Giuseppe Verdi.
Giovanna d’Arco

L’Avant-Scène Opéra n° 316, mai-juin 2020. 28 euros. ISBN 978–2‑84385–358‑6

L’Avant-Scène Opéra n° 316, mai-juin 2020

Pour son numéro 316 (mai-juin 2020), L’Avant-Scène Opéra accueille un opéra qui ne figurait pas encore à son catalogue, pourtant riche en œuvres verdiennes : Giovanna d’Arco (1845), représentatif des « années de galère » du maître de Busseto. En faisant de la Pucelle d’Orléans une combattante du Risorgimento, Giuseppe Verdi et son librettiste Temistocle Solera ont su transformer un personnage français revu par l’Allemand Schiller une véritable héroïne d’opéra italien. Ressuscitée en 1951 par Renata Tebaldi, Giovanna d’Arco aura mis plusieurs décennies à revenir sur les scènes ; le coronavirus a hélas empêché les représentations prévues ce printemps à Tours et à Metz.

On l’a longtemps crue lorraine, mais pour l’opéra, elle est surtout italienne, russe, allemande ou suisse. Si Jeanne d’Arc a sa place sur les scènes lyriques, c’est grâce à Verdi, à Tchaïkovski, à Braunfels ou à Honegger. Malgré les louables efforts de messieurs Kreutzer, Duprez, Mermet, Lenepveu, Bruneau, Widor, Chausson, Godard, Dubois, Paray, Tomasi et Jolivet, la Pucelle d’Orléans n’a jamais reçu des compositeurs français un hommage mémorable. Même les tentatives de Gounod – sa musique de scène pour le drame de Jules Barbier, ou sa Messe à la mémoire de Jeanne d’Arc – ou de Debussy, auteur d’une Ode à la France inachevée, sont bien oubliées. Le dernier volume paru de L’Avant-Scène Opéra nous rappelle cette vérité : la seule Jeanne à fouler à peu près régulièrement les planches des maisons d’opéra en Occident, que ce soit en version scénique ou de concert, c’est celle que Giuseppe Verdi offrit aux Milanais en 1845, celle que la France aurait dû présenter cette année dans deux productions différentes, en mai à Tours et en juin à Metz. L’œuvre avait donc une actualité qui justifiait amplement son inscription au catalogue de L’ASO, où Verdi était déjà représenté par une quinzaine d’œuvres, ce qui faisait de lui le compositeur le plus gâté par cette revue française fondée en 1976 et rapidement devenue une référence pour les mélomanes comme pour les professionnels de la musique.

Comme d’habitude, on trouve dans ce numéro 316 les rubriques qui ont fait le succès de la formule ASO : le livret en version originale accompagné de sa traduction française spécialement commandée pour l’occasion, le « Guide d’écoute », une série d’articles rédigés par des chercheurs, une discographie et une vidéographie, ainsi que la liste des principales productions depuis la création de l’œuvre. Autrement dit, pour qui veut se préparer à aller voir Giovanna d’Arco, à l’interpréter ou à la mettre en scène, de quoi compléter précieusement la lecture de la partition ou l’écoute d’un enregistrement. Par l’image, notamment, avec des photographies empruntées à des productions allant de 1951 (à Naples avec Renata Tebaldi) à 2015 (à Milan avec Anna Netrebko) en passant par le spectacle monté par Werner Herzog à Bologne en 1989, et dont la captation avait été commercialisée. Le commentaire de la partition, signé du musicologue Jean-François Boukobza, est accompagné de quelques extraits audio tirés de l’intégrale de studio dirigée en 1972 par James Levine, avec Montserrat Caballé, Placido Domingo et Sherrill Milnes.

