Richard Strauss (1864–1949
Salomé (1905)
Drame musical en un acte de Hedwig Lachmann d'après la pièce  éponyme d'Oscar Wilde (1891)

Direction musicale : Kirill Petrenko
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Assistante personnelle à la mise en scène de Krzysztof Warlikowski : Marielle Kahn
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Vidéo : Kamil Polak
Lumières : Felice Ross
Chorégraphie : Claude Bardouil
Dramaturgie : Miron Hakenbeck, Malte Krasting
Herodes : Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Herodias : Michaela Schuster
Salome : Marlis Petersen
Jochanaan : Wolfgang Koch
Narraboth : Pavol Breslik
Ein Page der Herodias : Rachael Wilson
Erster Jude : Scott MacAllister
Zweiter Jude : Roman Payer
Dritter Jude : Kristofer Lundin
Vierter Jude : Kevin Conners
Fünfter Jude : Peter Lobert
Erster Nazarener : Callum Thorpe
Zweiter Nazarener : Ulrich Reß
Erster Soldat : Kristof Klorek
Zweiter Soldat : Alexander Milev
Ein Cappadocier : Milan Siljanov
Eine Sklavin : Mirjam Mesak
Frau des Cappadociers : Jutta Bayer
Der Tod : Peter Jolesch
Bayerisches StaatsorchesterCoproduction avec le Théâtre des Champs Elysées, Paris
Munich, Bayerische Staatsoper, 6 juillet 2019

Nouvelle production de cette édition 2019 des Münchner Opernfestspiele, cette Salomé fait déjà beaucoup parler, non seulement à cause de la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, mais aussi de la titulaire du rôle-titre, Marlis Petersen. Une fois encore, Kirill Petrenko prend la partition à bras le corps et en fait sa chose, qui ne ressemble à aucune autre, comme il avait su le faire, toujours avec Warlikowski, dans Die Frau ohne Schatten, une production devenue une référence du genre.
Quatre représentations seulement pendant le Festival 2019, mais une reprise avec une distribution légèrement modifiée en octobre prochain pour trois autres représentations.

Marlis Petersen

De Marlis Petersen

Tranchons dans le vif et affrontons ce qui a été le grand débat de cette production, à savoir la Salomé de Marlis Petersen. Il est évident qu’elle n’a pas la voix habituelle pour le rôle, mais au lieu d’en rester là, il faut tout de même convenir que c’est le choix évident de Kirill Petrenko (avec qui elle a fait Lulu), qui la voulait en toute connaissance de cause. Il convient donc de se demander pourquoi ce choix, et non de déplorer ou d’émettre de doctes reproches. Et la réponse au pourquoi va évidemment ouvrir la voie à des réponses aux questions posées par cette production.
Il faut donc partir de Marlis Petersen, sa voix et sa personnalité pour entrer dans la logique de la production et de l’approche de Petrenko et Warlikowski.
La question du choix d’une Salomé est lancinante, tant au niveau vocal que physique : rappelons des éléments de la description de Flaubert dans Hérodias : « Elle le poursuivait, plus légère qu’un papillon, comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde, et semblait prête à s’envoler. ». Peut-on penser à une Caballé, ou à une Stemme aujourd’hui quand on lit « une âme vagabonde qui semblait prête à s’envoler » ?
Cette production de Salomé est effectivement en rupture avec d’autres productions, intéressantes au demeurant. Et cette rupture vient d’abord de l’image projetée par la protagoniste, physiquement effilée mais pas adolescente, plutôt une jeune femme affirmée et consciente de son désir, à la voix qui n’explose pas, mais qui ne s’affirme que par la multiplicité des tons, et par le poids qu’elle donne à son discours et à sa parole. Une fois de plus, Petrenko montre préférer les chanteurs à tête qui savent dire les mots à ceux qui s’affirment autrement. Ce qui l’intéresse ce n’est pas l’adéquation à une idée convenue du rôle, mais à la possibilité de travailler sur le texte et ses multiples couleurs. Comme Petersen murmure à la fin, épuisée, presque mourante, « Ich will dein Mund küssen, Jochanaan ! » personne jusqu’ici n’avait su le faire comme ça. Et c’est là ce que veut Petrenko, que le mot soit toujours en situation, qu’il soit toujours audible (et il fait en sorte que Petersen ne soit jamais couverte, il en accompagne les moindres inflexions, en retenant les volumes de l’orchestre, mais aussi en exigeant de lui ces susurrements, ces sourdines qui donnent à cette Salomé des couleurs si singulières. Il ne veut pas que les splendeurs orientalisantes inventées par Strauss soient mises en exposition, l’orient mystérieux et pervers ne l’intéresse pas, mais plutôt la situation. Et pour cela, Marlis Petersen, avec qui il entretient une relation de complicité évidente, est la Salomé idéale, parce qu’elle apporte par la voix une tension permanente, qui n’est pas fragilité, une tension due évidemment au format vocal qui ne correspond pas à l’habitude et qui force à compensation. Petrenko lui ménage par ailleurs un confort inédit (tout comme Warlikowski qui privilégie le proscenium comme espace de jeu) parce qu’il la soutient techniquement, mais ici la technique est au service de la musique, parce que c’est cette Salomé qu’il veut, une Salomé qui sache dire le texte avant de le chanter. C’est ce qu’il défend toujours à l’opéra et qui lui permet d’opérer des choix qui déjouent les habitudes : Petrenko ne fait pas d’effets de son pour le son, il fait en permanence du son pour le sens.

