Programme

Henri Dutilleux (1916–2013)  – Mystère de l’instant (1986)
Commande de Paul Sacher.
Créé le 22 octobre 1989 à la Tonhalle de Zurich sous la direction de Paul Sacher.
Appels, rumeurs ; Litanie ; Soliloque.

Effectif : 24 cordes, cymbalum et percussions

Arthur Honegger (1892–1955) : Symphonie n° 2 (1940–1941)
Commande de Paul Sacher. Création le 18 mai 1942 par le Collegium Musicum de Zurich sous la direction de Paul Sacher.

Molto moderato – allegro ; Adagio mesto ; Vivace non troppo-Presto

Effectif : 24 cordes, trompette solo.

Orchestre National de France
Direction musicale : Daniele Gatti

 

Paris, Auditorium de Radio France, Jeudi 11 juin 2020

Les formations symphoniques de Radio France proposent jusqu'à la fin du mois de juillet une  série de neuf concerts en direct de l’Auditorium. Donnés sans public pour satisfaire aux conditions sanitaires, ces concerts symphoniques sont complétés par dix rendez-vous de musique de chambre, tous disponibles en streaming sur Arte Concert et France Musique. La programmation se plie aux exigences en proposant des concerts d'une durée réduite, avec des effectifs privilégiant cordes et percussions. Pour son premier concert de la série, l'Orchestre National de France retrouve son ancien directeur musical Daniele Gatti dans un programme Dutilleux – Honegger, emblématique d'une musique française rigoureuse et sans concession. De toute évidence, le fait de jouer dans une salle vide récrée de fait les conditions d'un enregistrement, soulignant l'austérité et la concentration intrinsèques de ces pièces. Composées à cinquante ans de distance, ces partitions donnent à voir deux approches différentes de l'écriture symphonique et la survivance d'un style dans un paysage contemporain qui n'a eu de cesse de questionner cette forme.

Daniele Gatti le 11 juin dernier à la tête du National de France

 

Vidéo disponible sur ArteConcert : https://www.arte.tv/fr/videos/087078–024‑A/l‑orchestre-national-de-france-interprete-dutilleux-et-honegger/

Les retrouvailles de Daniele Gatti avec l'Orchestre National de France auraient dû avoir lieu début mai avec une très attendue 9e Symphonie de Gustav Mahler – sans doute une des annulations les plus dommageables de cette saison parisienne, percutée par la crise du coronavirus. Le hasard aura voulu que ce concert soit le premier du National après la période de confinement, dans un diptyque Dutilleux-Honegger que Gatti a déjà expérimenté, notamment à la tête des Berliner Philharmoniker en septembre 2016 avec les Métaboles et la Troisième Symphonie "liturgique" (https://www.digitalconcerthall.com/en/concert/23437) et pour Mystère de l'instant lors d'un concert donné avec le National au Théâtre des Champs-Élysées en septembre 2013, quelques mois après le décès de Dutilleux, dans l'effectif de la version révisée (https://youtu.be/0R-hrFRL0CM)

Paul Sacher

Le diptyque offre également l'occasion de mentionner la haute figure du mécène et chef d’orchestre Paul Sacher. Sans lui, nombre d'œuvres du XXe musical n'auraient tout simplement pas pu voir le jour, parmi lesquelles le Divertimento ou la Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartók, le Concerto en ré de Stravinsky, la Petite symphonie concertante de Frank Martin… Sacher passa commande du Mystère de l'instant et de la 2e Symphonie ; il en assura personnellement la création à Zürich en 1942 et 1989. On pense idéalement à ce beau documentaire que François-Marie Ribadeau avait réalisé pour la télévision française en 1990, racontant la naissance du Mystère de l'instant de Dutilleux – isolé trois ans durant dans la retraite d'un petit chalet au cœur des montagnes enneigées, personnage humble et poétique. Soucieux de perfection et repoussant toujours l'échéance de devoir livrer sa partition à Sacher, le compositeur expliquait le besoin impérieux de creuser dans le silence une relation à l'instant, afin d'explorer cette relation à l'éphémère sans pour autant supprimer la notion de forme musicale. On doit comprendre dès lors, que le titre renvoie directement à une mystique de la création artistique, une sorte de grâce religieuse certes moins explicite que chez Messiaen, mais à tout le moins spirituelle dans son acception. L'extrême concentration de ce Mystère, allié à la densité de la 2e Symphonie d'Honegger, évoque chez l'auditeur l'impression d'une sévérité et d'une noirceur du langage musical allié à une forme de cérémonie.

