Sturm und Drang, volume 1 

The Mozartists,
Direction : Ian Page,
Chiara Skerath, soprano
1 CD Signum Classics   SIGCD619, 71 minutes

Christoph Willibald Gluck, Don Juan, scène finale
Niccolò Jommelli, Fetonte, « Ombre che tacite qui sede »
Joseph Haydn, La canterina, « Non v’è chi mi aiuta »
Franz Xaver Beck, Symphonie en sol mineur, op. 3, n° 3
Tommaso Traetta, Sofonisba, « Crudeli, ahimè, che fate ? » et « Sofonisba, che aspetti ? »
Joseph Haydn, Symphonie n° 49 en fa mineur, « La Passione »

 

Enregistré à Londres, St John’s Smith Square, du 4 au 6 janvier 2019

On voit depuis quelques années fleurir les disques qui cherchent à reconstituer l’ambiance musicale dans lequel baignaient les grands compositeurs. L’intérêt de cette démarche n’est pas seulement historique, car elle permet parfois de belles découvertes et autorise le mélomane à réviser certains jugements. Avec ce premier volume d’une série intitulée Sturm und Drang, l’orchestre The Mozartists fondé et dirigé par Ian Page montre que le préromantisme pourrait bien être né dès les années 1760, nous fait découvrir Franz Xaver Beck et confirme que les opéras de Tommaso Traetta méritent une oreille attentive, surtout interprétés avec aplomb par Clara Skerath.

Peu connu en France, l’ensemble orchestral The Mozartists a été fondé en 2017 par le chef britannique Ian Page, dans le prolongement d’une formation jouant sur instruments anciens appelée Classical Opera. En 2012, Ian Page a entreprise d’enregistrer avec ses musiciens tous les opéras de Mozart, et en 2015, il s’est lancé dans un autre projet ambitieux, « Mozart 250 », étalé sur quelque 27 années, avec pour objectif d’interpréter chaque année la musique écrite exactement deux siècles et demi auparavant, afin de replacer les œuvres de Wolfgang Amadeus dans le contexte des compositions de ses contemporains. Au printemps 2018 est ainsi sorti un remarquable double disque intitulé Mozart in London, évoquant les partitions que le jeune prodige put entendre pendant son séjour de quinze mois en Grande-Bretagne, d’avril 1764 à août 1765.

C’est avec encore une autre proposition que l’orchestre et son chef reviennent en ce mois de mai, puisque leur nouveau disque est annoncé comme le premier volume d’une série qui devrait en compter sept, réunis sous le titre Sturm und Drang. Une note d’intention explique la licence par laquelle ce concept d’abord exclusivement littéraire est ici étendu à la musique. Ian Page a lui-même pris la plume pour s’en justifier. En Allemagne, le mouvement naît dans les années 1770 : il doit son nom à une pièce de Maximilian Klinger (1776) et atteint son apogée avec Les Brigands de Schiller (1781). « Ses buts généraux étaient d’effrayer et de perturber par le recours à un mode d’expression privilégiant la subjectivité la plus débridée », en s’inspirant de l’exemple de Shakespeare pour décrire « les extrêmes de la passion et des sentiments ». En musique, une tendance équivalente serait apparue dès la décennie précédente, avec « une profusion d’œuvres intensément dramatiques et agitées, en mineur », comme « en réaction à la délicatesse et au charme superficiel du rococo ».

Conformément à ce programme, il s’agira donc d’enregistrer des œuvres de Mozart (absent du volume 1), de Gluck et surtout de Haydn, ainsi que de nombreux compositeurs moins célèbres, négligés ou méconnus. On pense évidemment à la démarche de Julien Chauvin qui, à la tête de son Concert de la Loge, a gravé les six symphonies parisiennes de Haydn en les assortissant d’œuvres de la même époque, notamment des airs d’opéra chantés par Sandrine Piau, rapprochés de la symphonie 85 « La Reine », ou par Sophie Karthäuser, en dialogue avec la 87e (disques Aparté sortis en septembre 2016 et à l’automne dernier).

