Programme

Beethoven, Sonate n°17 enmineur, op. 31 n°2
Schumann,Sonate n°1 en fa dièse mineur, op. 11
Schubert, Sonate n°18 en sol majeur, D. 894

Elisabeth Leonskaja, piano

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, le 10 février 2020

La valeur artistique de grands interprètes pianistes n’est pas toujours donnée en proportion de leur caractère plus ou moins individuel. Si l’on retourne encore et encore écouter Elisabeth Leonskaja reprendre les mêmes répertoires, ce n’est pas pour en apprendre quelque chose de nouveau (encore que par principe même, cela puisse se produire). C’est pour en réapprendre la même chose, pour y goûter les mêmes vertus instrumentales, produisant les mêmes qualités d’intégration et d’unification des formes et des styles. Le fait est qu’à mesure que la grande russo-viennoise entre dans le temps de la légende vivante, son jeu paraît se concentrer sur  lui-même, sur son intensification, le creusement de sa signature. Une signature qui présente le paradoxe de viser à une forme d’impersonnalité – celle de la tradition.

Il y a des nuances dans le profil pianistique des récitals donnés à Paris par Leonskaja ces dernières années. Mais il est vraisemblable que celles-ci soient au fond liées aux acoustiques plus ou moins intimes (Amphithéâtre Bastille, Cité de la musique, Auditorium du Louvre) ou amples (Pleyel, et bien sûr Philharmonie). Un cas particulier est celui du TCE, où ses deux derniers récitals (2012 et 2018) ont été plutôt marqués par la recherche d’un ton, d’une chaleur, et d’une certaine économie sonore. À l’exception des trois dernières sonates de Beethoven données en 2017 à la Philharmonie, ses prestations dans la Grande Salle P. Boulez se sont distinguées par une exploitation toujours plus désinhibé et gourmande des vastes volumes et de leur qualité de circulation ordonnée du son. Ce fut particulièrement le cas de la partie Schumann en 2018 (avec déjà la sonate en fa dièse) et du majestueux récital Schubert de l’an dernier. Ce cru 2020 le confirme avec éclat, au sens strict du terme. Toujours plus ample de sonorité, concentrée sur ces gestes fondamentaux qui font l’autorité de l’interprète (sa manière d’amortir la puissance et d’accompagner l’échappement mécanique par un mouvement latéral du bras, parallèle au clavier), Leonskaja prend au fond une position. Elle décide de nous faire voir un versant, plutôt qu’un autre qu’elle pourrait aussi bien explorer, de l’approche du répertoire, celui qui convient à la très grande salle symphonique.

Ce choix suppose une forme de viol stylistique, rien de nouveau sous le soleil. Il se légitime d’autant mieux dès lors qu’il procède d’une globalisation stylistique, qui, même dans un intervalle historique réduit (de 1802 à 1835) ne va pas de soi. En fait, on se souvient que Leonskaja avait donné Salle Pleyel des Schubert (D. 537, deux fois, D.840, D.959) et un opus 11 de Schumann un peu plus modestes de proportions sonores et expressives. Ce qui ne s’explique pas par une seule différence de perception conditionnée par l’acoustique. En revanche, on peut tenir pour partie cette dernière comme un facteur encourageant à la plénitude d’exploitation des possibilités sonores. Comme d’autres grands fauves du piano au soir de leur carrière, Leonskaja semble avoir pris le parti d’un piano propre à impressionner plus que jamais. La puissance, le rayonnement et la noblesse du son, conjugués à une continuité fondée sur la simplicité de pulsation, sont mis au premier plan de récitals qui deviennent unitaires même quand ils sont multi-stylistiques. Plus encore que d’ordinaire, les bis (triplé chopinien : étude op. 25/12, Fantaisie-impromptu et le rituel nocturne op. 27/2), tous joués sur un élan, animal et presque informel dans la manière de déclarer « voici comment jouer de cet instrument », signent un désir de manifeste de grand style, pro domo et piano.

