Etienne Jardin, dir.
Mel Bonis (1858–1937), Parcours d’une compositrice de la Belle Epoque.
Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, septembre 2020. 480 pages,
48 euros, ISBN : 978–2‑330–13313‑9

Depuis le milieu des années 1980, on redécouvre avec ravissement la musique de Mel Bonis, pseudonyme androgyne derrière lequel se cachait Madame Mélanie Domange. Pleines d’admiration pour Fauré mais point indifférentes aux innovations de Debussy, ses partitions méritent tout notre intérêt, et pas seulement dans le cadre d’un engouement récent pour les compositrices en général. Pour nous en apprendre plus sur elle, le Centre de musique romantique française fait paraître un volume réunissant articles biographiques et critiques, ainsi qu’un catalogue de ses œuvres aussi complet que possible, en l’état actuel des connaissances de la musicologie.

Etre compositrice, jadis, cela pouvait vouloir dire avoir deux visages. Evidemment, il était possible d’assumer sa différence, de mener une vie ouvertement bohème, de s’établir en couple avec le père de vos enfants, et malgré ce pied-de-nez aux conventions, d’imposer sa musique dans les concerts et même sur la scène de l’Opéra de Paris : tel fut le cas d’Augusta Holmès, par exemple.

Mais pour d’autres, le métier de compositrice supposait un certain degré de schizophrénie, un dédoublement en deux personnages : d’une part, l’épouse respectable, la mère de famille bourgeoise, la grande dame vaquant à diverses mondanités ; de l’autre, la créatrice, celle qui osait livrer au public des œuvres artistiques, ce qui était pratiquement une forme de prostitution aux yeux des plus puritains. Tel fut le cas de Mélanie Domange (1858–1937), qui préféra s’inventer un alter ego et dont les compositions furent signées d’un nom de plume qui faisait précéder son nom de jeune fille d’une version raccourcie de son prénom : Mel Bonis, avec ou sans accent sur le e, avec ou sans trait d’union entre les deux parties du pseudonyme.

A cette existence clivée, la postérité a parfois cru bon d’ajouter une troisième facette. Animé des meilleures intentions, dont on sait ce qu’elles pavent, les descendants et ayant-droits ont voulu prendre la défense de leur ancêtre, en la présentant telle qu’ils se l’imaginaient, sous un visage qui, selon eux, la rendrait plus acceptable. C’est ainsi qu’est née l’image pieuse de Madame Domange, chrétienne exemplaire, grand-mère adorée, effigie dont il est permis de se demander si elle était bien nécessaire.

Plus d’un siècle et demi après sa naissance, il paraît légitime de chercher à voir d’un autre œil une compositrice dont les œuvres se sont imposées par leur immense qualité, dès lors qu’elles ont commencé à être redécouvertes, dans les années 1980. Même si son nom reste trop rare au programme des concerts, Mel Bonis a incontestablement sa place au sein de notre connaissance de la musique des années 1900. Ses partitions sont désormais éditées (beaucoup n’avaient jamais été publiées de son vivant), enregistrées, même si l’on attend encore que des artistes de tout premier plan aide à sa redécouverte par leur notoriété.

Il était temps, sans doute, que le Centre de musique romantique française apporte sa pierre à l’édifice. L’hommage était prévu pour la saison dernière, hélas écourtée pour les raisons que l’on sait. Qu’à cela ne tienne, Mel Bonis est à l’honneur en cette rentrée, avec la parution d’un volume qui associe le Palazzetto Bru Zane à la maison d’édition Actes Sud, volume qui permet à la compositrice d’être en fort bonne compagnie, puisque cette collection s’est déjà penchée sur Berlioz, Gounod, Reynaldo Hahn et bien d’autres.

Cette fois, bien sûr, l’approche est différente car, au lieu d’approfondir tel ou tel aspect d’une personnalité familière, il s’agit de faire découvrir une figure dont le lecteur ignore peut-être encore tout. La démarche est donc progressive, et passe par plusieurs stratégies d’approche, avant d’en aboutir à des études plus approfondies, avec commentaire détaillé des partitions. L’ouvrage est coordonné par Etienne Jardin, musicologue attaché au PBZ depuis plusieurs années.

