Giacomo Puccini (1858–1924)
Tosca (1900)
Melodramma in tre atti
Livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa
d'après la pièce La Tosca de Victorien Sardou

Direction musicale : Daniele Rustioni
Mise en scène : Christophe Honoré
Scénographie : Alban Ho Van
Costumes : Olivier Bériot
Lumière : Dominique Bruguière
Vidéo : Baptiste Klein, Christophe Honoré
Assistant à la direction musicale et chef de choeur : Hugo Peraldo
Chefs de chant : Bertrand Halary, Alfredo Abbati
Assistantes à la mise en scène : Sandrine Lanno, Erika Guillouzouic
Assistante aux décors : Ariane Bromberger
Assistante aux costumes : Nathalie Pallandre
Assistant à la lumière : Nicolas Faucheux
Cadreurs : Céline Baril, Paul Poncet
Recherche documentation : Pierre Flinois

 

Floria Tosca : Angel Blue

La Prima Donna : Catherine Malfitano

Mario Cavaradossi : Joseph Calleja
Il barone Scarpia : Alexey Markov
Cesare Angelotti : Simon Shibambu
Il sagrestano : Leonardo Galeazzi
Sciarrone : Jean-Gabriel Saint Martin*
Spoletta : Michael Smallwood
Un Carceriere : Virgile Ancely
Le Majordome : Jean-Frédéric Lemoues**
Pompier : Frank Daumas
Musiciens : Rocco Manfredi, Matthieu Rieusset
Orchestre de l’Opéra de Lyon
Chœur de l’Opéra de Lyon – direction Hugo Peraldo
Maîtrise de l’Opéra de Lyon – direction Karine Locatelli
* ancien artiste de l'Académie
** avec le soutien du Jeune théâtre national
Festival d'Aix, Théâtre de l'Archevêché, 12 juillet 2019

C’est étonnant, mais pour la première fois Puccini sonne sous la voûte (céleste) du théâtre de l’Archevêché d’Aix-en-Provence, avec une Tosca évidemment hors des normes habituelles, comme il sied aux productions festivalières, mais qui aura sans doute pris à revers un public méditerranéen plus habitué aux Tosca traditionnelles. Christophe Honoré, après un Cosi fan tutte lui aussi hors des normes, revient ainsi à Aix pour méditer non sur Tosca, mais sur ce que peut représenter Tosca pour un fan d’opéra, ou pour une Diva retirée des scènes. Dans un travail entièrement centré sur la Diva (ici Catherine Malfitano), il évacue Tosca pour s’intéresser à ce que l’œuvre a déterminé chez une diva qui ainsi revoie sa vie. Discutable, mais intelligent. 

 

Catherine Malfitano (la Primadonna) et Angel Blue (Tosca)

Un rapport à l'opéra distendu

Christophe Honoré cherche dans les livrets quel univers et quel imaginaire  ils réveillent en lui. Et visiblement le livret de Tosca n’inspire son imaginaire qu’à travers ce qu’en ressent un artiste loin de l’opéra, un genre avec lequel il entretient un rapport à la fois d’attirance et distendu.
Affronter les œuvres qu’il a déjà travaillées, Pelléas et Mélisande, Les Dialogues des Carmélites, ou Don Carlos, voire Cosi fan tutte c’est affronter des œuvres nourries par des textes, par la littérature, ou portant des problématiques lourdes. Dans ces mises en scène, Honoré affrontait les possibles du livret qu’il explorait à fond.
Pour Tosca, il n’a pas envisagé que la pièce de Victorien Sardou soit digne d’être affrontée en tant que telle, et il a dévié le sujet, parce que Tosca en tant qu’opéra ne l’intéresse pas, mais parle à son imaginaire à un autre niveau, le nom Tosca n’évoque pas en lui une histoire de policier romain pervers qui veut une Diva dans son lit, mais justement l’idée de diva, sous tendue par le personnage même et surtout par l’exemple de Maria Callas. C’est une démarche très proustienne (« Noms de pays : le nom ») qui fait renvoyer dans l’évocatoire une réalité à la fois sensible et fantasmée.
Ainsi, qu’évoque Tosca pour un (quasi) non initié ? et à quoi renvoie Vissi d’Arte, l’air emblématique de l’opéra, que toutes les divas ont envie de chanter ? Ce sont des questions qui évacuent l’œuvre elle-même pour sonder autre chose, et c'est cet autre chose dont il est question dans cette mis en scène. D'une certaine manière, Honoré cherche derrière les yeux.
J’ai vécu d’art et d’amour…un passé révolu et presque testamentaire, voilà l'effet du sujet sur Honoré : il choisit de ne pas raconter l’opéra Tosca, sinon en surimpression d’un autre fil rouge, celui de la vieille primadonna, incarnée par Catherine Malfitano, qui joue (presque) son propre rôle, puisqu’à l’acte II défilent ses rôles fétiches, dont Salomé (qu’on vit à l’Opéra Bastille dans la mise en scène de Luc Bondy).
Tout le reste n’est que littérature ou arrière fond du scénario composé par Honoré d’un documentaire en préparation. Seulement, l’arrière fond, c’est la Tosca de Puccini, la musique de Puccini que le metteur en scène va essayer de plier à son exigence ou son fantasme   et c’est peut-être là que les choses posent des questions profondes et sensibles sur le jeu à l’opéra et au cinéma, sur les genres artistiques et ce qu’on en attend, sur la manière dont les personnages s’incarnent non dans leurs rôles, mais dans la représentation de leur rôle dans un autre contexte que celui d’une représentation de Tosca ordinaire.
Honoré va donc proposer le scénario d’une leçon de la primadonna sur Tosca, qu’elle va préparer avec des jeunes chanteurs dans son salon, et qui finit en version concertante, passant de la répétition du premier acte, plutôt légère et superficielle,  à un deuxième acte plus lourd où sont mis en parallèle la vie actuelle de la chanteuse qui continue de se projeter dans celle de Tosca qui se déroule devant elle, avec une ambiance plombée, et un troisième acte qui en est l’aboutissement : la version concertante de l’opéra avec orchestre sur scène, le triomphe des jeunes chanteurs et la fin de la vieille primadonna, définitivement supplantée.
Première remarque et pas des moindres : n’aurait-on pu faire le même travail avec en arrière-plan Traviata, Lucia, ou tout autre opéra à diva. Sans doute, mais ce qui fait le caractère de Tosca, c’est que c’est l’histoire d’une Diva, d’une chanteuse d’opéra où se mélangent la vie et l’art, d’où le vissi d’arte… Et c’est bien ici le choix en creux de Christophe Honoré : Tosca s'impose parce que  d'une primadonna qu'il s'agit dans le livret. Et l'enjeu qui va se dessiner,  ce sont les destins de divas de ces gloires qui furent adulées qui n’ont plus que les photos ou les souvenirs, en se réincarnant dans les jeunes qu’elles forment (NdR : et encore, quand ce sont de bonnes pédagogues). En fait, ce qui intéresse sur cette scène d'Aix, c'est Malfitano et rien d'autre.

Acte I, la primadonna (Catherine Malfitano fait répéter le ténor (Joseph Calleja)

Un exercice de style qui interpelle le genre "opéra"

Ce choix de Christophe Honoré reste assez ambigu : il nous dit en quelque sorte « tout a été dit sur Tosca », soutenant ainsi que de son point de vue, l’œuvre n’a plus d’intérêt en soi. Il faut donc trouver ailleurs. Une manière de dire : « je n’aime pas Tosca, et n’aime pas (trop) l’opéra (du moins ce type de standard ), alors je vais vous raconter une histoire qui m’intéresse plus ».
Christophe Honoré est trop fin et trop sensible pour ne pas sentir les limites de l’exercice, et on doit reconnaître que compte tenu de ces limites, il s’en sort bien, même si son scénario – car c’est bien de cela qu’il s’agit – invente par force des situations parallèles. Le premier acte est improbable, un exercice de style qui a dû bien l’amuser tant il essaie à toutes forces d’aller contre le livret, de diversion en diversion. De même au deuxième acte, quand la « jeune » Tosca lutte contre Scarpia et chante Vissi d’arte, la vieille Diva qui a vécu d’amour est contrainte de le monnayer, et sort sa vieille robe de scène dont va se vêtir la jeune chanteuse (Angel Blue), devenant Tosca à la place de Tosca, calife à la place du calife, dans une sorte de rituel de passage non dénué de grandeur d’ailleurs.

Structure du premier acte, théâtre et vidéo dans un salon luxueux, en direct et sur écran : Catherine Malfitano (la primadonna) et Leonardo Galeazzi (il sagrestano)

Un premier acte touffu qui pose clairement les enjeux et limites de l'exercice

C’est le premier acte qui pose le plus de problèmes de réalisation et en même temps celui qui pose immédiatement les questions essentielles de cette production.
En effet, puisque Christophe Honoré suit un scénario qui n’est pas l’histoire de Tosca, le premier acte se situe (comme le deuxième acte, mais avec une autre structure scénique et d‘autres objectifs dramaturgiques) dans le salon de réception de la vieille chanteuse, une très grande pièce avec un piano au milieu, du genre loft où l’on trouve  salon, chambre à coucher avec une coiffeuse pour le maquillage, des espaces de repas (décor très réaliste d’Alban Ho Van). En prologue, la chanteuse ne veut pas recevoir l’équipe qui va répéter, ne veut pas d’enfants dans les pattes (les enfants du premier acte qui dansent habituellement autour du sacristain), en un court dialogue plutôt souriant, mais comme il faut bien commencer le spectacle, finalement elle accepte et entrent alors les équipes de tournage, les chanteurs qui doivent répéter, dont la jeune femme qui va chanter Tosca et la musique commence : l’œuvre s’inscrit donc dans un contexte très différent, le contexte d’une leçon de chant, ce qui détermine des choix de mise en scène évidemment en décalage avec une Tosca ordinaire, les chanteurs chantant non leurs rôles, mais des artistes qui répètent leur rôle en se dédoublant. On a ainsi une Tosca au second degré, où les chanteurs doivent mimer vaguement des « personnages », la jeune chanteuse est toute jeune débutante, le ténor se comporte en « ténor », une caricature plus intéressée à la vieille diva qu’à la jeune chanteuse, les autres intervenant selon les exigences de la partition, sans "mise en scène" mais toujours au second degré, avec une reprise caméra en direct qui montre le résultat de ce documentaire qu’on est en train de tourner sur la vieille gloire à l'écran au-dessus du décor, comme d’ailleurs dans le Mahagonny de Van Hove, vu la veille : ces vidéos en direct inventées il y déjà longtemps par Frank Castorf ne commenceraient-elles pas à faire système ?

Le résultat est assez complexe et d’ailleurs pas inintéressant parce qu’il évacue tout le drame qui se noue au premier acte, forçant les chanteurs à chanter autrement leur rôle : on peut ainsi justifier les maladresses vocales de la jeune Angel Blue, qui chante d’ailleurs Tosca pour la première fois, avec des aigus un peu courts et des graves difficiles. Angel Blue est en quelque sorte contrainte par le rôle voulu par Honoré à « faire » la jeune chanteuse (qu’elle est d'ailleurs). Le ténor (Joseph Calleja, bien plus en carrière que sa collègue) de son côté a de réelles difficultés à dominer les passages à l’aigu, raclés, difficiles, comme s’il avait perdu ses aigus, et lorsque la vidéo nous montre Placido Domingo dans le film d’Andrea Andermann, on souffre pour lui, tant son chant est indifférent. Je crains que le Mario réel et le ténor qui chante Mario voulu par la mise en scène ne se rejoignent ici : Calleja n’est pas dans le rôle d’un côté comme de l’autre.
Stylistiquement, le seul qui tienne vraiment la route est Alexey Markov, au chant toujours dominé, élégant, contrôlé,  qui évacue (mise en scène oblige) les moments caricaturaux dont on peut affubler le rôle de Scarpia. Il crée un Scarpia à distance, d’ailleurs concevable dans une Tosca premier degré, et d’autant plus compréhensible dans une Tosca second degré . Markov-baryton fait Scarpia dans un salon de diva, pas exactement San Andrea della Valle.

Acte I, Te Deum , Te Deam

La scène finale (le Te Deum) prend ainsi un sens différent puisqu’on y présente l’icône (une affiche de Tosca) de la Diva, dans un ensemble honorant la chanteuse qui clôt un premier acte  nous ayant livré tous les enjeux du spectacle, dont l’option force les chanteurs à modérer leur chant, à alléger leurs tics, à jouer autre chose, et donc qui évacue le drame de Tosca pour nous concentrer sur celui de Catherine Malfitano qui fut Tosca.
Car tout est évidemment centré autour de la chanteuse qui fut Tosca en 1992 dans ce film « en direct de Rome » d’Andrea Andermann, tourné en direct sur les lieux mêmes du drame. C’est à dire l’opposé même du projet de Christophe Honoré. On passe d’une Tosca filmée « en direct » à une Tosca filmée au passé et en surimpression.
Catherine Malfitano fut  une chanteuse de grand succès une des grandes de son époque, mais ne fut jamais malgré ses succès la diva dont les exemples vont être montrés au deuxième acte pendant le Vissi d’arte et donc là aussi il y a quelque chose de sur-joué dans ce jeu sur la diva autour d’une chanteuse qui ne le fut pas. Si Malfitano fut diva, c'est parce qu'elle a fait une Tosca filmée, projetée en mondovision en une soirée considérée comme historique, et non sur une scène de théâtre. Elle fut la diva de film, et pas de scène. C'est sans doute ce qu'a senti Honoré.
Ainsi de ce décalage qui force le spectateur à voir en Malfitano la Diva qu’elle ne fut pas tout à fait à la scène est déjà, comme disent les italiens, « una forzatura ». Mais plus encore : les conséquences sur le jeu de Malfitano sont un peu forcées aussi. Tout au long de la représentation, Malfitano joue la Diva, comme une ombre portée sur la « répétition » qu’elle dirige et qu’elle entend, qui provoque en elle des souvenirs et un déchirement, celle qu’elle fut et celle qu’elle est. La chanteuse est quasiment muette (elle chante tout de même l’air du berger du début du troisième acte). On la voit se déplacer, on la voit en gros plan à l’écran, on se concentre sur ce regard qui fut intense à l’opéra. Mais jouer au cinéma un rôle muet n’est pas jouer à l’opéra : à l’opéra, le chant détermine aussi des regards, des gestes que la chanteuse privée de ses outils habituels ne peut reproposer, sans être un peu elle aussi en décalage de jeu et apparaître en surjeu. On l’avait remarqué dans la Médée de Pasolini avec une Maria Callas qui avait semblé durant tout le film bridée, et privée de ce qui faisait son art de l’émotion en direct et pas en boite. Il y a quelque chose de cela chez Malfitano au jeu un peu outré et artificiel, ces regards roulés qui se voudraient intenses, mais qui sont portés par le chant d’une autre. Malfitano n’est pas mauvaise comédienne, elle a tous les problèmes de jeu que la chanteuse privée de l'aide de la voix n’arrive pas à compenser, comme à l’inverse Magnani interprétant Tosca dans « E avanti a lui tremava tutta Roma » de Carmine Gallone (1946) n’arrivait pas par son seul jeu à gérer les gestes et le regard d’un soprano interprétant Tosca.
Ce qui est intéressant dans la démarche de Christophe Honoré, c’est qu’elle poursuit une sorte d’utopie, qui consisterait à retrouver comme une intensité perdue à travers un jeu, que seul le chant et le jeu ensemble peuvent donner. Ainsi en séparant le chant du jeu et en le cloisonnant, on n’arrive pas – c’est presque aporétique, et c'est presque tragique aussi – à retrouver la vérité de la diva. Ainsi en le voulant ou sans le vouloir, Honoré est au cœur du drame de la vieille chanteuse qui n’a plus les moyens de sa voix, et donc du même coup de son jeu. C’est ce qui est passionnant dans cette démarche de mise en scène qui révèle les atouts et les limites "techniques" du genre opéra, dont les émotions ne peuvent naître que de l’adéquation entre le chant et le jeu qui en est le déterminant, quel que soit le metteur en scène d’ailleurs.

Dans le travail d’Honoré, qui sépare et d’une certaine manière écarte la Tosca traditionnelle pour s’intéresser au personnage incarné par Malfitano, on atteint les limites du possible et de l’artifice, sans vraiment jamais accéder à l’émotion pour ces mêmes raisons .
Et évidemment un tel parti pris a des conséquences pour la direction d’orchestre (superbe) de Daniele Rustioni dans ce premier acte qui ne peut sonner aussi « dramatique » que dans une Tosca ordinaire, cela détermine dans les choix mêmes du chef l’expression d’un « second degré musical » avec un poil de distance.
En refusant de traiter Tosca en opéra, mais en en faisant l’évocation d’un temps révolu pour une diva qui revient sur sa carrière, Honoré hardiment va au cœur même du genre, va au cœur même du phénomène de la voix, du chant et du jeu, mais il n’est pas sûr qu’il réussisse à le faire ressentir. Le spectateur pris à revers reste extérieur malgré un travail évident et très exigeant et malgré, comme toujours, une farouche volonté de convaincre.

Le dispositif parallèle de l'acte II, Catherine Malfitano (la Primadonna) face à Angel Blue (Tosca ) et Alexey Markov (Scarpia)

Un deuxième acte plus dramatique, et plus clair

Il est clair que le deuxième acte doit être pris autrement que ce premier acte un peu confus par la surprise du parti pris (il faut s’habituer). Et Honoré comprend bien que dramaturgiquement le deuxième acte exige une autre approche et un crescendo dramatique particulier, imagine-t-on Vissi d’arte au milieu des techniciens qui virevoltent, de l’agitation du premier acte ?
D’autant que Vissi d’arte est le centre de gravité du projet : « j’ai vécu d’art et d’amour » résume la vie de la Diva, et du personnage de Tosca, une Diva au carré qui dans son personnage même (traditionnel celui-là) doit représenter l’exacerbation des sentiments, dans l’amour pour Mario comme dans sa scène avec Scarpia mais aussi dans toutes les scènes avec Mario (notamment dans le troisième acte…Oh, dolci baci, o languide carezze évoqué par Mario dans l’air E lucevan le stelle rappelle quelle relation vibrante les deux êtres entretiennent.) . Cette exacerbation dont le premier acte est rempli et dont Honoré nous a volontairement privés, doit surgir quelque part.
Fort justement, alors, Honoré construit le décor du deuxième acte comme deux espaces parallèles, l’un la vie réelle de la femme ex-chanteuse (à jardin) l’autre la trame de la Tosca (à cour) et au-dessus, sur les écrans, les évocations des Divas disparues qui ont entretenu les rêves et les regrets des fans : Tebaldi, Verrett, Callas, Kabaivanska, Malfitano qui furent des Tosca immenses et légendaires (il manque Leontyne Price…). On sent alors la frustration d’Honoré de ne pas avoir eu sous la main une Callas vivante, pour faire son ex-chanteuse. Car c’est la deuxième aporie de ce travail, conçu autour du mythe Callas sans le dire : on le perçoit à travers la robe rouge endossée enfin par la jeune Angel Blue.