Comment cette Tempête parvient-elle à se tenir debout, dans sa splendeur fragmentaire, en étant saisie de manière aussi globale, jouée fort (mais plutôt lentement, différence essentielle avec le geste unificateur d’un Pollini) ? On l’évoquait à propos de Barenboim, cette sonate se refuse à qui tente de l’articuler de l’intérieur, de la dialectiser, entre éruptivité et méditation, car de l’un à l’autre, Beethoven a omis les transitions, et dans l’un comme dans l’autre a distribué les silences et les irrésolutions. Leonskaja n’a jamais goûté le didactisme, mais cela va plus loin ici qu’un refus de souligner le contours discursif : la continuité est retrouvée par le fait que tout est contours, grâce à l’intensité avec laquelle chaque note est écoutée. D’une certaine façon, chez Leonskaja, la note est écoutée davantage que la phrase, cette dernière étant un produit de cette écoute concentrée sur la qualité du son. On pourrait en dire autant d’autres grands pianistes, mais avec elle, l’accent mis sur la dimension plastique de la continuité est omniprésente. Et c’est une solution, après tout, pour tenir la distance dans l’opus 31 n°2. Solution qui n’est pas si éloignée de ce qui est à nos yeux la grande référence d’aujourd’hui – Andsnes – même si elle prend ici un tour plus radical. Plus radical veut dire notamment : une sorte de tempo comme de dynamique fondamentaux et communs aux trois mouvements, inscrivant le problème de la forme dans un cadre déjà tenu pour émancipé d’elle-même, dans le son comme dans la battue.

Le trait récitatif du matériau est survalorisé, et c’est une excellente chose pour la clarté de la forme : il n’est pas question de conduire le matériau d’un point de problème à un point de résolution, dans aucun des mouvements. A l’échelle de chaque mouvement, Leonskaja parvient à exhiber, avec une forme de brutalité sensuelle, l’accent mis sur circularité de chacune des trois variantes de la forme sonate (la symétrie, sans la dialectique). On était déjà familier de son rondo, donné plusieurs en rappel à Paris, et dont le profil orchestral continue de croître comme un organisme grouillant de l’intérieur, avant de se rétracter sur sa cellule génératrice. Le plus impressionnant se trouve cependant dans la magistrale démonstration de maniement du son, qui donne aux épisodes proprement récitatifs de l’allegro une stature monumentale : cette descente d'unissons puis ces quelques notes parlées, sculptées dans le bronze, à pleine pédale forte, mettent en perspective le fond essentiellement ambigu de l’idée d’intériorité du sentiment ou du caractère, qui est ici certainement magnifié, par un procédé qui peut difficilement être décrit autrement que comme excessivement extérieur, projeté avec presque violence dans la lumière aveuglante du grand son envahissant la grande salle. Et pourtant, le monologue intérieur, le tumulte sous un crâne y sont, et paraissent de la plus forte nécessité. Les mêmes observation s’appliquent au largo, qui n’est certes pas sans nuances, y compris dynamiques, mais dont la signature est encore la splendeur de timbre, toute en-dehors, dont se parent les ritornellos refermant chaque section.

La 1ère Sonate de Schumann est extrêmement proche de celle chroniquée ici en 2018. Nonobstant un premier mouvement qui, bien qu'un peu plus achevé à chaque fois, paraît toujours trop tributaire d'une vision unificatrice du son et de la texture, elle déploie les mêmes vertus d’amplitude sans lourdeur, de chaleur et d’ouverture du timbre ; le profil symphonique s’est même renforcé ici et là, semble-t-il, notamment dans un magnifique scherzo, plus fermement tenu d’un bout à l’autre que lors des moutures parisiennes précédentes, et tirant tout le profit imaginable de l’extraordinaire imagination schumanienne dans ce mouvement (des répliques de cors à celle du hautbois, de l’alla burla, ma pomposo au pathétique chantant du trio à la fragmentation violente de celui-ci, projetée par Leonsksja, comme elle le fait dans la partie centrale de l'andantino de D.959, comme une colossale masse effondrée, puis qui se relève. Le finale est toujours cette merveille d’intégration, par la puissance et le souffle instrumentaux, de ce matériau génialement divers et qui force, par là, à la concentration extrême de l’expressivité sur chacun de ses composants. Le compromis entre le niveau de détail polyphonique et la densité de texture est toujours idéal. La coda présente toujours cette remarquable césure entre la longue préparation, éclatée autant que le suggère l’écriture versatile, où la musique paraît se disloquer dans l’aléas, comme un vase brisé, et la péroraison des dernières mesures, d’une majesté chorale que seul un Guilels a pu saisir. Malgré ses grands antécédents historiques, rarement l’interprétation de cette sonate n’a semblé aussi liée à l’imaginaire des Etudes symphoniques (auxquelles elle était associée dans le récital de 2018, et de nouveau sur le triple disque que vient de publier EaSonus).