Haydn se taille bien ici la part du lion, avec la symphonie 49 dite « La Passione », celle-là même qui donnait son nom au dernier disque de Barbara Hannigan. Par son pathétique, par ses couleurs sombres et ses accents tourmentés, elle correspond bien à ce qu’on peut imaginer être l’équivalent musical du Sturm und Drang. The Mozartists l’interprètent à une vigueur qui en met parfaitement en relief le dynamisme fiévreux. L’autre symphonie au programme est en revanche due à un illustre inconnu, Franz Xaver Beck : né à Mannheim en 1734, il s’installa en France après un séjour en Italie et mourut à Bordeaux en 1809. Intéressante découverte que ce compositeur raffiné et audacieux, qui sait tirer profit de toute la puissance des cors joints à un orchestre à cordes, dans une symphonie animée d’une frénésie toute préromantique. Le disque s’ouvre sur Gluck, non pas le réformateur de l’opéra, mais l’auteur de ballets, le plus fameux restant ce Don Juan créé à Vienne en 1761, première collaboration avec Calzabigi, futur librettiste d’Orfeo ed Euridice. Comme le Don Giovanni de Mozart, le ballet de Gluck s’achève sur une scène mémorable où le héros est entraîné aux enfers, ici par des furies et des démons.

On peut néanmoins s’interroger sur la pertinence du rapprochement entre ces partitions et la notion de Sturm und Drang. Des Stürmen, il y en avait à l’opéra depuis longtemps : tempête dans Alcyone de Marin Marais, naufrages et orages chez ses différents successeurs tout au long du XVIIIe siècle, etc. Sans oublier les innombrables déclinaisons de l’aria di paragone où l’on comparait les tourments endurés par le personnage au tumulte des flots, et son âme malmenée à une embarcation soulevée par la houle. Quant au Drang, les passions de l’âme n’étaient-elles pas au cœur de l’art lyrique depuis la naissance du genre ? N’y a‑t‑il pas alors un risque de découvrir le Sturm und Drang chez Rameau, ou même chez Lully ?

La réponse à ces interrogations est fournie par les quatre airs d’opéra que le disque fait alterner avec la musique purement instrumentale. Trois compositeurs au degré de notoriété variable ont été retenus, mais les deux premières plages faisant intervenir la voix laissent un peu perplexe. On retrouve Haydn avec un extrait de l’opéra-comique La canterina (1766), qui est en fait une efficace pastiche de grand air pathétique d’opera seria. Seule l’extrême brièveté du morceau (moins de trois minutes) montre que nous ne sommes pas réellement chez Métastase. Curieuse idée, néanmoins, d’aborder d’emblée la parodie dès ce premier volume consacré au Sturm und Drang. Choix étonnant aussi, l’extrait de Fetonte de Jommelli (1768), dérivé du Phaëton de Lully. Si le sujet se rattache au thème – alors que le héros erre dans la nécropole souterraine de ses ancêtres, il évoque ces ombres qui reposent dans les tombeaux et les implore de ne pas aggraver son trouble – la mise en musique en semble bien placide. Le texte d’accompagnement nous dit que Jommelli cherchait à s’affranchir des règles de l’opera seria, notamment en multipliant les chœurs et les ensembles, mais la chose n’est pas particulièrement sensible dans cet air.

Plus intéressantes s’avèrent les deux arias dues à son compatriote Tommaso Traetta, auquel Christophe Rousset s’est jadis intéressé, en enregistrant l’opéra Antigona dont il avait également dirigé à Montpellier et à Paris une version scénique en 2004. Sofonisba fut créé à Mannheim en 1762, avec dans le rôle-titre cette même Dorothea Wendling à qui Mozart devait destiner Ilia d’Idomeneo en 1781. Il revient à Chiara Skerath de rendre vie à cette musique, et donc d’émettre à deux reprises cet urlo francese qu’exige la partition de l’air « Crudeli, fermate ». On sait que, dans la guerre esthétique qui opposait musiciens français et musiciens italiens, ces derniers considéraient que, de ce côté-ci des Alpes, on ne chantait pas à proprement parler, mais que l’on criait plutôt. Par deux fois, Sophonisbe pousse donc une sorte de glapissement assez surprenant, mais tout à fait expressif du désarroi de l’héroïne. Avec un timbre plus corsé que l’on n’en avait le souvenir, le soprano belgo-suisse se tire avec aplomb de l’exercice, et se montre d’autant plus persuasive que l’évolution de sa voix lui permet de se situer exactement au point d’équilibre entre la virtuosité nécessaire et le dramatisme indispensable : agile, mais pas poids plume ; reine, mais pas matrone.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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