon est avant tout un héros galant, le contre-ténor ukrainien trouve l’occasion d’émettre quelques graves mâles, notamment dans « Assalirò quel core » où le personnage se déclare prêt à faire le siège du cœur de Cunégonde. Max Emanuel Cenčić, enfin, possède une voix plus centrale, et son expérience théâtrale lui permet d’animer la figure de Gismondo qui, autrement, pourrait risquer de rester confit dans sa générosité.

On sait que le Centre de musique baroque de Versailles cherche à convaincre un orchestre norvégien de remonter Ernelinde, princesse de Norvège, opéra de Philidor. Un opéra à sujet polonais ne pouvait manquer d’intéresser une formation polonaise, ce qui nous vaut de découvrir l’Orkiestra Historyczna, ou {oh !} pour les intimes, dirigé par la violoniste Martyna Pastuzka. L’œuvre a donc été recréée à Gliwice, puis à Vienne, en septembre 2018 ; l’enregistrement semble avoir été réalisé en 2019, mais le livret d’accompagnement est très discret à ce sujet. {oh !} imprime à son exécution toute l’urgence voulue, faute de laquelle le soufflé risquerait de retomber, surtout privé du support d’une action scénique. La musique baroque en Pologne ne se borne pas à Jakub Józef Orliński, et l’on espère bien retrouver cette formation dans d’autres œuvres, même sans livret « polonais ».

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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