Beethoven, Songs and Folksongs.

Ian Bostridge, ténor

Antonio Pappano, piano
Vilde Frang, violon,
Nicolas Alstaedt, violoncelle.

1 CD Warner Classics, 62’05

Enregistré à St-Jude-on-the-Hill, Londres, du 2 au 4 octobre 2019.

Ian Bostridge possède un timbre assez immédiatement reconnaissable, d’autant plus que sa façon de chanter est elle aussi tout à fait personnelle. Dans ce disque de Lieder et mélodies populaires de Beethoven, ce style pourra parfois sembler quelque peu incongru, malgré toute la science déployée par l’interprète, ou peut-être par excès de science. Dans les Folksongs en anglais, en revanche, les effets semblent moins insistants, au profit d’une émotion plus immédiate.

2020, année Beethoven : même si le confinement nous l’avait un peu fait oublier, le monde musical devait de janvier à décembre se consacrer aux œuvres de celui qui naquit à Bonn il y a deux siècles et demi. Qui dit anniversaire dit parutions discographiques plus ou moins opportunistes : il s’agit de surfer sur la vague de l’intérêt éveillé par les commémorations, à condition d’avoir quelque chose de neuf ou de personnel à proposer, faute de quoi un énième disque Beethoven risque de vite passer à la trappe.

Il y a quelques mois, Wanderer rendait compte du disque Beethoven de Chen Reiss, où la soprano avait su élaborer un programme original, où les raretés encadraient ce sommet de la production vocale beethovenienne : l’air de concert « Ah perfido ! ». En ratissant un peu large, entre la musique de circonstance, les airs de substitution et les œuvres de jeunesse, il y avait de quoi trouver matière pour une voix féminine.

Voici maintenant que Warner y va de son disque Beethoven, tout chanté, mais qui vient cette fois d’un ténor. Et pas d’un ténor héroïque, qui pourrait livrer sa version de l’air de Florestan et puiser ici et là de quoi compléter une heure de musique vocale. Non, Ian Bostridge n’est ni Jon Vickers ni même Jonas Kaufmann, et on ne l’entendra pas de sitôt dans Fidelio (sans doute aurait-il pu être Jaquino à ses débuts, mais il ne saurait désormais être question pour le ténor britannique de s’abaisser à un rôle aussi mineur).

Pas d’opéra ni d’oratorio dans ce disque, donc, mais des lieder, comme on pouvait s’y attendre, somme toute, puisque Ian Bostridge est notamment reconnu en tant que spécialiste de Schubert (il a consacré il y a peu un volume entier à l’art d’interpréter le Winterreise). Personne ne s’étonnera donc de l’entendre chanter en allemand dans ce programme de « Songs and Folksongs ». On trouvera ici ce qui relève de l’évidence dès lors que l’on conçoit un programme de lieder beethovéniens : A la bien-aimée lointaine était inévitable, tout comme peut-être Adelaide. Ce sont d’ailleurs là les premières plages du disque. Quelques mélodies sur des poèmes, de Goethe entre autres, prolongent la partie allemande. Car ce disque inclut un deuxième morceau de résistance, où le ténor retrouve sa langue natale : une vingtaine de minutes chantées en anglais, soit quelques-uns des très nombreux arrangements de chants populaires réalisés par Beethoven. Mais ce n’est pas tout, car Ian Bostridge chante aussi en italien, et même (si peu que ce soit) en français, pour « Marmotte », texte de Goethe où revient constamment, autour de phrases en allemand, le refrain « Avecque si, avecque la, Avecque la marmotte ».

Autant le dire tout de suite, l’italien qu’on entend ici est assez étrange : expressionniste, avec des syllabes éructées, surarticulées, avec des voyelles assez nasales et des effets de vibrato mourant d’un goût curieux. On veut bien admettre que « In questa tomba oscura », composé en 1806, soit « l’une des mélodies de Beethoven les plus introspectives », mais cette interprétation n’en est pas moins déconcertante, un peu trop théâtrale dans sa manière de faire un sort à certains mots.

Détail amusant, cette mélodie en italien provient d’un recueil où le même poème de Giuseppe Carpani, librettiste pour Paisiello (Nina, o sia La pazza per amore), Paer et quelques autres, biographe de Haydn et de Rossini, fut mis en musique par 46 compositeurs ! Dans le même esprit, tout comme Rossini livra plusieurs versions très diverses du poème « Mi lagnerò tacendo » de Métastase, Beethoven trouva bon de composer quatre versions différentes de l’un des chants de Mignon dans Wilhelm Meister, « Sehnsucht » (Schubert, de son côté, en écrirait six).

C’est un peu là que le bât blesse : un chanteur aussi « sophistiqué » que Ian Bostridge peut-il parvenir à fabriquer cette simplicité, ce caractère presque naïf que l’on attend du personnage imaginé par Goethe ? Certes, l’air est ici détaché de tout contexte, et l’on n’exige évidemment pas d’y entendre la voix d’une adolescente. Malgré tout, on a toujours un peu l’impression  d’entendre la voix doucereuse du Roi des Aulnes cherchant à envoûter l’enfant. Ce chant souvent à la limite du surjeu fait merveille dans une mélodie cocasse comme la Chanson de la Puce tirée de Faust, mais peut parfois gêner dans les lieder sérieux. Ian Bostridge se montre alors plus modéré, sans toutefois pouvoir se départir de ces idiosyncrasies constitutives de sa façon de chanter, cette manière de détacher certaines syllabes. Le timbre même surprendra qui n’a jamais entendu le ténor britannique, même si les premières mesures d’An die ferne Geliebte donne le sentiment d’écouter une voix plus centrale. La transparence voulue des aigus est un peu mise à mal dans le dernier lied du cycle, où il faut bien les passer un peu plus en force.

Pour plus de naturel, on se rabattra donc sur les fameux Folksongs en anglais, où les effets semblent plus judicieusement dosés, comme si le ténor savait alors spontanément jusqu’où aller trop loin. Bien qu’issus de différents recueils de chansons irlandaises, écossaises ou galloises, la plupart des textes mis en musique par Beethoven étaient en anglais standard : il faut dire que, de « folk », ces songs n’ont en général que le nom car, si l’on peut ranger Robert Burns dans un certain mode d’expression populaire, il n’en allait pas de même de Walter Scott, pour rester dans le domaine écossais. Autre intérêt de ces pages : outre le piano, jusque-là touché par le seul Antonio Pappano, avec une délicatesse perlée et une sensibilité qui font de lui un accompagnateur rêvé pour Joyce DiDonato, Diana Damrau et d’autres encore, on entend dans ces compositions un trio avec violon et violoncelle. Grâce à la présence de Vilde Frang et de Nicolas Alstaedt, Ian Bostridge peut s’encanailler à souhait aux sons des accents entraînants de « The pulse of an Irishman », interprété façon violoneux, même s’il doit aller puiser au fin fonds de ses réserves dans le grave.

Somme toute, Ian Bostridge chante Beethoven avec sa voix, avec ses procédés habituels, pour un résultat qui désarçonne parfois, mais ne laisse pas indifférent. Alors que l’industrie du disque nous offre tant de produits inutiles, ce CD est le reflet d’une personnalité, ce qui suffirait à le rendre précieux.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Warner Classics

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