Catherine Malfitano (Primadonna) et Joseph Calleja (Mario, dans le lit)

Dans le coin réservé à la Malfitano c’est un autre drame qui se joue, avec une pointe d’ironie quand le ténor Mario se trouve pris de problèmes digestifs et qu’Honoré joue sur l’équivalence entre la torture supposée subie et  la digestion difficile :  Honoré ne doit pas aimer les ténors, pour en faire une telle caricature au lit se reposant de sa crise digestive…veillé par une Malfitano avec qui il entretient depuis le premier acte une relation privilégiée. La relation de la diva avec la jeune chanteuse est plus complexe, parce qu’elle représente un futur, quand elle-même est un passé révolu avec les jalousies inévitables devant la diva du futur.
Du même coup se déroulent deux drames parallèles, celui de Malfitano qui au moment du vissi d’arte, ne peut plus vivre que des amours tarifées, et qui au moment où la jeune Tosca (Angel Blue, bien plus sûre et convaincante qu’au premier acte) conquiert son statut de Diva en revêtant la robe de Tosca, la robe de la Malfitano (de Callas ?),  contemple de son côté trois habits de grands rôles d’opéra qui font les divas, Butterfly, Lucia, Salomé. L’une naît à l’art et l’autre constate sa déchéance et sa fin : de ses incarnations ne restent plus que des robes sur un canapé.

Alexey Markov (Scarpia) et Angel Blue (Tosca) en une scène qui n'est pas loin de copier Callas

Si le chant d'Angel Blue, très intense, très incarné, montre le potentiel réel de cette jeune chanteuse américaine, qui tranche avec un premier acte hésitant,  avec des aigus larges, un beau phrasé, un bel appui sur le souffle, la performance de Markov est aussi très belle en Scarpia, qui n’est pas la bête en rut ni le monstre froid, mais qui garde un merveilleux équilibre pour être le Scarpia en salon tout en évoquant le Scarpia du Farnèse, avec un jeu juste qui sans être retenu, n’est pas non plus exacerbé comme on peut quelquefois le voir. Markov est un choix idéal pour ce Scarpia-là, engagé mais pas trop, presque un peu ennuyé, mais professionnel, et sa technique de chant, très contrôlée et très propre (alors qu'on entend quelquefois des Scarpia beuglés) convient parfaitement à la situation voulue par Honoré. Alexey Markov est un très grand baryton, qui dans ce rôle montre une maîtrise parfaite, un très beau phrasé italien et une belle personnalité.
On comprend à la fin de ce deuxième acte (deux entractes dans cette Tosca qui exige des manipulations de décor importantes, mais qui correspond aussi à la tradition : pas de Tosca sans deux entractes à la Scala…) le dessein d’Honoré. D’un premier acte où la Diva reste la Diva, et les autres des jeunes qu’elle guide, il passe à un deuxième acte où se constate la déchéance de l’âge, où se vérifie le temps qui n’est plus, tandis que la jeune gagne ses galons de Diva, et qui finit par s’imposer, laissant sur le chemin une autre femme détruite, et désormais inutile.

A star is born : Angel Blue, Tosca à l'acte III

Un troisième acte qui exploite les clichés du genre

Plus surprenant le troisième acte, où le salon a fait place à une représentation « achevée » en version de concert assez traditionnelle et où la position des chanteurs oblige Daniele Rustioni a sans cesse se retourner pour les suivre, smokings, robe en lamé, on est (enfin !) à l’opéra et le spectateur retrouve sa géographie favorite avec quelques décalages cependant.
Même Joseph Calleja donne un E lucevan le stelle, raffiné, contrôlé, assez émouvant, sans les problèmes nombreux qu’il a connus tout au long de la représentation. À Jardin, au pied du célèbre arbre du théâtre de l’archevêché qui va servir de poteau d’exécution, une maquette du Château Saint Ange qui nous rappelle qu’on est dans Tosca…Tout est en place pour une représentation concertante presque ordinaire.
La primadonna parcourt la salle au milieu de spectateurs sui furent un jour les siens, comme un parcours d'adieux : elle s’enfonce dans ce passé qui n’en finit jamais de ressurgir puis s’installe dans un siège au proscenium comme spectatrice privilégiée pour bientôt circuler dans l’orchestre et s’arrêter devant quelques musiciens puis monter sur une balustrade au fond accompagner la mort de Tosca de sa propre mort : elle s’ouvre les veines, elle n’a plus rien à faire, ne sert plus à rien, n’est plus une icône puisque la jeune a pris sa place et il ne lui reste plus que la mort. Intervention finale du pompier de service pour demander du secours (on aurait pu se l’éviter, à moins que cette trivialité ne soit ‑cruellement- voulue, pour montrer le retour à un ordinaire qui fait de la Diva un corps parmi d’autres, dont la robe est fondue dans la couleur ambiante, pendant que sur scène, on apporte des bouquets et des bouquets au sol pour célébrer la nouvelle Diva, des bouquets qui sonnent ainsi presque comme des bouquets de funérailles.
Ainsi vont la vie et l’opéra, les divas se succèdent, on passe d’un mythe à un autre, on consomme la diva du jour qui finit par elle-même se consumer. J’avoue que ce troisième acte dans son retour à la normalité est apparu un peu (trop ?) riche de clichés et assez pauvre en concept. Honoré construit à travers la (fin de) vie d’ex-diva qu’il dépeint avec Tosca en surimpression, une vision assez puccinienne qu’on aurait pu confier à Giacosa et Illica pour un nouvel opéra…En ce sens son travail est rigoureux, cohérent, sérieux, et comme souvent il prend à revers, fait méditer, voire, comme c’est mon cas ce soir, dérange. Je me demande simplement si le jeu en valait la chandelle, si cette histoire n’est pas non plus une succession de clichés sur l’opéra. Il manque, pour les raisons évoquées plus haut une véritable émotion car le jeu sur le jeu, le deuxième niveau de lecture tue l’émotion attendue, même si l’histoire dès le deuxième acte vire à la parabole. Cette construction en abyme complexifie un opéra qu’on a l’habitude de recevoir en direct sans se poser de questions, mais je ne suis pas sûr qu’elle enrichisse la mythologie de l’œuvre.

Catherine Malfitano (la Primadonna) et Angel Blue (Tosca) 

Une distribution pas totalement satisfaisante, mais très cohérente avec le projet

On a déjà évoqué les artistes, et Angel Blue est une chanteuse attachante, qui réussit à être intense et à dominer le rôle. Il est clair que pour ce projet il eût été impossible de faire appel à une Tosca consommée : j’arrive mal à imaginer une Harteros ou une Naglestad dans cette mise en scène. Il fallait clairement une jeune chanteuse qui puisse en quelque sorte aussi jouer son propre rôle. En ce sens, la distribution est cohérente. Mais alors, la mettre en lien avec les Callas, les Kabaivanska ou Verrett est un effet de théâtre un peu cruel . Angel Blue n’en est pas là et ce jeu sur le réel et le mythique devient presque désobligeant pour la jeune artiste qui chante un beau vissi d’arte, mais sans rien de comparable avec les légendes qu’on voit défiler sur l’écran..
Joseph Calleja n’était pas en grande forme, le personnage qu’on lui fait jouer, « le ténor » est assez ingrat, et ses capacités d’acteur ne sont pas prouvées après la représentation à laquelle nous avons assisté. Vocalement, les problèmes à l’aigu se sont accumulés. Espérons que ce soit momentané : on l’a entendu ailleurs nettement plus à l’aise.
Alexey Markov a bien endossé le rôle de « méchant sans l’être » qu’Honoré lui demande d’assumer, il chante avec un impeccable style, dans l’esprit distancié de la production, distancié par rapport à l’œuvre. C’est lui qui est le plus convaincant.