Pour devenir italienne, Jeanne d’Arc est d’abord devenue allemande, puisque c’est à travers la pièce de Schiller que Verdi fait d’elle une héroïne d’opéra. Même s’il abuse en niant toute dette envers le dramaturge allemand, le librettiste Temistocle Solera n’en a pas moins pris de grandes libertés pour aboutir à un texte pouvant satisfaire le compositeur comme le public. Camillo Faverzani consacre un article à celui dont la carrière ne se limite pas à avoir fourni à Verdi ses premiers livrets, Oberto (1839), Un giorno di regno (1840), Nabucco (1842), I lombardi alla prima crociata (1845), avant la rupture autour d’Attila en 1846. Comme le souligne Olivier Bouzy, la Jeanne du théâtre ou de l’opéra est très sensiblement différente de celle de l’Histoire. Jean-François Candoni se penche sur la délicate question de l’italianité de l’opéra de Verdi. A son éditeur, Solera affirmait « ma Giovanna d’Arco est un opéra complètement italien », et Verdi, bien qu’associé au nationalisme italien, emprunta toute sa vie ses sujets à la littérature européenne, qu’elle soit anglaise (Shakespeare), espagnole (pour Il Trovatore ou La Forza del destino), ou allemande (Schiller pour I masnadieri, Luisa Miller et Don Carlos). Par-delà le traitement d’un épisode médiéval franco-anglais par un écrivain allemand, « Il allait de soi en 1845, pour un public habitué à décrypter le langage codé du melodramma italien à l’époque où la censure était toute-puissante, qu’une intrigue située en France à l’époque de la guerre de Cent Ans était mentalement transposable dans l’Italie contemporaine ». Autrement dit, bouter les Godons hors des terres du roi Charles, ou chasser l’occupant autrichien de Lombardie-Vénétie, même combat. Non content d’avoir « outrageusement simplifié le scénario de la tragédie allemande », en schématisant la psychologie de la Jungfrau schillérienne, Solera a façonné une héroïne d’opéra typique, partagée comme tant d’autres entre l’amour et le devoir. Mais là où la tragédie germanique lui accordait cette faiblesse de s’éprendre d’un soldat anglais, Giovanna ne saurait s’amouracher que du bon roi de France, et pas seulement pour réduire drastiquement le nombre de personnages (27 chez Schiller, 5 chez Solera dont deux hallebardiers, pour ainsi dire). Si italien que soit l’opéra de Verdi, il n’en inclut pas moins une scène digne du grand opéra à la française élaboré à Paris depuis les années 1830, et qui rappelle plus précisément un moment comparable dans Le Prophète de Meyerbeer : le couronnement de Charles VII, interrompu par les accusations lancées par le père de Jeanne.

A Paris, justement, l’œuvre n’arriva que bien tard, peut-être parce que la France ne se souciait guère de ce qu’un Italien pouvait faire de « la bonne Lorraine » chère à Villon revue et corrigée par un Allemand. L’œuvre fut finalement montée en 1868 au Théâtre-Italien, avec l’illustre Adelina Patti dans le rôle-titre, mais fit un four. Hervé Gartioux s’interroge sur les raisons d’un échec pas si étonnant : 23 ans après sa création déjà peu enthousiasmante à La Scala, l’œuvre faisait figure d’antiquité, conçue selon des recettes désormais éculées. Résultat : trois petites représentations et puis s’en va. La critique se montre sans pitié envers le livret, et « on reproche à l’Italie d’avoir dégradé l’une des plus belles pages d’histoire de France, un trésor national ; c’est un sacrilège ». Quelques pages de la partition échappent à la démolition en règle, mais le style du compositeur a trop évolué depuis les années 1840 pour qu’une pareille « vieillerie » semble encore tolérable. Même la Patti n’aura pas convaincu, Verdi ne semblant décidément pas fait pour elle : « ces rôles pathétiques la dépassent et la surmènent », estime la presse parisienne.

Reste à Julie Deramond le soin de retracer la fortune musicale de Jeanne d’Arc, qui « est aussi bien la sainte que l’on prie avec un cantique ou une messe qu’un personnage de théâtre à l’opéra ou dans la comédie musicale. Elle suscite enfin des œuvres savantes comme populaires, de la suite pour orchestre à la mélodie française en passant par la polka et la musique pop ». C’est à la toute fin du XVIIIe siècle que la Pucelle s’implante pour de bon dans la musique, les années 1850 ouvrant « l’âge d’or de l’opéra johannique ».

Pour la vidéographie, Chantal Cazaux (par ailleurs rédactrice en chef de L’Avant-Scène Opéra) n’a guère que cinq versions à se mettre sous la dent, dont quatre captées entre 2008 et 2016, signe d’un retour de l’œuvre sur les scènes. Pour la discographie, en revanche, Alfred Caron doit départager onze enregistrements, depuis Tebaldi en 1951, date qui marque décidément la résurrection moderne de cet opéra, jusqu’à 2013, avec une captation réalisée au festival de Martina Franca. Deux versions de studio seulement, les lives les plus anciens réduisant la partition à la portion congrue à force de coupures. Parmi les grandes Giovanna, outre les dames déjà mentionnées, on retiendra la jeune Katia Ricciarelli en 1972 et, plus près de nous, Jessica Pratt, non sans regretter ce que Patrizia Ciofi aurait pu tirer du personnage si les représentations messines avaient bien eu lieu ce mois-ci.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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