40° sous zéro

Textes : L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer et Les Quatre Jumelles de Copi
Mise en scène : Louis Arène
Avec Louis Arène, Sophie Botte, Delphine Cottu, Olivia Dalric, Alexandre Éthève, Lionel Lingelser, François Praud
Conception : Louis Arène et Lionel Lingelser
Dramaturgie : Kevin Keiss
Assistante à la mise en scène : Maëliss Le Bricon
Stagiaire à la mise en scène : Mo Dumond
Création costumes : Christian Lacroix assisté de Jean-Philippe Pons et Karelle Durand
Scénographie et masques : Louis Arène
Création lumières : François Menou
Création sonore : Jean Thévenin assisté de Ludovic Enderlen
Création coiffes-maquillages : Véronique Soulier-Nguyen
Regard chorégraphique : Yotam Peled
Assistant scénographie / Régie générale / Accessoiriste : Valentin Paul
Régie lumière : Julien Coquet
Accessoiriste / Régie son : Ludo Enderlen
Assistant accessoiriste : Julien Antuori
Chef d’atelier costumes : Lucie Lecarpentier
Costumières : Tiphanie Arnaudeau, Hélène Boisgontier, Castille Schwartz
Stagiaires costumes : Marine Langlois, Iris Deve
Habilleuse : Faustine Boyard

Coproductions : La Filature – Scène Nationale de Mulhouse / Scène Nationale de Châteauvallon  / CPPC Théâtre L’Aire Libre / Espace 11O Illzach

Soutiens : DRAC Grand Est Région Grand Est, Département du Haut-Rhin, Ville de Mulhouse, Agence Culturelle du Grand Est, Onda, Le Centquatre, La Comédie-Française, le Théâtre de Vanves, le Créa et la ville de Kingersheim

Création à la Filature de Mulhouse, mars 2019

Le théâtre de Copi est publié chez Christian Bourgois Éditeur

Avignon le Off, La Manufacture, le 20 juillet 2019

Pour achever ses flâneries avignonnaises, Wanderer s’est dirigé vers la Manufacture, lieu emblématique de création et de diffusion dans le Festival Off depuis 2001, centré autour de ce qui est communément appelé « les écritures du réel ». On est toujours charmé par la cour en pente, ombragée, où se bousculent toujours de nombreux festivaliers, souvent des habitués du lieu. On est toujours sensible à l’accueil chaleureux des équipes, souriantes et disponibles. Dans la programmation de cette édition, un spectacle a particulièrement retenu notre attention : il s’agit de 40° Degrés sous zéro par le Munstrum Théâtre, prenant appui sur deux textes de Copi : L’Homosexuel ou la Difficulté de s’exprimer (1971) et Les Quatre Jumelles (1973). Le travail de Louis Arène et de ses partenaires avait déjà marqué les esprits avec Le Chien, la Nuit et le Couteaude Marius Von Mayenburg, créé à la Filature à Mulhouse en 2016. Le projet artistique de la compagnie fait se rencontrer diverses disciplines pour favoriser l’émergence d’univers insolites et inquiétants, mettant toujours sur scène des comédiens portant des masques, comme une double peau, troublant la perception de leurs traits humanoïdes, déformés et monstrueusement humains au fond. C’est à la patinoire, reconvertie en lieu théâtral le temps du festival, que nous nous sommes rendus en compagnie de nombreux spectateurs, afin d’assister au spectacle.

François Praud dans la tenue signée Christian Lacroix

« Mais réfléchissez, réfléchissez, vous êtes sur terre, c'est sans remède ! » s’exclame Hamm dans Fin de Partie. Ce fatalisme insistant résonne encore à nos oreilles quand on quitte la patinoire et que la nuit est désormais tombée sur la cité des Papes. Pourquoi Beckett ? Parce qu’il y a une résurgence évidente de sa pensée dans le théâtre de Copi. Parce qu’on retrouve le même désespoir riant. Et le Munstrum Théâtre en fait l’éclatante preuve avec 40° sous zéro.

L’atmosphère embrumée de la salle installe dans un climat particulier annonciateur d’une bascule dans le domaine de l’étrange. La pénombre ne laisse rien deviner du plateau, les gradins étant la seule partie de la salle faiblement éclairée. Un bruit sourd. Noir. Une créature aux contours surnaturels dans la pénombre se trouve en contrebas du public. Légèrement surélevée, arborant une longue tunique et une coiffe imposante, elle chante. Girls just want to have fun, le titre rendu célèbre par Cindy Lauper au début des années 80 est ici réorchestré mais n’en reste pas moins reconnaissable. Les gestes sont féminins, la voix masculine. Inattendu et captivant. Les paroles clairement féministes font se rejoindre les combats d’hier avec ceux d’aujourd’hui. Nous voici plongés dans un réel instantanément disqualifié et atomisé par cette apparition d’une autre dimension (François Praud à la voix renversante). Sans visage – entre le masque et le jeu des lumières déjà finement composé. Sans sexe. Sans identité. Un être issu d’une dimension possiblement attenante au théâtre de Copi qui surgit alors brusquement.

Lumières. Un lieu sans âme, sans âge. La toile du fond de scène semble marquée par le gel – d’emblée le titre fait  sens. Une table, des chaises, un plan de travail, à jardin. Entre un personnage couvert de multiples parkas – Christian Lacroix a travaillé à partir de plusieurs influences pour confectionner des costumes tout à fait étonnants. Madre se défait de la superposition de manteaux d’hiver qu’elle porte, laissant tomber chacun d’eux avec de fines particules qui s’en échappent. Comme la neige d’un ailleurs fantastique. Elle a pris soin de suspendre à un croc de boucher la dépouille d’un animal velu non-identifiable, gibier probablement tué au cours d’une chasse dont elle rentre. Elle grogne. Une autre créature sous un imposant patchwork bariolé entre alors et vient s’installer à la table, non sans se cogner. L’hilarité gagne les rangs des spectateurs, hypnotisés et tendus vers ces personnages extraordinaires brouillant tous les repères. On reconnaît ici l’esthétique développée par le Munstrum Théâtre.

Le dialogue s’engage. Madre veut savoir pourquoi Irina – la créature dissimulée sous sa toile multicolore – a arrêté ses cours de piano. « Je me promène » répond-elle sur-le-champ. « Par quarante degré sous zéro ? ». Indignation saugrenue de Madre. Les voix sont masculines, les corps évoluent dans des mouvements évoquant la féminité. Des êtres toujours sans sexe, sans visage particulier car tous masqués, vidés de toute histoire, de toute personnalité. Enveloppes absurdes et violentes à l’exemple de leurs gestes, de leurs paroles : Madre écorche le gibier rapporté, jette quelques morceaux de ses entrailles à un animal de compagnie court sur pattes et à poils très longs au point de dissimuler sa gueule qui traverse régulièrement le plateau. Pas de repères, disait-on. Un refus catégorique de tout réalisme au profit d’un univers fantaisiste et effrayant à la fois, outrancièrement théâtral, outrageusement expressif et factice.

Madre (Louis Arène) et Madame Garbo (Olivia Dalric)

Irina semble étrangère à toute forme de désir. Son sexe et ses transformations ont mutilé son intériorité en profondeur, laissant une béance. Madre et Madame Garbo – personnage faisant autant penser à une lady Gaga en héroïne d’Hitchcock  qu’à un oiseau de mauvaise augure dans son imposante tenue toute noire –  vont se la disputer, allant presque jusqu’à l’écarteler, elle rendue somme toute indifférente à leur combat brutal pour la posséder. On reste par exemple, stupéfait devant ce coït aussi loufoque que dérangeant, que lui impose Madame Garbo l’ayant entourée dans du ruban adhésif, serrée contre elle. Avec Madre, elles multiplient les poursuites pour la laver de ses excréments – dont Irina finira par se recouvrir non sans y ajouter une pluie de paillettes par-dessus. Elles sortent de scène, y reviennent irrémédiablement – l’enfermement est dès lors prégnant. Elles tombent, subissant les effets d’un étrange breuvage à base de mirabelles contenu dans un jerrican, elles se relèvent et repartent. Hystériques, elles hurlent, vocifèrent trivialités, injures et non-sens en tous genres. Beckett n’est jamais loin et le théâtre de Feydeau non plus comme l’indique Louis Arène à juste titre. Jusque dans l’entrée futuriste et pleine de bizarrerie de Garbenko et du général Pouchkine.

À bout de souffle avec les comédiens très engagés, on est submergé par le grotesque adossé au tragique dominant. On rit tout en mesurant gravement ce vide – une véritable « figure esthétique » dans ce « théâtre sans but » pour reprendre les mots du metteur en scène – tout en percevant la désolation sous-jacente devant le réel rejeté car inacceptable dans ces composantes. On rit même si on ressent – partage ? – cette difficulté d’être au monde. On ressent le froid glacial du titre. Le théâtre de Copi est métaphysique et le Munstrum Théâtre n’évacue absolument pas cela dans un trop grand raffinement d’effets visuels. Bien au contraire, la dramaturgie souligne ici avec justesse cette poétique de la lutte et du désenchantement – même s’il ne s’agit plus de revendiquer l’homosexualité dans la société française des années 70.

Des corps en transe

Changement de décor à vue et s’élève une version hardcore du Paradis blanc de Michel Berger, sous une lumière stroboscopique verte pour un moment de cabaret digne d’un film de science-fiction. Les Quatre Jumelles débutent ainsi, dans la continuité. Les personnages sont tout aussi indistincts que les précédents quant à leur sexe – hommes et femmes jouant les deux duos de sœurs – quant à leur épaisseur psychologique. La seule épaisseur est finalement celle des faux seins et fausses fesses que portent les comédiens sous les costumes toujours aussi baroques, toujours aussi réussis mais qui, une fois retirés, laissent voir en pleine lumière la fausseté de l’enveloppe. Dans des situations tout aussi absurdes que dans la première pièce, les sœurs vont se droguer, se tuer – « Où est la morphine ? Je vais me foutre une overdose ! » – vont être tuées et parce que c’est du théâtre, parce que tout est faux, elles vont revenir à la vie. L’hystérie toujours. Le froid glacial toujours aussi. Le délabrement du décor – le rideau de fond de scène instable finit par tomber – permet une brèche, une ouverture salvatrice vers le fond de la patinoire, révélant le cadre de scène. Mais là encore, c’est une fausse piste pour une échappatoire. Les sœurs reviennent inévitablement au plateau pour y mourir à tour de rôle et revenir à la vie. Encore et encore. Dans une sorte d’éternel recommencement.

Les monstres vont pourtant finir par se libérer de tous les éléments qui les dissimulaient en les enveloppant. Les corps vont entamer une danse frénétique,  vont s’enlacer, se mêler dans un ballet final. Celui de la victoire sur l’abîme.

Avec cette création adroitement pensée, à la dimension plastique très soignée, Louis Arène et tous les comédiens du Munstrum Théâtre ouvrent une voie. Celle d’un théâtre libérateur, jubilatoire et qui permet de supporter le pire. Autrement dit, le monde comme il est, comme il va – et il va souvent mal. Parce que nous sommes sur terre – et c’est bien sans remède. Parce que nous sommes finalement tous des monstres en quête d’une humanité joyeuse et apaisée.

Une des jumelles jouée par un des comédiens masqué

 

 

 

 

 

 

 

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
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