De manière assez naturelle, le volume s’ouvre avec une contribution cosignée par deux personnes qui ont grandement contribué à ce que le nom de Mel-Bonis soit moins oublié qu’il ne l’est encore. Ingrid Mayer et son mari Eberhard (décédé en 2005) ont découvert l’existence de la compositrice française dans les années 1980, à une époque où presque tout restait à faire : ils ont retrouvé les partitions, les ont fait jouer par une formation allemande, l’Ensemble Mel Bonis, dont Eberhard Mayer était le violoncelliste. Christine Géliot, arrière-petite-fille de Mélanie Domange, pianiste et auteur d’une biographie parue en 2000 chez L’Harmattan. Le travail sérieux accompli par ces différentes personnes arrive hélas alors qu’une partie des archives a disparu : dans les années 1970, il existait encore des documents sur lesquels s’était appuyée Jeanne Domange, fille de la compositrice, pour publier un volume de Souvenirs et réflexionsde Mel-Bonis. Par chance, sa petite-fille, Yvette Domange, conservait encore une cave pleine de manuscrits, dans laquelle purent puiser les Mayer.

Christine Géliot et Etienne Jardin proposent ensuite un « Catalogue des partitions de Mel Bonis » (pages 57 à 91 du volume). On mesure l’ampleur de la tâche en constatant que ce travail fondamental restait à accomplir… Cette première partie se termine sur une idée originale, qui fait véritablement revivre Mel Bonis : un entretien imaginaire dans lequel Florence Launay, spécialiste des compositrices françaises au XIXesiècle, qui resitue la compositrice dans son époque, parmi ses contemporains et contemporaines, et nous fait entendre ce qu’on imagine pouvoir être sa voix, d’après le ton des rares écrits intimes qui nous sont parvenus.

La section suivante, « L’artiste en son temps », aborde successivement le parcours et les écrits de Mel Bonis. Marie Duchêne-Thégarid s’intéresse aux études de celle qui fut notamment l’élève de Guiraud au Conservatoire, avant que ses parents ne l’en retirent pour lui faire faire un riche mariage et pour la soustraite à l’influence d’un jeune ténor dont elle était éprise. Etienne Jardin dépouille la presse pour y trouver le (faible) écho des concerts où ont pu être interprétées des œuvres de Mel Bonis ; le site Gallica livre 216 articles, contre 4577 pour la susmentionnée Augusta Holmès, comparaison assez éloquente. C’est entre 1899 et 1914 que le public put surtout entendre la musique composée par Madame Domange ; la guerre et son veuvage la réduisirent pratiquement au silence, les occasions de l’entendre se faisant bien plus intermittentes. Sylvie Douchese penche sur le volume de Souvenirs et réflexionsdont on ignore à quel point il a pu être adapté, sinon récrit par la fille de la compositrice.

La partie intitulée « Spiritualité musicale et dévotion familiale » est un peu plus composite : on y trouve des chapitres consacré à la musique religieuse de Mel Bonis, à sa musique d’orgue, étonnamment abondante pour une compositrice de son époque, mais aussi un texte de Christine Géliot sur les œuvres pédagogiques destinées aux enfants, ainsi que, un peu plus inattendu, un essai de Mylène Dubiau sur les mélodies de Mel Bonis, dont on a l’impression qu’il s’agissait plus d’un délassement que d’un genre sérieux auquel elle aurait consacré ses efforts les plus aboutis.

En fin de volume arrivent les études les plus fouillées, on l’a dit, du point de vue de l’étude des partitions : musique pour piano et musique de chambre, traitées par François de Médicis et par Hélène Cao, sont les deux domaines où Mel Bonis trouva le plus à s’exprimer, pour des raisons assez évidentes de commodité. Il était en effet plus réaliste de se focaliser sur un répertoire abordable dans le cadre des salons, et la musique pour grand orchestre nécessitait un cadre institutionnel tout autre. Ce qui n’a pourtant pas empêché Mel Bonis d’écrire aussi pour orchestre, et plutôt dans la deuxième moitié de son parcours, puisque c’est seulement en 1908, à cinquante ans, que la compositrice décida d’approfondir sa formation en prenant des cours particuliers auprès de Charles Koechlin. La démarche porta peu de fruits, mais superbes, comme Le rêve de Cléopâtre, œuvre d’une dizaine de minutes dont l’orientalisme n’a rien à envier à celui de compositeurs de la même époque, autrement plus reconnus. Selon Xavier-Romaric Saumon, « La musique symphonique de Mel Bonis doit ainsi nous permettre de percer un peu plus le mystère d’une personnalité duelle : entière et d’une sensibilité aiguë ; dépressive et exaltée ».

Mel Bonis
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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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