Paul Sacher et Henri Dutilleux

Décrite par Dutilleux comme une succession de dix "instantanés", la partition de Mystère de l’instant se déploie à la manière d'un tableau mouvant de sensations, interrogeant le processus créateur que le compositeur posait en ces termes : pourquoi une idée parvient elle à se fixer jusqu'à l'évidence, plutôt que telle autre ? Utilisant un effectif voisin de celui réuni par Bartók pour sa Musique pour cordes, percussion et célesta, Dutilleux laisse de côté la structure du thème et variations (Métaboles, Tout un Monde lointain, L'Arbre des songes ou le quatuor Ainsi la Nuit). Il se concentre ici sur la façon dont se saisit l'instant sonore, à la fois dans sa fulgurance et son éphémère. La démarche n'est pas celle du croquis ou de la miniature allégorique mais plutôt celle du Debussy des Préludes ou des Images. La durée des dix sections varie de quelques minutes à quelques secondes, formant un ensemble qu'on assimilerait volontiers à un parcours mental tant les titres (Appels, Prismes, Espaces lointains, Litanies, Soliloques, Métamorphoses sur le nom de Sacher, etc.) échappent à une segmentation très claire à l'écoute. De l'aveu même de Dutilleux , "les idées sont énoncées telles qu'elles se présentent, sans allusion à ce qui précède ou ce qui va suivre", ce qui contraint à une disponibilité et une attention qui se plie à certaines incongruité comme ces replis évanescents des glissandos des cordes en harmoniques picorées d'un archaïsant cymbalum qui vient ponctuer d'une couleur très bartokienne une musique à l'épure et à l'horizontalité sans bords. Le geste de Gatti détaille les sections avec une alacrité plus soutenue et une pulsation plus noire encore que dans son interprétation de 2013. En exposant la structure resserrée et la tension sous-jacente qu'elle impose, le chef italien tisse les liens qui pourraient faire de cette pièce tardive une sorte de miroir inversé de l'écriture boulézienne à la sortie du dodécaphonisme intégral, depuis les Notations jusqu'à Figures, Doubles, Prismes. L'énergie qui se libère de la coda conclusive sur les six notes correspondant aux lettres du nom SACHER fait surgir une brillance qui porte à ébullition l'écrasement des cordes dans l'aigu, avec les fracas des percussions.

Paul Sacher, Arthur Honegger et Dinu Lipatti

Commandée en 1936 par Paul Sacher pour célébrer le dixième anniversaire de son Orchestre de chambre de Bâle, la 2e Symphonie d'Arthur Honegger ne fut terminée qu'en 1941 et créée à Zürich en 1942 par le commanditaire. Les années de guerre donnent à la partition une mélancolie teintée de deuil et de lumière. L'ambition formelle d'Honegger regarde moins vers une révolution des outils formels que vers une écriture ouvertement expressive, voire figurative quand, à l'issue de ces quelque 25 minutes, la trompette solaire faire irruption pour dissiper les nuées et rétablir l'espoir d'une renaissance. La langueur du thème ostinato des altos progresse dans le molto moderato vers une forme de dialogue tourmenté avec un ensemble de cordes d'une austérité et d'une sècheresse désespérées. Daniele Gatti préfère à l'élément purement expressionniste, la mise en valeur des jeux de timbres moirés et le croisement des thèmes qui dessinent dans l'adagio mesto une remarquable dramaturgie faite de tensions et de respirations lancinantes. La concentration et le nappé des phrases inscrivent les lignes solistes dans une remarquable couleur mobile. Point d'agressivité motorique dans les angles aigus du Vivace non troppo-Presto, où la multiplication des accents font de la pulsation l'élément central (et vital) du discours. La justesse de ton et d'incarnation suffisent à Andrei Kavalinski pour inscrire son solo de trompette dans les élans et les méandres fougueux des cordes, libérant dans un mode majeur la joie et l'accomplissement de ce Temps retrouvé.

Vidéo disponible sur ArteConcert : https://www.arte.tv/fr/videos/087078–024‑A/l‑orchestre-national-de-france-interprete-dutilleux-et-honegger/

Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
Article précédentOnéguine en herbe
Article suivantSans l’ami Emile

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici