Gustav Mahler (1860–1911)
Symphonie n°3
créée en 1902 à Krefeld.

Daniel Harding, direction

Anne Sofie von Otter, mezzo soprano
Les chanteuses du Eric Ericsons Kammarkör
Les chanteuses du Radiokören
Les enfants du Hägerstens Gosskör et Diskantkör

 

 

Stockholm, Berwaldhallen, vendredi 7 décembre 2019

On dit souvent que les premières symphonies de Mahler se construisent presque par opposition des unes aux autres et, de fait, dans cet automne Mahler à Stockholm, nous l’avons bien perçu avec les volte-face des ambiances et des directions entre la Symphonie n°2, dite Résurrection, à Konserthuset, dirigée de manière volontariste par Christoph Eschenbach (lire le compte-rendu ici) et cette n°3 panthéiste, exécutée par un Daniel Harding plus poète que jamais avec le Sveriges Radios Symfoniorkester.

Mahler déclarait qu’écrire une symphonie, c’était « construire un monde avec tous les moyens techniques existants » ((propos recueillis par Nathalie Bauer-Lechner. Les citations de l’article sont tirés principalement du Gustav Mahler de Henri-Louis Lagrange paru chez Fayard)). C’est sans doute au programme de sa version du monde qu’il pensait lorsqu’il composa sa 3e symphonie. S’il décida d’abandonner titres et programmes, déclarant au  critique Max Marschalk que « ce ne sont que quelques bornes kilométriques et quelques poteaux indicateurs pour le voyage [de l’auditeur], ou bien (…) une carte des étoiles afin qu’il puisse comprendre le ciel nocturne et concevoir ses mondes lumineux », on suivra tout de même les indications qu’il a laissées avant ses reniements explicatifs pour s’orienter dans ces feux étoilés et tenter de cerner le travail de Daniel Harding.

Au début était la matière, inerte et minérale donc. Ce que me content les pierres, fut un temps le titre du premier mouvement. Puis L’éveil de Pan ou encore L’été fait son entrée. Ce qui frappe d’emblée, c’est que Harding ne cherche pas l’opposition frontale entre pulsion-force de vie et puissance d’inertie du minéral : partout on sent les liens et les soudures plastiques dans les graves (cuivres et contrebasses notamment). C’est que les deux sont intimement liés, opposés certes mais procédant du même monde. Pan et Gaïa, énergie et inertie, sont alliés comme Antée l’était avec sa mère.
Harding creuse les silences, les accentue et cela suffit pour créer la feinte opposition.

Par ailleurs, et c’est là aussi une surprise, sur une première partie qui peut aisément appeler ce type d’interprétation, le son est puissant mais jamais violent. On pense que Harding prend le contrepied de ce que Mahler disait sur la musique de l’ère nouvelle, inaugurée par Beethoven : « pour nous faire entendre de beaucoup d’auditeurs, dans des salles et des théâtres immenses, il nous faut faire un grand bruit ».

C’est le contraire que recherche Harding avec cette concentration, cette attention et ces ponctuations choisies.

Secousses sismiques

Ainsi la grosse caisse se fait moins son que véritables secousses sismiques qui parcourent la salle dans un silence devenu presque abyssal. C’est ce genre de moment, dont il est impossible de rendre compte en enregistrement, qui rend précieux le concert. Difficile de ne pas penser à (revivre ?) l’émotion de Mahler qui a longtemps lutté pour faire jouer ses compositions et entendant cet effet tellurique pour la première fois ((la symphonie fut exécutée en intégralité pour la première fois à Krefeld, cinq ans après sa composition)).
Le solo de trombone joue la carte de l’émotion, tout en trémolo. On craint vraiment (et on croit à) l’anéantissement de toutes forces vives, l’impossibilité de l’Éveil.
Par un jeu de correspondance des timbres et par la circulation des énergies terriennes et divines, le cortège de Pan finit par faire son entrée, seulement retardée mais finalement inéluctable et c’est le déluge de fanfares viennoises, avec par moments irruptions du populaire et du grotesque qu’Harding sert en crème fouettée légère, non sans humour mais avec beaucoup de respect pour cette tradition autrichienne. Là encore on pense au travail de Mahler sur le divan de Freud, racontant avoir été traumatisé par une querelle violente entre ses parents et confiant s’être refugié sur un trottoir où il a entendu un musicien jouer un air populaire. C’est ce qui pourrait expliquer l’irruption dans sa musique des chansons des rues aux moments forts de tension. L’arrivée de Pan est rien moins qu’un événement prodigieux et traumatique, on le comprend.
D’un point de vue plus personnel et pour la première fois, j’ai ressenti la chaleur de l’été caniculaire, proposé au programme, il fut un temps, de cette première partie. Peut-être que l’effet de cette grosse caisse prodigieuse faisait remonter en moi des souvenirs cinématographiques de Canicule d’Yves Boisset (avec David Bennent, l’éternel enfant du Tambour de Volker Schlöndorff et figure du dernier Tannhaüser de Tobias Kratzer à Bayreuth) ou des Rapaces de Stroheim (dans une version ciné-concert à Cinemateket). Grand écart entre les champs de maïs brûlés en couleurs, la Death Valley en noir et blanc et les prairies musicales de Steinbach am Attersee. Il fallait toute la magie de Harding et du Sveriges Radios Symfoniorkester pour faire ressortir cela.