Les autres : Carceriere, Sciarrone, Spoletta, Tosca, Scarpia en "répétition"

Quant aux autres, ils assument bien leurs rôles qui n’en sont pas (Spoletta en pantacourt…) L’Angelotti de Simon Shibambu souffre un peu de la construction de ce premier acte, il disparaît dans le fouillis ambiant, mais pas le sacristain de Leonardo Galeazzi, ni le Spoletta de Michael Smallwood.
Le chœur et la Maîtrise de l'Opéra de Lyon sont aussi au rendez-vous, en grands professionnels.
Mais reconnaissons la difficulté à laquelle le propos de Christophe Honoré confronte des chanteurs sans doute habitués à faire rouler les unes après les autres les Tosca de grande série et à faire courir des premiers actes plus ordinaires. Cette histoire de Diva(s) sur laquelle s’est focalisé Honoré est séduisante sur le papier, mais laisse perplexe, tout en reconnaissant la virtuosité de ce travail. Honoré pose des problèmes connexes (ou des dommages collatéraux ?) sur la nature du jeu à l’opéra, sur la question de l’incarnation, sur la fonction de la musique. Nous assistons d'abord à une pantomime sur Tosca, puis par ricochet à Tosca  . Honoré le cinéaste a fait son scénario, il n’est pas sûr qu’un film n’eût pas été plus convaincant, mais l’entreprise reste étrangement fascinante.

L'orchestre fantomatique du début du troisième acte

Un orchestre totalement convaincant, au service d'un projet qui ne lui rend pas la tâche facile

Reste Daniele Rustioni, dont la direction détaillée, analytique, très théâtrale sans être traditionnelle frappe par son raffinement et permet une fois de plus de constater la qualité éminente atteinte par l’orchestre de l’Opéra de Lyon. Je pense que le chef devant une telle production, a été contraint, comme les chanteurs, de travailler au second degré, comme derrière une vitre telle celle qui marque la vision de l’orchestre au début du troisième acte (très belle image d’ailleurs). De fait la musique commence après un prologue assez souriant, qui atténue les premiers accords dans leurs effets tonitruants. Rustioni aussi ne peut jouer l’émotion en direct, mais médiatisée par la situation, accompagnant un chant lui-même modulé par le dispositif voulu. Rustioni réussit le défi de ne pas diriger une Tosca ordinaire ni expressionniste, parce qu’il sait que la mise en scène et la direction musicale doivent fonctionner au même rythme et dans la même couleur. Rustioni n’est jamais explosif, jamais vulgaire et en profite, face au raffinement intellectuel de l’approche, de répondre par un travail de détail, exaltant les complexités de l’écriture puccinienne, que l’orchestre découvrait soit dit en passant. Le troisième acte permet de se concentrer sur cette écriture parce qu'on voit l'orchestre : les bois sont merveilleusement exaltés, et le rôle de chaque instrument est mis en valeur, qui fait quelquefois penser à des musiques bien plus récentes, tout en maintenant la tension ambiante. Le deuxième acte montre un sens dramatique particulièrement acéré, sans jamais surjouer, sans jamais exagérer, et avec un raffinement qui contredit ceux qui pensent que Puccini est un compositeur banal. L’écriture puccinienne, qui fascinait Schönberg, est une écriture très moderne, il suffit de se concentrer sur des lignes de forces de certains instruments pour le constater. Et Daniele Rustioni montre cette complexité et rend justice par sa limpidité à cette écriture, un travail irréprochable en cohérence avec une production qui met le chef en posture difficile parce qu’il dirige en quelque sorte, dans le vide ou au bord du gouffre, dedans et dehors, une histoire qui n’est pas celle qu’on voit sur scène, comme une langue qui ne se parle pas comme elle s’écrit.
Au total, on le voit, on peut n'être pas totalement convaincu par les voix, ni par le parti pris scénique bien fait, mais ambigu, qui prend résolument le contrepied de l’opéra traditionnel, mais reconnaître une certaine fascination, renvoyant à ce qu’est ce genre « opéra » qui nous fascine et peut agacer : et c’est ça qui est passionnant.

A revoir absolument dans l’ambiance de l’Opéra de Lyon, cet hiver.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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