Virgil Thomson (1896–1989)
The Mother of Us All,
Livret de Gertrude Stein, opéra créé le 7 mai 1947 à l'Université Columbia
The Charles Engelhard Court, The Metropolitan Museum of Art

Direction musicale : Daniela Candillari
Mise en scène : Louisa Proske
Lumières : Barbara Samuels
Costumes : Beth Goldenberg
Video : Kit Fitzgerald
Chorégraphies : Zoe Scofield

Avec :

Susan B. Anthony : Felicia Moore
Anne : Erin Wagner
Gertrude S. : Libby Sokolowski
Virgil T. : Gregory Feldmann
Daniel Webster : William Socolof
Jo the Loiterer : Chance Jonas‑O’Toole
Chris the Citizen : Kyle Miller
Indiana Elliot : Carlyle Quinn
Angel More : Jaylyn Simmons
Henrietta M. : Yvette Keong
John Adams : Ian Matthew Castro
Thaddeus Stevens : Santiago Pizarro
Constance Fletcher : Deborah Love
Jenny Reefer/Anna Hope : Alma Neuhaus
Lillian Russell : Lydia Grace Graham
Ulysses S. Grant : James Rootring
Herman Atlan : Ryan Hurley
Donald Gallup : Aaron Keeney
Andrew Johnson : Richard Pittsinger
Indiana Elliot’s brother : Jared Werlein

Artistes de la Juilliard’s Ellen and James S. Marcus Institute for Vocal Arts
Musiciens du New York Philharmonic

8 février 2020, The Charles Engelhard Court, The Metropolitan Museum of Art (8, 11, 12, 14 février 2020)

Pour célébrer le centenaire du 19e amendement de la constitution des Etats-Unis, qui accorda en 1920 le droit de vote aux femmes, le Metropolitan Museum de New-York présentait en février l’opéra The Mother of Us All (1947) du compositeur américain Virgil Thomson. Fruit d'une collaboration entre la Juilliard School, le New York Philharmonic et MetLiveArts, ce spectacle fait désormais l'objet d'une diffusion en streaming – occasion de découvrir une autre facette de la musique américaine et un musicien particulièrement mal connu de ce côté-ci de l'Atlantique. Mis en en scène très sobrement dans un des espaces publics du Metropolitan Museum, l'opéra bénéficie d'un cast brillant, dominé par la prestation de Felicia Moore dans le rôle de Susan B. Anthony et la battue rigoureuse de la chef slovène Daniela Candillari, à la tête d'un orchestre de poche.

Vidéo du spectacle à retrouver sur le lien MetLiveArts : https://youtu.be/d9ZeuWYZhb8

De la production lyrique étasunienne au XXe siècle, on a tendance à ne retenir de ce côté-ci de l’Atlantique que George Gershwin (Porgy and Bess) et Leonard Bernstein (West Side Story, et parfois Candide), aux côtés des minimalistes pris au sens large, de Philip Glass (Einstein on the Beach) à John Adams (Nixon in China). On croit rêver quand on songe que Paris n’a jamais jugé bon de présenter un chef‑d’œuvre comme Vanessa : bien que réfractaire aux audaces de l’avant-garde européenne, Samuel Barber y élaborait un langage original, tout au contraire de son complice et librettiste, Giancarlo Menotti, dont on s’explique mal les succès que connaissent encore les opéras platement néo-pucciniens. Les pays francophones continuant à ignorer les diverses tentatives menées aux Etats-Unis entre 1930 et 1970 pour donner à l’opéra un visage plus créatif (The Tender Land d’Aaron Copland, Susannah de Carlisle Floyd, Mourning Becomes Electra de Marvin David Levy, etc), c’est donc une aubaine que ce streaming proposé par le Met de New York – non pas le théâtre lyrique, mais le Metropolitan Museum – puisqu’il permettra à beaucoup de découvrir le deuxième des trois opéras de Virgil Thomson (1896–1989).

Elève de Nadia Boulanger, ce natif du Missouri vécut à Paris de 1925 à 1940 où il subit l’influence de Satie et du Groupe des Six. Revenu dans son pays natal, il prit sous son aile de nombreux jeunes compositeurs (Bernstein, Ned Rorem, John Cage), et c’est chez lui, à New York, que Boulez rencontra Stravinsky. Thomson s’est illustré dans de nombreux genres : bande-son de films (Prix Pulitzer 1949 pour Louisiana Story de Robert Flaherty), musique de chambre, symphonie, mélodie, ballet, piano, et bien sûr opéra. Comme celle du premier Poulenc ou du jeune Darius Milhaud, sa musique emprunte des accents faussement simples, détourne des mélodies populaires (« London Bridge is Falling Down » est notamment cité dans The Mother of Us All) et son usage des percussions rappelle certaines œuvres de Stravinsky (L’Histoire du soldat).

On remarque surtout l’audace dans le choix de ses livrets, puisqu’il eut l’excellente idée de les demander à Gertrude Stein (1874–1946). Collectionneuse d’art contemporain (Matisse, Picasso), elle s’installe à Paris dès les premières années du XXe siècle, elle reçoit toute l’intelligentsia artistique et littéraire dans son salon de la rue de Fleurus. Ses poèmes et ses textes en prose cultivent un goût très net pour la répétition, le jeu sur les sonorités et la valeur évocatrice des mots ; son vers le plus célèbre reste « Rose is a rose is a rose is a rose », qui figure dans le poème « Sacred Emily » de 1913 (en 1994, Pascal Dusapin s’est emparé de son texte A Lyrical Opera Made by Two pour en tirer son opéra To Be Sung). De cette icône de la modernité littéraire de l’entre-deux-guerres, on se doute bien qu’il ne fallait pas attendre une intrigue du genre « la soprano et le ténor s’aiment mais se heurtent à la jalousie du baryton ». Composé en 1928 et créé en 1934, Four Saints in Three Acts est le premier opéra que Thomson et Stein ont produit ensemble ; un an avant Porgy and Bess, il proposait une distribution entièrement afro-américaine, mais se distinguait surtout par l’écriture résolument non-narrative de son livret.

Deuxième fruit de la collaboration entre Thomson et Gertrude Stein (elle mourut peu après, et il s’agit de son dernier texte), The Mother of Us All (1947) refuse toute didascalie mais ne s’en présente pas moins comme un hommage à Susan B. Anthony (1820–1906), militante américaine qui lutta notamment pour le vote des femmes. Plusieurs personnages historiques de diverses époques sont convoqués, notamment John Quincy Adams et Ulysses S. Grant, respectivement 6e et 18e présidents des Etats-Unis. Malgré son contenu politique et féministe, le livret, fidèle en cela aux pratiques littéraires de Gertrude Stein, exclut toute action au sens habituel du terme, et les personnages, nombreux, sont plus des archétypes que des individus dotés d’un profil psychologique. Il est néanmoins possible de le diviser en deux actes et huit scènes où les différents protagonistes se rencontrent, affirment leurs convictions et dialoguent autour de la question des droits des femmes. Un épilogue montre l’inauguration d’une statue en mémoire de Susan B. Anthony.

Pour cet opéra atypique, une mise en scène tout aussi atypique s’avère un excellent choix, même si, aux Etats-Unis, l’œuvre a souvent été montée de manière traditionnelle dans des théâtres à l’italienne. C’est dans le Charles Engelhard Court, un des espaces du Metropolitan Museum (comparable aux cours Marly et Puget du Musée du Louvre), que se déroule ce spectacle qui tient plus du « rituel » à la Peter Sellars que de la production d’opéra au sens traditionnel du terme. L’action se déroule une estrade installée autour de la Diane d’Augustus Saint-Gaudens et parmi les statues d’autres sculpteurs américains du XIXe siècle, devant la façade de la Branch Bank of the United States (1825). Le lieu impose la sonorisation pour tous les chanteurs, la réduction d’orchestre – due à Virgil Thomson lui-même – pour six instrumentistes (piano/célesta, orgue, violon, violoncelle, trompette, percussions), issus du New York Philharmonic et dirigés avec rigueur par la chef slovène Daniela Candillari, particulièrement attachée à diriger les opéras de notre temps. Le lieu impose surtout l’absence de quatrième mur, puisque le public est réparti sur trois côtés de la scène. Rien d’illusionniste dans les déplacements, qui acquièrent un caractère quasi chorégraphique, mais une occupation très intelligente de l’espace dans le spectacle réglé par Louisa Proske. Les costumes ne renvoient au XIXe siècle que pour quelques personnages, la plupart des chanteurs étant habillés de manière à donner une idée de leur fonction, et les membres du chœur restant en tenue d’aujourd’hui, comme autant d’ordinary people illustrant différentes facettes de l’Amérique actuelle (l’ouvrier de chantier, la punkette, la Texane en Stetson et santiags…), sans doute à des fins de distanciation par rapport à un trop strict ancrage historique et pour mieux souligner la valeur atemporelle du message.

Le travail le captation est évidemment compliqué par la multiplicité des lieux utilisés et par la non-frontalité du jeu ; avec des prises de vue en plongée depuis les balcons latéraux, la vidéo tente de donner une idée de ce qui se passe simultanément ici et là, mais certains éléments nous échappent inévitablement alors qu’ils devaient être plus perceptibles pour les spectateurs présents sur place, comme les projections vidéo sur la façade néo-classique devant laquelle les instrumentistes sont déployés.

Tous élèves de la Juilliard School, les chanteurs héritent de rôles plus ou moins développés et ont plus ou moins l’occasion de briller. On relèvera ainsi les prestations, aussi convaincantes scéniquement que vocalement, du ténor  Chance Jonas‑O’Toole (Jo the Loiterer), de la soprano Jaylyn Simmons (Angel More) et de la basse William Socolof (Daniel Webster). Mais il faut évidemment réserver une révérence particulière à Felicia Moore dans le rôle de Susan B. Anthony, destiné à un soprano dramatique ou à une mezzo. Par l’ampleur de la voix et la rondeur de son timbre profond, par l’autorité de son chant et la maîtrise avec laquelle elle assume un rôle écrasant (elle est presque constamment en scène), cette jeune soprano américaine porte une grande partie du spectacle sur ses épaules, et l’on peut supposer que sa carrière ne restera pas longtemps cantonnée aux petites salles des Etats-Unis.

Vidéo du spectacle à retrouver sur le lien MetLiveArts : https://youtu.be/d9ZeuWYZhb8

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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