La production complexe d’une histoire juive

Krzysztof Warlikowski signe là une de ses grandes productions, à l’instar de sa Frau ohne Schatten. Il a bien réussi sa Lady Macbeth de Mzensk à Paris, mais d’une certaine manière, l’œuvre est du velours pour un metteur en scène, elle se prête à toutes sortes de regards et de fait, rares en sont les mises en scène ratées. Il en va tout autrement pour Salomé, même si de Bondy à Van Hove, de belles productions essaiment l’histoire de ces dernières années.

Le travail de Warlikowski est loin de n’être qu’un écrin pour l’héroïne, c’est un travail très subtil, très documenté, très riche de références y compris cinématographiques dans un décor exceptionnel de Małgorzata Szczęśniak inspiré de la réalité juive polonaise, la bibliothèque d’une des plus grandes écoles talmudiques du monde, la Jeschiwa Chachmei de Lublin, détruite pendant la deuxième guerre mondiale. Ce décor impressionnant, d’abord étouffant, s’ouvre ensuite sur une sorte de piscine probatique d’où émergera rampant Jochanaan (une des scènes les plus impressionnantes de la soirée) qui n’est pas sans faire penser au décor de Krol Roger (production 2009 de l’Opéra de Paris) qui sépare la scène en deux laissant ce vaste espace être l’arène où Salomé dansera sous les regards croisés du couple royal et des autres personnages de la communauté regroupés en face, et avec au fond, contre le mur nu une petite fille qui lit, peut-être Salomé jeune ? peut-être aussi celle qui lit l'histoire et la projette ((Deux photos sélectionnées la montrent très clairement)). Ce décor de livres, soit rangés, soit entassés, c’est évidemment le décor du Livre, et de toutes ses exégèses et commentaires dont le discours des juifs dans l’œuvre est le produit. Il renvoie à ce goût de l’interprétation permanente dans le monde hébraïque, qui est un monde intellectuel de débats sans fins et de commentaires éternels, un monde de culture que la guerre a cherché à détruire… En ce sens, il renvoie aux multiples citations et utilisations de l’épisode de Salomé, dans les livres, les évangiles bien sûr (Saint Mathieu et Saint Marc) mais aussi des textes apocryphes et apologétiques médiévaux (La légende dorée de Jacques de Voragine), mais aussi dans l’Art. Le mythe fleurit à la fin du XIXe avec Flaubert (Trois contes/Hérodias) bien sûr, puis Wilde (Salomé) qui s’en inspire mais aussi Huysmans, Mallarmé, Apollinaire et d’autres. Et le mythe de Salomé fait partie aux origines  d’une littérature de propagande chrétienne, contre les juifs.