D’ailleurs, le public est tellement emporté qu’il ne peut retenir de nombreux applaudissements, comme si on ne pouvait pas laisser cette bonne demie heure de grâce sans remerciements.

Après une courte pause, bien méritée, suit le 2° mouvement, Tempo di Minuetto. Sehr Mässig. C’est le Blumenstücke, Ce que me content les fleurs des prés, point de départ compositionnel de Mahler. Notons avec humour que Mahler déclarait : « je trouve toujours très remarquable que la plupart du temps, lorsque l’on parle de de la « nature », on pense seulement aux fleurs, oisillons et odeurs des bois. Personne ne pense à Dionysos ou au Grand Pan ». D’où l’ajout ‑a posteriori ! – du premier mouvement.

Après les grandes machineries du 1er mouvement , Harding allège considérablement le propos : légèreté des cordes, bois et vents. Tout est prairie, vents légers mais aussi, et c’est l’accent du soir, acidité végétale avec des aigreurs très marquées aux bois, herbes sèches des frappés sur le corps de la grosse caisse.

Tout cela fait effectivement partie de la totalité de la Nature. Pastorale et idyllique certes mais pas forcément tout sucre et tout miel, ce que Harding et l’orchestre nous rappellent ici ou-là par petites touches.

Après une très courte pause, sous les applaudissements toujours, suit le 3e mouvement, Comodo Scherzando. Ohne Hast, qui fut un temps ce que me content les animaux de la forêt, dans cette suite (poursuite) de la Genèse des temps primitifs, comme une Bible re-mythifiée.
Après les réminiscences de Beethoven, auquel on ne pouvait s’empêcher de penser lors du 2e mouvement, voilà les souvenirs de Wagner, et des états musicaux de cette nature hospitalière mais aussi sauvage et fougueuse, pleine de scène de chasses et de repos.
On entend glisser des ondines (de Smetana) ou des filles du Rhin et même le cor de Siegfried, mais sans son propriétaire (le temps des hommes, voire des quarts de dieux n’est pas encore venu…).
Le solo de cor ici n’est pas émouvant mais délicieusement délicat. On pense au repos du chasseur (dans son essence animale) dans la plénitude de l’élément naturel.
C’est d’ailleurs ce qui domine dans cette interprétation (cors onctueux et soyeux dans lesquels on s’abîme) et non les brusqueries sauvages (trompettes crépitantes et fort aigres tout de même) qui peuvent parfois surprendre et prendre le dessus sur l’impression principale.

Vient le temps des hommes et c’est le 4e mouvement, Sehr langsam. Misterioso. Durchaus ppp. Ce que me compte la Nuit d’après un texte de Nietzsche, puis intitulé l’Homme. L’indécision est de Mahler et les deux interprétations sont possibles et restent pertinentes conjointement.

Anne Sofie Van Otter, jusque-là assise au milieu des musiciens, ne joue pas le mystère mais nous propose une interrogation très humaine des profondeurs de la nuit et de la douleur. Elle nous rappelle, comme Stig Dagerman, que « notre besoin de consolation est impossible à rassasier ». Sa voix ne cherche pas les hauteurs et reste lovée dans l’orchestre, comme l’étaient les autres solistes auparavant (exception faite du cor de postillon bien sûr, du fait de sa spatialisation hors scène, à jardin). Il s’agit de faire entendre une voix humaine et Anne Sofie Van Otter en faisant entendre la sienne, sans fard et sans effets, la donne pour l’humanité.

Tant et si bien que l’appel mystique réclamé par le texte, «  O Mensch ! Gib acht / Ô Homme prête attention » (cuivres et cordes), passe presqu’inaperçu. Ici les hautbois se veulent aigrelets et égrillards pour tenter de réveiller l’homme perdu dans ses angoisses métaphysiques et nocturnes.

Anne Sofie van Otter et Daniel Harding

Les registres d’Anne Sofie Van Otter sont admirablement bien liés, son Tief ist ihr Weh, profond, semble s’appuyer physiquement sur l’orchestre (tout comme elle s’appuie sur la barre du chef) pour s’élever dans les aigus jamais démesurés. C’est doux, terriblement concentré dans une profonde faiblesse toute humaine, en dehors de toute volonté de surjouer le lied.  C’est dire si le texte est senti. C’est la voix de Nietzsche incarnée.

