Richard Wagner (1813–1883)
Das Rheingold (1869)
Prologue en un acte et quatre tableaux du Ring des Nibelungen
créé au théâtre national de la Cour de Munich le 22 septembre 1869

Mise en scène : Anna Kelo
Décors, Lumières, Vidéographie : Mikki Kunttu
Costumes : Erika Turunen

Tommi Hakala : Wotan
Lilli Paasikivi : Fricka
Tuomas Katajala : Loge
Reetta Haavisto : Freia
Tuomas Pursio : Donner
Markus Nykänen : Froh
Jukka Rasilainen : Alberich
Dan Karlström : Mime
Jyrki Korhonen : Fafner
Koit Soasepp : Fasolt
Sari Nordqvist : Erda
Marjukka Tepponen : Woglinde
Mari Palo : Wellgunde
Jeni Packalen : Flosshilde

Orchestre  de l'Opéra National de Finlande

Direction musicale : Esa-Pekka Salonen

30 août 2019 à l'Opéra National de Finlande à Helsinki

Avec Rheingold débute pour l'Opéra National de Finlande l'aventure d'un Ring prévu sur un rythme de deux opéras par an. Côté mise en scène, ce prologue lève le voile sur des choix esthétiques il faut bien le dire, assez décevants. Pour ses premiers pas dans Wagner, Anna Kelo cherche visiblement à faire une lecture littérale du livret, versant au passage dans un assez improbable tutti frutti antiquisant et vaguement mythologique. Cette vision sans éclat fait ressurgir une tradition qu'on croyait disparue avec le Neues Bayreuth et la révolution Chéreau. Les chanteurs font corps avec un décor très aéré qui fait la part belle aux projections très "heroic fantasy" de Mikki Kunttu. La direction d'Esa-Pekka Salonen voit grand là où le drame imposerait une approche plus intimiste, voire millimétrée. Si le plateau (intégralement constitué de chanteurs finlandais) est mis à rude épreuve par l'écrin orchestral, il offre cependant de bien belles surprises parmi lesquelles le Wotan de Tommi Hakala, qui côtoie les excellents Tuomas Katajala et Dan Karlström, respectivement Loge et Mime.

Tommi Hakala (Wotan), Tuomas Katajala (Loge), Dan Karlström (Mime)

Des quatre opéras qui constituent la Tétralogie, l'Or du Rhin est celui où le fantastique est le plus développé, voire le plus délirant. Wagner l'a voulu comme un Prologue, une antichambre qui expose les thèmes et prépare l'auditeur à l'enchaînement dramatique. Les velléités de rendre scéniquement à ce prologue des aspects "littéraux" se heurtent de fait à un livret qui dénie tout intérêt à moins de tomber, au mieux dans Tolkien, au pire dans Walt Disney. La scénographie d'Anna Kelo fait fi de ces dangers et se situe explicitement dans la catégorie des propositions illustratives. Ce travail en forme de plaidoyer pour une illustration littérale du Ring, montre en même temps ses limites et prouve à ceux-là mêmes qui pouvaient encore en douter, qu'il est impossible – voire suicidaire – de chercher à imager une action au plus près d'un livret largement métaphorique et sollicitant sans cesse l'imaginaire du spectateur. Les options d'Anna Kelo ne manquent certes pas d'idées mais puisent malheureusement dans une grammaire de gestes et de situations qu'on croyait disparue depuis des lustres, les personnages faisant corps avec le décor, au point souvent de s'y confondre et d'imposer toute une gamme de toges, cothurnes à lanières et bracelets de bras comme autant de détails peu perturbants mais somme toute, terriblement lénifiants.