Dans les évangiles, la jeune fille porte la tête à sa mère, et n’est que l’instrument maternel, c’est l’historien romain d’origine juive Flavius Josèphe qui lui donne le nom de Salomé, et sa danse lascive est stigmatisée ensuite par Saint Augustin. L’épisode est mineur, mais lié à la mort du prophète Saint Jean Baptiste, au milieu des disputes théologiques juives de l’époque.
Il y a évidemment chez Warlikowski un intérêt particulier à revenir sur le monde juif polonais, décimé par la deuxième guerre mondiale, mais qui constituait 1/6 de la population de l’ancienne Pologne, un monde juif qu’il représente ici de manière un peu souterraine et close, contraint de se cacher ou de se réunir dans les ghettos sous la pression allemande. Le mur du fond est comme un mur de soupirail, éclairé par le haut, contre lequel quelques figures de spectateurs isolés sont assises.
Pour éviter l’entrée in medias res de l’opéra sur « Wie schön ist die Prinzessin Salome heute Nacht », qui ne répondrait pas à son projet, car son projet est de faire de l’histoire de Salomé une figuration, une représentation et non une histoire « en direct ». Avant le début de la représentation, il laisse la scène ouverte où un majordome faiblement éclairé par la lumière d’une table semble dormir aux pieds d’une bibliothèque.

Il imagine ensuite un prologue où une petite communauté juive est réunie et regarde une pantomime  sur la musique des Kindertotenlieder de Mahler, publié en 1905, c’est à dire l’année de la création de Salomé à Dresde. C’est une musique écrite par un juif converti : à l’époque et pendant tout le début du XXe, ce sont les juifs qui dominent le monde culturel et intellectuel, et Warlikowski pose la question de l’image donnée des juifs par un Richard Strauss qui représentait l’antisémitisme quotidien ordinaire d’une certaine bourgeoisie allemande. Or Salomé est une œuvre sur les juifs, avec une héroïne juive, dans un monde juif en crise religieuse face à un christianisme naissant, qui à l’époque n’est qu’une secte juive de plus. C’est bien là le défi : comment représenter les juifs ? Déjà le programme de salle a pour titre « Salomé » en hébreu et son format est particulier, comme un grimoire des anciens temps, à reliure ouverte, comme si nous allions lire une histoire juive…

Un théâtre de la mort

Et comment représenter les juifs face aux chrétiens (dans la pantomime, l’un des trois personnages est un prêtre – Narraboth déguisé‑, et dans Salomé, c’est Jochanaan qui est cette présence chrétienne menaçante). L’enjeu de l’enfermement, c’est bien la mort du monde juif, d’une certaine société que l’enfermement est en train de détruire dans son être et sa culture que la danse des sept voiles avec la mort symbolisera. D’une certaine manière, la musique de Strauss a complètement évacué voire dévoyé la question que pose le texte, écrasé par la présence musicale dominante. Aujourd’hui Salomé c’est de Richard Strauss et non de Oscar Wilde.
On voit bien par ailleurs que la polémique sur la voix de Salomé à travers Marlis Petersen porte sur les effets musicaux et rien d’autre. Or les juifs dans l’œuvre sont représentés en tant que tels (premier juif, deuxième juif etc…) et dans leurs débats théologiques éternels et byzantins (si on me pardonne l’anachronisme).
Warlikowski ne recentre pas le débat, il l’élargit à cet universel historique qu’est la situation du juif dans l’Europe occidentale, notamment par référence à la manière dont les nations concernées à l’est de l’Europe (en premier lieu la Pologne) essaient de relativiser voire éliminer leur responsabilité dans l’holocauste. En ce sens, cette Salomé-là ne pouvait être faite que par un artiste polonais, et dirigée par un artiste juif : l’équipe artistique reproduisant ainsi exactement la nature du débat scénique.

Posés les prémices d’une représentation très particulière de Salomé, comment Warlikowski résout-il la question qu’il a posée lui-même ? En déplaçant l’histoire de Salomé (qu’il représente d’ailleurs très fidèlement) dans le contexte du ghetto, d’un enfermement d’une société menacée de mort, il pose au spectateur un problème car a priori le personnage de Salomé n’est pas si positif qu’il puisse être l’objet de l’attention de la petite société enfermée.

Le page (Rachael Wilson)) Narraboth en prêtre (Pavol Breslik) et Hérode en juif (à la Charlot): tous les paramètres du drame sont là.

