Fanny Chassain-Pichon.
De Wagner à Hitler, portrait en miroir d’une histoire allemande.
Préface d’Edouard Husson.
304 pages, 22 €

Passés Composés, juin 2020. ISBN : 978–2‑3793–3069‑8

Fanny Chassain-Pichon. De Wagner à Hitler, portrait en miroir d’une histoire allemande, Passés Composés, Juin 2020

Dans cet ouvrage dérivé d’une thèse en histoire moderne et contemporaine soutenue en 2011, le principe des vies parallèles, cher à Plutarque, est appliqué à deux hommes dont la relation n’est un secret pour personne. C’est par-delà les emprunts les plus manifestes à Wagner que Fanny Chassain-Pichon interroge la relation d’Hitler avec le compositeur, décelant dans Mein Kampf l’influence des écrits théoriques de l’auteur de textes comme Le Judaïsme dans la musique (1850). Le mélomane pourra néanmoins regretter que la musique ait bénéficié dans ce livre d’un traitement moins attentif.

En 2010, pour sa mise en scène de Rienzi à la Deutsche Oper de Berlin, Philip Stölzl montrait le tribun romain sous l’aspect du Dictateur selon Chaplin, en uniforme et jonglant avec un globe terrestre. En 2012, Stefan Herheim montait à Bayreuth un Parsifal dont le deuxième acte se terminait sous la bannière nazie. Évoquer le Troisième Reich dans une production d’opéra wagnérien est un poncif qui ne date pas d’hier. De son côté, la Colline Sacrée a longtemps été accusée de vouloir occulter une période peu glorieuse de son passé,  mais la nouvelle génération de descendants du compositeur semble davantage prête à revisiter son histoire, même si, toujours en 2012, le Festival s’est montré bien inexorable dans son refus de confier le rôle du Hollandais à un baryton russe ((NdR : Evghenyi Nikitin)) dont on avait découvert sur le tard qu’il s’était dans sa jeunesse fait tatouer une croix gammée sur la poitrine… Comme le rappellent ces quelques exemples – on pourrait les multiplier aisément – le lien entre Wagner et Hitler est depuis longtemps devenu un lieu commun. Le mérite de l’ouvrage que Fanny Chassain-Pichon fait paraître chez Passés Composés (dérivé d’une thèse de doctorat en histoire moderne et contemporaine, soutenue en janvier 2011 à Paris IV) est de dépasser les images rebattues pour remonter aux sources du possible rapprochement.

La démarche que propose l’auteure est d’associer les deux hommes pour mieux les distinguer, de « montrer qu’il faut dissocier Hitler de Wagner, tout en constatant que Wagner fut un antisémite radical et qu’Hitler a puisé son inspiration la plus intime dans l’œuvre et l’exemple de Richard Wagner ». D’un autre côté, Fanny Chassain-Pichon qualifie elle-même Hitler de « Wagner de la politique », soulignant combien le compositeur devint « son utopie personnelle », Bayreuth devenant à partir de 1923 « le centre du monde d’Hitler » qui « orchestra la fin de sa vie à la façon d’un opéra wagnérien en trois actes », les années 1930 ayant été marquées selon elle par la wagnérisation de l’Allemagne et l’hitlérisation de Bayreuth.

Pour montrer que la dette d’Hitler envers Wagner ne se limite pas au rituel et au fond sonore de ses rassemblements politiques, et que le Führer n’était pas simplement un grand amateur des opéras du compositeur, Fanny Chassain-Pichon rédige deux vies parallèles à la manière de Plutarque. Son ouvrage est découpé en huit chapitres qui, à chaque fois, relatent une période de l’existence  de Wagner puis, en écho, une période de celle d’Hitler, depuis leur enfance jusqu’à leur décès. Ce découpage permet de souligner les ressemblances – incertitudes sur leurs origines pour les deux hommes, effet d’un événement majeur ayant déçu leurs attentes (échec de la révolution de 1848 pour le premier, défaite de l’Allemagne en 1918 pour le second) – et surtout, car c’est là le cœur de ce travail, de rapprocher leurs écrits.

La thèse du livre est en effet qu’Hitler a été marqué, influencé, inspiré par les idées exprimées dans les textes de Wagner bien plus encore que dans ses opéras, par son « argumentation esthétique d’un antisémitisme métaphysique et essentialiste », à tel point que l’on peut trouver dans les Œuvres en prose du compositeur les « bases essentielles » et les « véritables racines intellectuelles de Mein Kampf », ce dernier écrit constituant comme « un pastiche du Judaïsme dans la musique » puisque   « Hitler imita Wagner, jusque dans les formulations », malgré le filtre de Houston Stewart Chamberlain par lequel les théories racistes wagnériennes lui étaient également parvenues.