Le spectacle débute par une scène muette au moment où les lumières s'éteignent et qu'un point lumineux tombe des cintres, rattrapé in extremis par une main mystérieuse surgie de nulle part. L'accord de mi bémol majeur est légèrement amplifié et diffusé en quadriphonie pour accompagner l'effet d'immersion de l'auditeur dans un espace liquide où chatoient les projections vidéos de Mikki Kunttu. Les images de reflets circulent depuis les côtés jusqu'au plafond, diffractées sur scène pour mieux rendre l'effet de monde imaginaire sous la surface des eaux. Cette abstraction de bon aloi jure avec les codes et les postures des trois filles du Rhin qui passent d'un rocher à un autre, éclairées par les longs rayons des projecteurs. L'or est là, luisant discrètement à travers une fissure au centre de la scène mais l'intérêt est ailleurs, dans cet énorme œuf noir posé à jardin et dont la coquille se brise soudain faisant surgir un étrange Alberich mi-humain mi-embryon d'oiseau, avec un corps malformé et des plumes trop rares pour pouvoir voler. En écartant la proximité avec l'œuf qu'imaginait Hans Neuenfels dans son Lohengrin, ou bien avec le canard en plastique que confiait Frank Castorf à son Alberich, il nous reste deux pistes à explorer : soit la simple illustration de cette lüsterne Kauz (affreux hiboux lubrique) dont parle Wellgunde en découvrant Alberich, soit se tourner vers la mythologie nordique qui parle de l'explosion d'un œuf d'oiseau qui aurait créé le monde, le ciel étant constitué par le haut de la coquille et soutenu par une colonne reliant la terre à l'étoile polaire. En plaçant dans cet œuf noir, un oiseau de mauvaise augure, Anna Kelo donne pour un court instant de la matière à son propos en donnant à voir l'origine du négatif et du futur crépuscule.

Jukka Rasilainen (Alberich)

On excusera par conséquent le peu d'enthousiasme que mettent les trois filles à séduire et repousser cette créature dont la multiplication des tics est censée illustrer la vilenie. On excusera moins l'épisode du vol de l'or, à ce point anecdotique qu'il se limite à quelques mines convenues, effroi pour ces dames et satisfaction pour le mauvais génie… Nous décollons ensuite vers les cieux, accompagnés par des projections de nuées qui bientôt se rassemblent en un bien symbolique cercle qui tournoie et en se dissipant, laisse apparaître les frontons de deux temples grecs dont l'alignement symétrique évoque un gradus ad Parnassum. L'image disparaît, cédant la place à une assemblée de divinités assoupies sur d'étranges chaises longues en marbre de Carrare. On perçoit d'emblée que l'ambiance est bien morose dans ce pré-Walhalla. On s'ennuie ferme et il ne manque que les cocktails et les biscuits apéritif pour accompagner la lente dégustation des célèbres pommes d'or, dont l'empilement régulier évoque le perfectionnisme zélé de la déesse Freia. Quand le ballet des servantes s'interrompt, on comprend que le précieux aliment vient à manquer – funestes prémices qui annoncent l'arrivée des géants venus réclamer leur dû.

D'ordinaire, le public se réjouit par avance à l'idée de découvrir par quel moyen la mise en scène a pu représenter ce détail de la fable wagnérienne. Là encore, on fait appel à la projection vidéo, avec deux supports mobiles surmontés de deux écrans LED sur lesquels se reflètent les visages déformés de Fasolt et Fafner. Tandis que les deux chanteurs sont placés dans l'obscurité, de part et d'autre de la scène, leurs doubles vidéos roulent des yeux menaçants. En les privant de gestes et d'une réelle présence scénique, la mise en scène réduit l'enlèvement de Freia au minimum syndical (les bras qui s'agitent et le personnage qui disparaît tandis que des techniciens déplacent l'écran vidéo). L'idée renforce par là-même l'incohérence d'un livret incapable de justifier à ce moment-là l'absence de réaction de Wotan.

Tommi Hakala (Wotan), Lilli Paasikivi (Fricka), Tuomas Pursio (Donner), Jyrki Korhonen (Fafner), Koit Soasepp (Fasolt)

Retour à la vidéo pour la descente vers Nibelheim avec, cette fois-ci, l'illusion qu'on pénètre dans un enchevêtrement de cubes et de lignes, accompagnés par un rideau de projecteurs qui, en se croisant de façon très complexe, dessinent à l'arrière-scène les contours d'une forme entre Grotte de Fingal et Monument Sibelius, tandis que s'élève au centre un monolithe dont la couleur dorée ne laisse planer aucun doute sur sa signification. Du haut de cette estrade improvisée, Alberich dirige une curieuse armée de petites mains vêtues de capes et houppelandes et couvre-chefs. L'ensemble pourrait laisser penser que l'action s'est égarée au premier acte de Parsifal, sauf qu'une cage apparaît à cour, avec à l'intérieur, un Mime comme pendant de son frère en oiseau embryonnaire. Il s'ensuit alors une série de correspondances qui part du Laß mich in Frieden ! que Mime adresse à Loge, jusqu'au Bin ich nun frei ? d'Alberich maudissant l'Or. Cette cage symbolique tient à la fois d'une cage à oiseau et d'une cage aux fauves. Elle représente à elle seule la malédiction qui fait des propriétaires successifs de l'Anneau des prisonniers de leur destin. D'où le manège des personnages qui entrent et sortent de cette prison mobile, tandis que la porte se referme sur eux…