La représentation s’ouvre sur le spectacle d’une pantomime où le page semble épouser Narraboth (sous les traits d’un étrange prêtre catholique, capeline et voilette) sous les yeux d’un Hérode masqué, qui finit par prendre la croix du prêtre, installant l'opposition judaïsme/christianisme par un geste dérisoire à la Charlot, sur la musique des Kindertotenlieder ((N°1 : Nun will die Sonn' so hell aufgehen)) de Mahler par Kathleen Ferrier, de violents coups sont frappés aux portes, et les spectateurs disparaissent, commence alors la musique de Salomé et sa célèbre première réplique : « Wie schön ist die Prinzessin Salome heute Nacht ».

Danse macabre

Le drame de Salomé prend alors une toute autre valence centrée autour de la Danse des Sept voiles qui est ici danse avec la mort, qui rappelle la danse macabre de La règle du jeu de Renoir (1939) vision d’une société au bord du gouffre… Vision aussi de cette société culturelle qui se noie car en fond, pendant la danse, se déploie une animation-vidéo inspirée de peintures (1714) avec des animaux symboliques (derrière lesquels se cachent des symboles et des représentations religieuses) de la synagogue en bois de Chodorow, une petite ville d’Ukraine, mais qui appartenait à l’aire culturelle polonaise : ainsi Warlikowski souligne une fois de plus la présence culturelle forte du judaïsme, qu’on a effacé, comme va s’effacer la communauté, ses livres, ses débats intellectuels sans réponse et sa singularité religieuse en s’appuyant sur des exemples précis, datés, de cette culture qui fait partie aussi de la culture polonaise, sa propre culture, qu’on a réussi à détruire.

Vue en coupe de la synagogue en bois de Chodorow

Salomé et Kundry : la même femme et le même combat

Salomé, la jeune femme qui cherche à séduire le prophète, « l’autre », à l’autre bout du spectre, en mesurant sa puissance de séduction, son propre corps et son propre désir, est la juive, porteuse des désirs les plus sensuels et les plus pervers, comme on a pu dire de la Kundry du Parsifal de Wagner (dix ans avant le texte de Wilde) qu’elle était elle aussi la juive.
D’ailleurs Klingsor dès le début du deuxième acte de Parsifal
((Herauf ! Herauf ! Zu mir !
Dein Meister ruft dich Namenlose,
Urteufelin, Höllenrose !
Herodias warst du, und was noch?)) rappelle que Kundry fut d’abord Hérodias, l’autre nom de Salomé, (c’est le premier nom qu’il cite) le « pharmakos » en quelque sorte porteur de tous les miasmes de la société ambiante.

Marlis Petersen (Salomé) et Wolfgang Koch (Jochanaan)

À travers le désir de Salomé et cet épisode mineur de la tradition chrétienne, on règle son compte à ce que peut être le caractère délétère du juif. Voilà ce que Warlikowski veut représenter, la mort du juif, personnifié par la mort de Salomé qui a osé toucher au prophète annonciateur de Jésus.
Cette société recluse et en sursis, avec tous les problèmes des sociétés recluses, y compris les perversions, vit une représentation de sa propre mort, comme un rite d’autodestruction et en même temps apotropaïque. Nous sommes, comme au prologue mahlérien, dans une sorte de théâtre dans le théâtre,  dans une représentation de Salomé devenue comme un mystère funèbre d’engloutissement d’une société qui avant d’être prise par l’occupant aux portes, va se suicider collectivement après avoir vu représentée sa propre destruction, personnalisée par la jeune femme, la juive. On n’est pas si loin de Khovanstchina et du suicide collectif des vieux croyants.

Des références cinématographiques

Dans une telle prise de position, complexe mais effroyablement logique lorsqu’on se pose la question : pourquoi l’histoire de Salomé, sinon pour représenter l’esprit du juif, l’esprit pervers (Hérode et Hérodias) et les désirs malsains de la femme (Salomé) puis sa mort ? Comme la victoire de Parsifal sur Kundry implorant sa rédemption, la victoire du prophète refusant Salomé, est aussi la victoire de la chrétienté sur le juif. Cette parenté entre les deux figures féminines, issues de l’esprit de deux antisémites, Wagner et Strauss doit être soulignée pour comprendre le propos de Warlikowski. Refaire une Salomé « en direct » avec l’érotisme lascif attendu de tous et centré sur la femme serait une Salomé de plus. Faire de cette femme une figure fantasmée du regard qu’on porte sur le juif, c’est comprendre du même coup le motif de la présence de cette histoire mineure dans les écritures, avec toute l’exploitation possible (voir Saint Augustin). Et pour faire encore mieux saisir la singularité du propos (une société close vivant sa propre mort par l’extrémité des plaisirs), Warlikowski s’appuie sur le Pasolini des 120 journées de Sodome qui traite de la même situation, des déviances issues des situations extrêmes d’enfermement et d’isolement à la veille d’une mort certaine mais aussi sur Portier de nuit de Liliana Cavani où le bourreau retrouve après la guerre sa victime dans un jeu de plaisir pervers et sadique. Il montre les chemins tortueux des perversions, leur lien avec la mort et la destruction dans une sorte de dernier tango.
Voilà pourquoi il ne faut pas de Salomé « comme les autres », voix puissante et corps lascif, mais au contraire une figure a‑érotique, une jeune femme élégante, jeune mais pas adolescente, prise de désir, qui découvre son propre désir en cherchant l’autre absolu, l’ennemi, qu’on hait et qu’on craint. Voilà pourquoi aussi il ne faut pas une voix triomphante, mais une voix immergée qui cherche à émerger, une voix qui soit celle de la faiblesse, mais qui reste celle de l’intelligence (car le personnage est d’une intelligence redoutable, voir comment elle manœuvre Narraboth) qui porte la société qu’elle représente. Il faut une Lulu avant l’heure, une tueuse qui sera tuée. Et cette Salomé non érotique désire un Jochanaan dont la description physique ne correspond en rien à un Wolfgang Koch banalisé par les attitudes et le costume… Voilà pourquoi Marlis Petersen, voilà aussi pourquoi Wolfgang Koch.

Herode (Wolfgang Ablinger-Sperrhacke) et Michaela Schuster (Herodias)

La représentation qui montre d’un côté Hérode et Hérodias et de l’autre la communauté avec au centre le drame a la géographie qu’il faut, Hérode étant vu ici comme le porteur de l’ensemble, comme le gardien de la judéité, et en même temps le pervers, le pédophile et l’incestueux : c’est-à-dire celui qui justifierait à lui seul la mort du judaïsme. Une société se suicide en regardant le drame qu’on a imaginé pour figurer sa propre mort. Voilà en quelque sorte le propos effrayant et si juste, si fin, de Warlikowski, qui en même temps analyse les éléments qui nourrissent la haine du juif. D’où l’extrême gêne du spectateur à qui on enlève son drame habituel en le plongeant dans les racines très ambiguës de l’antisémitisme.

Un rituel cathartique

La question est évidemment complexe et sans doute discutable. Warlikowski part de l’idée juste que l’histoire de Salomé est une histoire de juifs montée en épingle pour montrer leur degré de perversion, de désordre, qui justifie la naissance du christianisme. Il passe par le théâtre dans le théâtre, faisant de la représentation de Salomé, alors que les allemands frappent aux portes, une mise en scène de leur propre mort, comme un rituel religieux qui en montrant l’extrême de la perversion fait en même temps catharsis, c’est à dire littéralement purification ; en mourant tous après cette Salomé, les juifs se retrouvent purifiés. Et l'on comprend alors pourquoi le Lied mahlérien initial "Nun will die Sonn' so hell aufgehen" ((Maintenant le soleil va se lever, si clair)) qui est Lied d'espoir… Le travail de Warlikowski est d’une profondeur abyssale.