C’est sans doute dans la sonate en sol de Schubert que l’approche entièrement symphonique paraît, abstraitement, la moins intuitive. La filiation souvent mise en avant entre Richter et Leonskaja ne permet pas de se la représenter, puisque les célèbres interprétation de D.894 par le premier ne font pas coïncider (ce qui est vrai de ses Schubert en général) la majesté recueillie des extrêmes lenteurs avec un usage particulièrement chaleureux et ample de l’instrument. Et si, il y a vingt-cinq ans, lorsque Leonskaja prenait le témoin et gravait sa première anthologie schubertienne pour Teldec, son style assez ascétique pouvait sonner comme une version adoucie des hautaines structures minérales du maître, son évolution ne s’est pas faite suivant cette pente. La toute récente – splendide – quasi intégrale pour EaSonus en témoigne, avec des prises de son haut de gamme valorisant une forme d’hédonisme pianistique qui n’était pas aussi évident dans les années 90, l’accent étant mis sur la rigueur structurelle au prix, peut-être, d’une auto-limitation des possibilités de chant et de timbre.Or, si l’on a traditionnellement pu opposer dans D.894 l’option immobile, minérale jusqu’à une sorte de zen, et une approche valorisant le titre de sonate-fantaisie, allante et surtout versatile (magnifiquement défendue récemment par Barenboim, dans une de ses plus grandes réussites schubertiennes), Leonskaja montre une voie synthétique, qui ne cède rien en majesté et en carrure rythmique mais se gorge de chant et de couleur. Bien sûr, dans le premier mouvement, une dimension réclusive et de violence du contraste y est atténuée, notamment en passant de la double exposition au début du développement. Les écarts dynamiques, comme dans le reste du récital, existent, mais sur une échelle compris entre le mezzo forte et le triple forte. Comme les D.850 et 959 de la saison passée, le texte est sollicité dans tout son potentiel d’occupation de la scène sonore, liant l’enjeu du temps, – tenir la distance imposée par le matériau, le tempo et la forme – au plaisir de remplir l’espace. Mais il est vrai que le premier mouvement de la sol majeur diffère fondamentalement, dans son type de symphonisme, de ceux en et en la majeur, en ce que sa continuité ne repose pas une énergie explicitement inscrite dans la pulsation. Le lien entre matériau et rythme est aussi fort ici mais n'entraîne pas de conséquence sur la sensation de mouvement. La réussite tient ici à ce que Leonskaja joue tellement sur la  plénitude matérielle qu’une sensation de mobilité émerge de la lenteur, et dessine une continuité mélodique plus nette que d’ordinaire entre les trois principales idées, suggérant un profil au fond monothématique et préfigurateur de la variation développante (comme dans la sonate en si majeur, par exemple).

En retirant à la lenteur son trait cérémoniel, voire de rituel quasi mystique institué par Richter, Leonskaja retrouve un caractère orchestral malgré l’écueil terrible d’une motricité absente, ou spectrale (un peu comme dans l’injouable et sublime Grand Duo à quatre mains). Ainsi, le mot déchirant de la deuxième partie du développement peut-il déployer tout son chant. Concilier le molto moderato et le cantabile de l'indication de tête est un idéal toujours virtuel, mais qui atteint là un rare degré de matérialisation. L’andante présente une inhabituelle chaleur expressive, et relativise l’opposition frontale des deux idées. La sévérité du III est nuancée par son ampleur sonore, tandis que son trio projette son lied à pleine poitrine.

Le vertige de la mélodie infinie est le Graal de cette sonate est l’enjeu essentiel du finale. C’est dans ce mouvement que Leonskaja ressemble le plus à Richter : son pari, justifié, est d’asseoir le chant sur ce qui semble, de prime abord, le contrarier, à savoir la force de caractère rythmique. Mais sans celle-ci, le mouvement ne pourrait jamais conserver son impulsion vitale. Avec peu de pédale, une attaque de note très franche, à la caractérisation affirmée, aux accents parfois völkisch à la main gauche, Leonskaja saisit un trait typique de certains grands finale schubertiens (comme ceux de la 6e Symphonie ou des sonates D.568 ou D.958), qui est la cohabitation d’une grâce très urbaine, fondée sur la profusion mélodique et un legato structurel, et un rebond sous-jacent d’extraction terrienne : un discours sophistiqué sur un ton primitif.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).

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