On trouvera moins d'inspiration à la scène des transformations d'Alberich où les vidéos de Mikki Kunttu multiplient les efforts pour montrer un dragon tout droit sorti de l'imagerie du Seigneur des anneaux, alors que le crapaud se réduit au simple effet d'un projecteur vert pomme sur deux mains croisées qui s'agitent. On se dit alors qu'il est vraiment temps de remonter de ce triste Nibelheim… on retrouve au même moment les géants qui reviennent des coulisses, avec Freia coincée sur une balustrade et une envie pressante de récupérer leur rançon. Bien mal leur en prend, car la petite troupe des Nibelungen aux allures de chevaliers du Graal ne ramène qu'un banal petit tas de sacs qui font plutôt penser à une livraison de courses. C'est alors que surgit de terre une Erda couronnée telle une Miss Univers, tandis que sur son immense robe agitée par le vent, se projettent des images de voûte céleste. Son jugement ramène à la raison un Wotan passablement agité, qui en jette sa lance de dépit. Ce sera donc au tour des géants de subir une malédiction qui prend la forme d'un drame domestique, avec un arrêt sur image montrant Fasolt bouche ouverte comme si son meurtrier de frère avait appuyé sur la touche "pause" de la télécommande. Difficile en revanche de savoir à qui attribuer la palme du meilleur cliché, entre la lyre délicate de Froh et l'énorme marteau de Donner. L'arc-en-ciel est oublié sitôt qu'il apparaît et, tandis que les dieux se pressent sur un très mince proscénium pour assister au ballet de quatre immenses écrans LED qui montent jusqu'aux cintres comme un Walhalla digital. Alors que les derniers accords se fracassent sur ce symbole éclatant, Wotan apparaît, prisonnier de la même balustrade sur laquelle s'agitait Freia… d'une malédiction, l'autre ?

Tommi Hakala (Wotan)

Les nuages se dissipent au moment d'évoquer le niveau et les qualités du plateau vocal – atout majeur de cette production. Constitué uniquement par des chanteurs finlandais, le cast donne à entendre des voix quasiment jamais entendue ailleurs, ce qui augmente notre curiosité et notre intérêt. À l'exception de Jukka Rasilainen et Lilli Paasikivi, le reste de la troupe débutent leur carrière et l'on ne peut que saluer l'audace d'une maison d'opéra dans une production aussi importante que la Tétralogie de Wagner. Les Filles du Rhin font rapidement oublier le hiératisme des poses par une belle homogénéité et un bel équilibre, particulièrement autour de la voix sombre de Jeni Packalen, Flosshilde aux contours effilés qui fait écho à la douceur des aigus de la Woglinde de Marjukka Tepponen et le timbre corsé de Mari Palo en Wellgunde. On retrouve la présence et le sens théâtral de l'Alberich de Jukka Rasilainen – qualités qui firent de lui un Wotan remarquable dans la production du Ring de Bob Wilson à Zurich et Paris. L'incarnation du nain maléfique trouve ici un interprète à la hauteur de l'enjeu, capable en un tournemain de rendre l'instabilité psychique et la violence des accents avec un sens impeccable de la ligne et du souffle qui rattrape des couleurs qui auraient tendance à pâlir dans le registre aigu. Souvent en retrait, la Fricka de Lilli Paasikivi peine à jouer les matrones de service. Ses interventions n'ont rien des vitupérations qui devront faire plier Wotan au second acte de la Walkyrie. Tommi Hakala donne au dieux des dieux une carrure et une vigueur qui constituent un atout majeur dans un rôle qu'une tradition paresseuse pense dédié à des voix plus charnues et mélancoliques. Son chant est assez peu varié d'expression mais il conjugue un timbre étonnamment clair avec une capacité à soutenir dans l'intensité et dans l'expression des interventions volontiers véhémentes. Face à lui, Tuomas Katajala affiche un Loge de plus belle facture que son récent Tamino à Bruxelles, avec un sens souverain de la caractérisation dans les notes tenues et un phrasé dont l'abattage qui ne manquera pas de gagner en ampleur, à condition d'apprivoiser  une direction d'acteur aux abonnés absents et une fosse moins gourmande en décibels. Des lauriers également pour l'époustouflante Sari Nordqvist, Erda voluptueuse qui saisit l'auditeur dans les rets et les moirures de sa longue voix. À l'autre extrémité de cet ambitus sensuel, on trouve le Mime croassant et lugubre de Dan Karlström, déjà entendu à Genève la saison dernière. Le ténor finlandais se glisse dans le moindre interstice de son rôle pour camper le grotesque et le désespoir de son personnage. Du phrasé bosselé à l'expression douloureuse et chaotique, tout en lui désigne l'un des meilleurs interprètes actuels du rôle. Déception en revanche du côté des géants Koit Soasepp (Fasolt) et Jyrki Korhonen (Fafner). Desservis par une scénographie maladroite qui les contraint à chanter depuis une place fixe, de part et d'autre de la scène et dans l'obscurité, ils n'impressionnent ni par la densité ni par le poids insuffisant qu'ils réservent à leurs personnages. Cette faiblesse de caractérisation ajoute au sentiment d'improbable que suggérait l'insistante projection des visages sur écran géant. La ligne très tendue de la Freia de Reetta Haavisto frôle à plusieurs reprises la stridence, tandis que le phrasé timoré du Froh de Markus Nykänen rejoint le manque de conviction de Tuomas Pursio en Donner.