Alors, il fallait une Salomé autre, qui prît à revers, qui ignorât toute tradition, qui ignorât même la loi de l’opéra. Il fallait pour ce théâtre de la mort une Salomé « à tuer » métaphoriquement, qui puisse provoquer chez le spectateur un refus (« non ce n’est pas une Salomé »), un rejet parce que cette Salomé n’est pas là où l’on veut qu’elle soit : même si le désir naissant envers Jochanaan la saisit, ce désir est fait aussi d’un désir de pureté (Phèdre->Hippolyte, Kundry -> Parsifal), car son intérêt naît de tout ce que Jochanaan crie contre sa mère Hérodias, considérée comme la putain du Royaume et il y a dans le personnage la recherche désespérée du regard caressant du prophète de cette pureté qu’elle ne peut porter en elle, car elle est la fille de sa mère. Sans le savoir, les spectateurs qui ont affirmé que Marlis Petersen ça n’était pas une Salomé, deviennent exactement ce qu’on attend d’eux, ceux qui veulent la mort de la juive, ils sont une démultiplication de l’Hérode qui dit « Man tötet dieses Weib ».
Car évidemment, l’équipe a construit une cohérence du sens qui est aussi cohérence musicale : nous ne sommes pas à l’opéra au sens habituel, nous sommes au cœur d’un théâtre musical où ce qui se joue c’est d’abord des mots, soutenus par des notes.  C’est le texte de Wilde qu’on interprète, un texte lui-même écrit par une sorte de paria, qui déchaîna le scandale, qu’on considère le tableau de Gustave Moreau, mais aussi les scandales de théâtre successifs : Maud Allen, danseuse, fit sensation en 1908 dans un ballet intitulé « vision de Salomé », appuyé sur la Salomé de Wilde, dans le théâtre même de la création du drame de Wilde ((Palace of Varieties)), interdit immédiatement parce que la représentation des figures bibliques au théâtre était interdite par la loi. Cette portée scandaleuse du texte, sulfureuse, n’est pas seulement due à l’histoire elle-même et à son érotisme qui frappa les spectateurs du début du siècle, mais à la condition du paria, du rejeté (Salomé<->Wilde).

Salomé (Marlis Petersen) se prépare à la danse, au-dessus du page (Rachael Wilson) et du cadavre de Narraboth (Pavol Breslik): Danses de mort

Warlikowski a besoin d’une Salomé qui ne soit pas sulfureuse au départ, qui ait cette élégance de jeune femme chic, et qui même dans la danse des sept voiles, n’ait aucun érotisme a priori, et surtout pas orientalisant (voir comme elle se déshabille, presque aussi banalement que si elle allait dormir). Et c’est bien là qu’est ce théâtre à revers dont nous parlions : la danse des sept voiles est danse macabre, avec la mort (un danseur assez mur – Peter Jolesch -), c’est comme dans La Règle du jeu la préfiguration d’une chute de la société, mais aussi quelque chose qui ressemblerait à une rédemption : on se rachète par sa mort, qui est aussi le sens profond et terrible de la peine de mort.
L’extraordinaire monologue de Marlis Petersen ensuite, où épuisée, elle chante sur tous les tons, à toutes les hauteurs et elle murmure, elle crie, elle susurre « Ich habe deinen Mund  geküßt » après un très long monologue (de Tetrarch, Tetrarch, befiehl deinen Soldaten à er Und das Geheimnis der Liebe ist größer als das Geheimnis des Todes…) dont la taille même est affirmation de l’importance du texte est un vrai monologue de théâtre. C’est donc ici prima le parole et c’est là aussi où l’on attend le chef. Car pour une Salomé de ce type, il faut un soutien et un accompagnement qui évite tout effet sinon celui produit par le mot que la musique va valoriser. La fin réinstalle les personnages (Narraboth, Jochanaan) soulignant que nous n'avons vu qu'une représentation, une sorte de drame sacré à l'antique, et puis arrive brutalement un juif ensanglanté et sans doute traqué, braquant le petit groupe, installant l'idée de menace, de mort, de désordre suprême où la société se défait, et où l'on veut tirer contre ses compagnons.

Une musique exclusivement au service du texte, du théâtre et du sens, à des années lumière de l’effet

Et c’est là où Petrenko est aujourd’hui irremplaçable. Pour sa Salomé, celle qu’il a choisi,  qui tient la scène pratiquement tout le long de l’opéra, il faut une musique qui traduise cette âme en fusion, et donc qui ne cache rien, on connaît désormais sa capacité à faire entendre l’inaudible d’une partition, la phrase inattendue, les jeux d'échos jamais remarqués, une contrebasse en sourdine, et surtout les bois, qui portent à eux seuls tous les détails presque pointillistes, non plus  « orientalisants », mais impressionnistes, traduisant la moindre inflexion du mot, la moindre expression, en accompagnant le dire de la chanteuse qui se trouve du même coup, audible à chaque moment, même si elle n’a « pas la voix », elle a « le mot » . Certes la musique explose aussi, mais lorsqu’elle est seule, symphonique, expressive, mais elle sait ailleurs se faire chambriste, délicate comme un objet précieux, comme une dentelle sonore qu’on n’a jamais entendue à ce point révélatrice d’une âme, d’un drame, d’un personnage, parce que Petrenko et Warlikowski signent ici leur Salomé qui ne ressemble à aucune autre : ils la veulent élégante, distinguée, fragile, mais ils la veulent en même temps le centre des choses, ils la veulent aussi imposante : Marlis Petersen nous bluffe parce qu’elle est tout cela, elle EST la Salomé voulue par le spectacle et par le chef, et sa composition est géniale : il suffit de voir comment elle chante son monologue final en contemplant une boite qu’on ne verra jamais ouverte, tournée vers elle, comme si elle dansait avec une ombre, une de ces boites qui sont un vulgaire accessoire de théâtre. Dans ce théâtre au carré, inutile de montrer la tête (le carton-pâte ici détruirait tout effet) mais cette manière de mimer sans mimer (les gestes sont réduits à l’essence) est le résultat d’un travail scénique impressionnant.

Autour d’elle une distribution impeccable, à commencer par le page puissant et vif de Rachael Wilson, à la robe claire, vue comme l’autre femme de l’espace, amoureuse de Narraboth, dont elle dorlote le cadavre après son suicide, avec une voix bien posée, claire, juvénile.

Marlis Petersen (Salomé) Pavol Breslik (Narraboth)

Très engagé aussi le Narraboth de Pavol Breslik, au jeu lui-aussi bouleversant, bien au-delà des figures d’amoureux transis et impuissants. Dans cette vaste pantomime qu’est la Salomé de Warlikowski, l’une des plus marquantes est la scène où Salomé passe du corps de Jochanaan qu’elle essaie de saisir à celui de Narraboth qui cherche à l’attirer, la retenir, tout en la caressant langoureusement, comme objet de désir qu’on cherche en même temps à protéger, ou à se conquérir, scène de couples aussi où à cour le couple impensable et impossible entre Jochanaan et Salomé, et celui tout aussi impossible du page (une femme dans la mise en scène) et de Narraboth, avec ses allers et retours, ses gestes à la fois tendres ou suppliants.

Wolfgang Koch (Jochanaan) et Pavol Breslik (Narraboth)

Immense tendresse aussi lorsque Narraboth va chercher Jochanaan qui rampe en sortant de son soupirail,  qu’il aide à se lever, lui offre une cigarette, comme la cigarette du condamné, et l’aide précautionneusement à marcher, pendant que la musique exprime ici une menace sombre si tendue tout en sourdine, jouant sur les graves et créant une sorte de peur irrépressible. Pavol Breslik, dont la voix s’est étoffée et affirmée, est un des Narraboth les plus expressifs qu’on ait pu entendre sur scène, il impose un personnage, il impose aussi un chant, désespéré, habité, et finissant non par se poignarder, mais s’empoisonner (préfiguration de la fin) son cadavre restera étendu au proscenium, transporté de manière désespérée par le page ; à la fin il réapparait (puisque tout est théâtre), pour mourir cette fois avec les autres.
Tout comme Jochanaan réapparaît à la fin, au moment même où Salomé contemple la boite, pour s’asseoir tranquillement auprès de Hérode et d’Hérodias, attendant lui aussi la fin. Un Jochanaan qui n’a pas la voix tonnante, spectrale et définitive de certains, mais la voix douce, insinuante, humaine (lui aussi n’aurait-il pas la voix ?), mais ferme, la voix d’une sorte de Sarastro décidé, mais en même temps presque disponible. Koch arrive lui aussi par un art de la diction du texte tellement consommé à rendre par son chant les ambiguïtés du texte et des attitudes, on se prend à se demander si le rejet de Salomé ne cache pas une attirance, s’il n’essaie pas de se protéger contre lui-même : il y a tout ça dans ces inflexions d’une rare intelligence, d’une rare finesse, et d’une rare sensibilité. Koch est un chanteur quelquefois en méforme, mais ce soir on l’entend, la voix sans être forte mais toujours claire est projetée parfaitement et il nous émeut.
Le couple Hérode-Hérodias passe un peu en second plan, notamment la belle Hérodias puissante de Michaela Schuster, qui n’a pas la position référentielle qu’avait par exemple chez Van Hove à Amsterdam, Doris Soffel, impériale, au physique de Salomé vieillie. Schuster est expressive, puissante, mais le personnage voulu par Warlikowski n’est que l’Hérodias attendue, une Clytemnestre au petit pied.