Cette étude ne s’appuie pas seulement sur une lecture attentive des textes des deux hommes, mais aussi sur l’abondante littérature critique consacrée à l’un et à l’autre ou aux deux réunis, non sans emprunter aussi à René Girard sa notion de désir mimétique. Peut-être lui reprochera-t-on de parfois prendre pour argent comptant les affirmations de l’un ou de l’autre : affirmer que Wagner et Mathilde Wesendonck « ne furent jamais amants », c’est adhérer de manière inconditionnelle à la version du compositeur, mais il est vrai que nul ne pourra jamais trancher sur ce point. Heureusement, l’auteure se montre plus prudente face aux affirmations d’Hitler dans Mein Kampf, notamment en matière de chronologie des événements. Parfois, la matière semble si abondante et tellement justifier le rapprochement qu’on se demande s’il était vraiment nécessaire de voir une allusion à Wagner là où telle citation hitlérienne semble au mieux se cantonner au degré extrême de l’implicite.

Par ailleurs, il est finalement assez peu question de musique dans ce livre, quoique Fanny Chassain-Pichon évoque nécessairement les différents opéras de Wagner (on s’étonne pourtant, alors qu’elle s’attarde sur Die Hochzeit, tout premier essai du jeune Richard dans le genre lyrique, qu’elle passe sous silence son premier opéra achevé, Die Feen, dont le manuscrit fut offert à Hitler et disparut avec lui dans l’incendie du Bunker). Et l’on en vient à songer que même si, lors de la soutenance de la thèse initiale, le jury était présidé par le musicologue Jean-Pierre Bartoli, c’est peut-être dans le domaine de la musique que l’ouvrage révèle quelques faiblesses.

Bien qu’il s’agisse d’un Singspiel où le parlé tient une place considérable, il est surprenant de voir le Freischütz de Weber mentionné comme « une pièce de théâtre » (68). On relève aussi une amusante traduction par « opéra allemand » lorsqu’il est question de la Deutsche Oper de Berlin (41). Plus grave, Alfred Roller est présenté comme un « metteur en scène », ce qu’il ne fut jamais, qui « dirigeait des opéras wagnériens », terme relevant de l’anglicisme et tout à fait déplacé. C’est en tant que concepteur de décors et de costumes que Roller avait suscité l’admiration d’Hitler depuis qu’il avait assisté à une représentation de Tristan und Isolde vue non pas à Linz (comme indiqué page 34) mais à Vienne (comme rectifié page 78), le 8 mai 1906 lors de son premier séjour dans la capitale autrichienne. Curieusement, Fanny Chassain-Pichon affirme qu’Hitler aurait rencontré Roller en 1907, et cite à l’appui une lettre citée dans le livre de Brigitte Hamann Hitlers Wien. Ce « fait » est pourtant doublement faux : comme le précise Hamann, et comme Hitler lui-même l’avouait, cette rencontre n’eut jamais lieu, le jeune Adolf n’ayant finalement pas eu le courage de se présenter à celui qui s’était déclaré prêt à le recevoir, dans une lettre du 6 février 1908 (et non 1907).

Evoquant « Tannhäuser, Lohengrin, Siegfried, Parsifal », Fanny Chassain-Pichon écrit : « Tous, ou presque, ont un père nourricier, un père remplaçant, mais un ersatz de bas étage, souvent représenté par un nain » (53) : affirmation étrange, d’autant qu’à part Mime pour Siegfried, on ne voit guère d’autres nains servant de père à un héros wagnérien. Quant à dire que le Walhalla renaît de ses cendres à la fin du Crépuscule des dieux (143), c’est aussi une affirmation pour le moins discutable.

Comme nous n’avons eu accès à ce livre que sur épreuves, nous laisserons à l’auteur le bénéfice du doute, et il est probable que diverses coquilles et impropriétés auront été corrigées avant que le volume ne soit livré au public. Du reste, celles-ci ne nous auront pas empêché d’apprécier le sens de la formule souvent déployé par Fanny Chassain-Pichon dans son portrait croisé de deux hommes qui manifestaient une « tendance exacerbée à prendre de la place, toute la place », « Wagner artiste-homme politique et […] Hitler homme politique-artiste ».

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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