 

En réussissant à convaincre Esa-Pekka Salonen d'assurer la direction musicale de ce Ring, l'Opéra National de Finlande a réussi un coup qui lui assure les premières places parmi les grands événements de cette rentrée lyrique. Si le chef finlandais s'est assuré une notoriété internationale à la tête de phalanges prestigieuses dans le répertoire symphonique, il est intéressant de constater à quel point il a su réfréner son appétit en matière d'opéra, préférant au nombre de productions, la qualité des artistes avec lesquels il a collaboré. Sa fréquentation de Wagner se limitait jusqu'alors au Tristan und Isolde, monté en 2005 à l'Opéra Bastille avec les vidéos de Bill Viola et la mise en scène de Peter Sellars. Sans chercher à comparer Anna Kelo avec des noms aussi connus que Patrice Chéreau ou Katie Mitchell, on s'étonne de retrouver Salonen dans une production au demeurant si peu ambitieuse scénographiquement parlant. Son approche de l'œuvre est le second point d'interrogation et, sans nier le fait qu'une première représentation scénique fait toujours peser sur une soirée son lot d'aléas et d'approximations (précisons qu'à quelques jours d'intervalle, la production a été donnée en version concert durant le Baltic Sea Festival), on retrouve assurément dans cette interprétation un certain nombre de points récurrents qui placent cette personnalité musicale à un niveau respectable mais toujours en deçà des attentes si l'on considère que l'opéra exige des qualités qui le définirait essentiellement comme du théâtre chanté. Salonen ne cherche pas à contraindre la sonorité de l'orchestre de l'Opéra National de Finlande pour en tirer une matière sonore qui parlerait son Wagner avec des accents exagérément germaniques. Le geste effilé dessine un son où le volume l'emporte sur les angles vifs et, de manière globale, sur l'architecture de l'œuvre, quitte par exemple, à demander qu'on amplifie les contrebasses dans la salle pour créer un effet quadriphonique dans les premières mesures. La difficulté dans Rheingold consistant à dégager des caractéristiques musicales qui propulsent l'action toujours plus avant, il faut veiller à ne pas négliger les moments où le spectaculaire le dispute à la cohérence dramaturgique. Salonen se saisit de l'occasion pour faire des transitions orchestrales de purs moments de démonstration, quitte à laisser durer le plaisir et noyer sous les décibels des moments comme la descente et la remontée du Nibelheim ou bien toute la conclusion avec ses nappes de cuivres qui, au lieu de monter, semblent faire du sur-place et manquer de dynamique. Cette approche tend à sous-dimensionner le plateau en créant un hiatus fosse-scène qui peut contraindre audiblement certains rôles principaux à inventer le moyen d'exister au-delà de ces vagues de sons qui s'écrasent invariablement contre les exigences et les détails d'une action complexe qui leur fait écueil et exige désespérément plus de fluidité et d'adaptation. Les enjeux de ce Ring sont redoutables, et comme l'œuvre ne ressemble à aucune autre, elle constitue un défi pour tous les protagonistes – un défi dont nous ne manquerons pas de commenter les évolutions dans les prochains volets. Rendez-vous au printemps prochain.

Sari Nordqvist (Erda), Koit Soasepp (Fasolt)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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