Repas chez les juifs : comme la dernière cène…

Plus travaillé le personnage voulu pour Hérode ; le roi porte ici la caractère du juif religieux qui dirige une sorte de communauté religieuse : la scène des juifs est d’ailleurs construite comme un repas, comme la dernière cène (12 à table), un repas où les juifs débattent beaucoup (excellent l’ensemble des cinq juifs, formés par les piliers de la troupe, Scott McAllister, Roman Payer, Kristofer Lundin, Kevin Conners et Peter Lobert) cette figuration renvoie aussi à la mort, au dernier repas, au dernier débat. Excellente aussi l’idée de mettre Salomé dissimulée sous la table et recherchée par Hérode, comme l’animal qui trouble la fête et qu’on recherche de manière suicidaire. Hérode est Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, ténor de caractère bien connu qui est un Mime exceptionnel, il est ici un Hérode qui n’est pas ridicule, chef de secte et qui organise le suicide collectif par cette Salomé apotropaïque destinée à préparer le rachat. Car dans la Salomé de Warlikowski, il n’y pas de pervers ni de vicieux, tout est représentation de ce qu’on dit être les juifs. Ablinger-Sperrhacke n’est donc jamais ridicule, jamais exagéré et toujours lui aussi attentif à ciseler le texte dans ses détails, avec un incroyable sens de l’expression.

Voilà une Salomé qui sonne ailleurs, comme aucune autre. Il y a là une complexité évidente, mais aussi une nouveauté dans les choix de personnages et de chanteurs, et dans la manière d’aborder la partition qui ne laisse d’étonner, Petrenko évite toute aspérité, même les premières notes trouvent un legato inconnu, presque une douceur, pour cette célébration initiée par les Kindertotenlieder, les chants des enfants morts qui précèdent la mort figurée et mise en scène de la communauté. Car cette figure de Salomé est aussi, la résultante d’une vie recluse, où les rapports humains sont exacerbés (voir comment Narraboth est traité) et où l’on se permet aussi ce que la normalité ne permet pas dans l’ordinaire, comme si ce moment réunissait en lui tous les heurs et malheurs de la communauté. Une approche jamais exploitée, à voir et à revoir. Rendez-vous en octobre à Munich ((On pourra voir dans un futur proche la production de Warlikowski au théâtre des Champs Elysées, avec Patricia Petibon en Salomé, mais sans Kirill Petrenko, élément à mon avis déterminant de cette mise en scène – je dis bien, de cette mise en scène))

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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2 Commentaires

  1. Ce que j ai trouvé passionnant dans le travail de Warlikovski c est que très souvent les metteurs en scène traitent Salomé comme un monde sans aucune générosité de méchanceté pure.
    Warlikovski a une profonde empathie pour tous ces personnages, ce qui lui est rare, mais qui porte le spectacle.
    Deux points faibles pour moi, on ne peut en aucun cas imaginer Salomé fantasmer sur le beau corps d ivoire de Koch… et a Amsterdam Lance Ryan donnait une interprétation phénoménale de Herode,  Ablinger-Sperrhacke est pour mon opinion désespérément plat.
    Nilsons a été la plus grande Salomé, mais que serait son chant dans une mise en scène contemporaine, pour cela Petersen est passionnante.
    Ceci dit une autre immense soirée du staatoper de Munich. 

    A la fin du spectacle une certaine tristesse se lisait sur le visage de beaucoup de spectateurs. Un des derniers spectacles de l'ère petrenko- bachler.… la fin d'un âge d' or??

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