C’est presque sans transition et avec un très brusque levé d’enfants que débute le 5e mouvement, Lustig im Tempo und keck im Ausdruck. Ce que me conte le coucou  (remplacé par les cloches du matin, puis les anges).

Comme avec The Dream of Gerontius (lire le compte-rendu), c’est encore aux Christmas Carols de Britten que l’on pense avec les enfants du Hägerstens Gosskör et Diskantkör et les chanteuses du Eric Ericsons Kammarkör et du Radiokören, sur fond de cloches. C’est bien de saison (et fort apprécié du public) dans un pays dont les traditions de l’Avent sont très fortes.

C’est aussi un changement total de couleurs d’Anne Sofie Van Otter qui nous surprend le plus à ce moment-là. Elle s’anime réellement (elle était âme, elle devient corps et âme) et ondule comme sa voix dans le dialogue humain/divin qui rappelle son récent rôle de la Première Prieure, Mme de Croissy, dans la production des Dialogues des Carmélites de Poulenc au Kungliga Operan, l’an passé. Finie la voix intérieure de l’humanité, c’est une chrétienne en chair et en os qui se perd dans la contrition et cherche à retrouver les larmes de Saint Pierre (de Lassus à Bach). Là encore l’accent est mis sur les fragilités, sur le peu d’assurance de l’homme, par une voix agile et ductile qui ne cherche pas l’effet mais la diction, la clarté. Et le feu.

Prodigieux et inattendu !

Tout comme des bribes de Parsifal qui passent brièvement par-là (et reviendront hanter le mouvement suivant, le thème de la douleur notamment) mais c’est une autre histoire

6e et dernier mouvement, toujours en tête à queue et changement à vue. Langsam. Ruhevoll. Empfuden. Ou Ce que me conte l’Amour lorsque Mahler ne se refusait pas encore à fournir des analyses « car de telles remarques techniques égarent le public forcé de regarder au lieu d’écouter. Ce qui est important, c’est de s’abandonner entièrement [au] pouvoir [de la musique] et d’en ressentir le contenu humain et poétique ».

On écoute donc car poésie il y a. Et on retrouve comme base le 3e mouvement du 16e quatuor de Beethoven, opus 135. Si Beethoven, maître de la symphonie, a eu le don de mettre le monde en quatuor, on a donc ici, avec Mahler, un mouvement inverse avec le passage à l’orchestre et Harding joue de ça.

Les cordes sont hyper présentes et préparent un décollage en douceur vers les hauteurs toujours plus grandioses de l’Amour, avec un Harding plus pilote que jamais car à aucun moment, on n’a senti les passages de paliers lors de cette interprétation, véritable envol émotionnel.

Le pathos n’est jamais forcé. Ce n’est pas une interprétation romantique ni d’un classicisme forcené. C’est la poésie partout, une lente élévation, vécue depuis le 1er mouvement, plutôt que pensée (elle l’est, c’est évident), mais nullement marquée, sans chercher la surenchère sonore et les accents lourds. C’est ce qui a primé et c’est ce qui, je crois, déclenchait applaudissements spontanés et sourires entre spectateurs dans la salle. C’était l’œuvre d’un véritable poète à la baguette (« je suis l’instrument dont joue l’univers » disait Mahler) et elle circulait dans les corps présents sur scène.

C’est pour cela que les solistes (violon, violoncelle, bois…) étaient toujours intégrés dans le continuum, sans volonté de faire ressortir plus que ça leurs interventions (même celles de la grandiose Otter). Il y eut bien quelques scories ici ou là mais c’est le grand tout qui a primé et les interdépendances entre parties.

« La musique est la seule incarnation directe, immédiate de la volonté du monde », écrivait Schopenhauer. Nous en avons eu la preuve ce soir-là et nous en étions au cœur.

Une captation vidéo est encore disponible ici pour quelques jours :

https://www.berwaldhallen.se/play/aterupplev-mahlers-trea/

Pour continuer la lecture :

D’autres Symphonie n°3 de Mahler sur le blog du Wanderer :

http://blogduwanderer.com/lucerne-festival-2010-mariss-jansons-dirige-le-concertgebouw-le-3-septembre-2010-mahler-symphonie-n3

http://blogduwanderer.com/philharmonie-berlin-2013–2014-gustavo-dudamel-dirige-les-berliner-philharmoniker-le-16-juin-2014-mahler-symphonie-n3avec-gerhild-romberger-mezzosoprano

Dialogue humain/divin : Anne Sofie van Otter vs les choeurs

 

 

Avatar photo
Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici