Programme

Hector Berlioz (1803–1869)
Grande Messe des Morts (Requiem)  (1837)

Michael Spyres | Ténor
Philharmonia Orchestra
Philharmonia Chorus
Chef de choeur : Gavin Carr
London Philharmonic Choir
Chef de choeur : Tessa Bartley
John Nelson | Direction musicale

Londres, Cathédrale Saint Paul, 8 mars 2019

Ce 8 mars est la date anniversaire de la mort d’Hector Berlioz, il y a 150 ans. La France a décidé de le célébrer tout au long de l’année, par une année Berlioz pilotée par Bruno Messina, directeur du Festival Berlioz de La Côte Saint André.
Au Royaume Uni, où le goût pour Berlioz est bien connu, l’engagement berliozien est une tradition, de Sir Thomas Beecham à Colin Davis et à John Eliot Gardiner : en sont témoins notamment les premiers grands enregistrements de ses opéras dans les années soixante-dix. Londres a donc marqué ce 8 mars par une notable exécution dans la Cathédrale St Paul de la Grande Messe des Morts par l’orchestre Philharmonia sous la direction de John Nelson avec Michael Spyres en soliste. Un « event » qui fait évidemment événement.

 

Une des questions récurrentes à propos de l’exécution de la musique religieuse est celle du lieu. En bref, la musique d’église doit-elle être exécutée à l’église ?
Question ambiguë en réalité : si la musique est « fonctionnelle » (savoir une exécution pendant un office) la question ne se pose pas mais si elle est exécutée dans un cadre artistique, alors un lieu acoustiquement plus adéquat est évidemment préférable.
L’acoustique des églises est variée mais en général ne permet pas de rentrer dans les détails. La réverbération (de six à sept secondes à Saint Paul) empêche une audition claire de la partition et demande au chef de composer avec les effets acoustiques induits du lieu en donnant évidemment une couleur différente à l’exécution. Le Requiem de Berlioz exécuté dans le cadre laïc d’une salle de concert n’a rien à voir avec celle d’une église, et de celle-ci en particulier, une cathédrale aux dimensions gigantesques, notamment son transept comparable à Saint Pierre de Rome, qui permet l’installation de l’orchestre, des centaines de choristes et des quatre groupes de cuivres sous les quatre piliers centraux.
St Paul permet l’installation de ce gigantesque appareil dans l’espace, ce qui est déterminant pour une œuvre aussi monumentale que la Grande Messe des Morts prévue en l’occurrence pour Saint Louis des Invalides.
St Paul n’a pas été choisie au hasard dans la mesure où Berlioz y écouta un concert donné par 6500 enfants lors de sa visite à Londres en 1851 qui l’impressionna au point de le signaler dans un article au « Journal des débats »  qu’il évoque dans plusieurs lettres, à sa sœur Adèle : « J’y raconte la cérémonie extraordinaire à laquelle j’ai assisté dans la cathédrale de St Paul et le prodigieux effet d’un chœur de six mille cinq cents enfants que j’y ai entendu. Je n’ai jamais rien vu ni entendu d’aussi émouvant dans sa grandeur immense que cette assemblée de pauvres enfants chantant et disposés sur des amphithéâtres colossaux » et à son ami Joseph d’Ortigue « J’y raconte l’impression sans égale que j’ai reçue dernièrement dans la Cathédrale de St Paul, en entendant le chœur des six mille cinq cents enfants des écoles de charité, qui s’y réunissent une fois l’an. C’est sans comparaison la cérémonie la plus imposante, la plus Babylonienne à laquelle il m’ait, jusqu’à présent été donné d’assister ».
Nul doute que Berlioz n’aurait pas détesté entendre sa Grande Messe des Morts dans la Cathédrale qui lui fit tant d’effet. Et d’ailleurs, ce n’est pas la première fois que Berlioz est l’hôte de la St Paul, Sir Colin Davis y offrit une exécution mémorable en juillet 2001.
Peut-on signaler aussi l’ironie qu’il y a à exécuter une œuvre créée à Saint Louis des Invalides en 1837, où Napoléon est enterré, dans une cathédrale qui abrite la tombe du Duc de Wellington, son vainqueur à Waterloo. C’est d’une certaine manière un symbole particulièrement adapté au sens que Berlioz donne à l’œuvre, celui d’une humanité face à la mort, et au jugement dernier, la solitude et l'égalité des humains face à l’inconnu et la transcendance. Napoléon comme Wellington ont été, à l’égal des autres hommes, confrontés à ce grand saut qui efface les vicissitudes de l’Histoire. En un certain sens, cette confrontation de deux grandeurs depuis leurs sépultures, est assez berliozienne.
L’œuvre dit l’angoisse et l’écrasement, dans de puissants contrastes où l’énormité du dispositif (babylonien, ou mieux ninivite, comme le signale Bruno Messina dans son ouvrage sur Berlioz((Bruno Messina, Berlioz, Actes Sud, 2018))) dissimule ce qui à mon avis est l’essentiel, et qui fut parfaitement rendu à St Paul par John Nelson, à savoir l’intimisme d’une grande partie de la partition. C’est la dialectique de l’intime face au cosmos que nous raconte le Requiem. Berlioz n’a voulu qu’un soliste, une voix de ténor lyrique perdue dans l’immensité de l’espace, pour un seul moment, sublime entre tous, le sanctus où cette voix isolée s’élève, perdue au milieu de la marée silencieuse des hommes, perdue au milieu d’un immense espace et de la voûte de la coupole, métaphore de la voûte céleste. Par cette solitude même de la voix au milieu des éléments, en l’occurrence placée très intelligemment dans la chaire, Berlioz nous dit la tragédie humaine.
Entendre cette œuvre dans un espace aussi vaste et aussi majestueux que la Cathédrale St Paul remplie d’un public attentif et tendu, lui donne une dimension qui va à l’évidence au-delà de la simple exécution. Il y a une incontestable émotion à être au pied de ces voûtes et de ces masses impressionnantes. Il y a là une mise en scène de la musique dont il faut tenir compte et qui entre pour beaucoup dans l’impression qu’on en retire. On ne peut évidemment pas tout entendre, mais la manière dont la musique sonne indique clairement que Berlioz a écrit en fonction d’un lieu d’exécution, en fonction d’un type d’espace, et que les sons amalgamés, l’impossible précision et cette manière continue d’entendre un son qui en produit un autre comme en un enchainement presque dantesque fait plonger l’auditeur dans une atmosphère étrange et pénétrante, qui remue. Il y a quelque chose d’immédiatement émotionnel qui saisit l’auditeur et qui ne l’abandonne pas. Ce sentiment indicible d’élévation spirituelle et émotionnelle se mêle à quelque chose de particulièrement étrange dans cet immense apparat, c’est l’impression d’une musique de l’intime, faite pour que l’individu se sente saisi individuellement, et s’isole en lui-même.
C’est peut-être cette double postulation qui frappe dès les premières mesures : la musique est mise en scène, et en même temps elle semble en quelque sorte naître du fond de soi. Nous parlions plus haut d’une dialectique de l’intime et du cosmos, ce dialogue entre le moi et l’espace, il semble que Berlioz l’ait non seulement perçu, mais en ait traduit la confrontation presque métaphysique. Il y a là une conjugaison de l’espace ecclésial, de l’espace intérieur et de celui de la représentation : je suis écrasé par le lieu, par les masses, et pourtant j’existe au centre, et quelque part surgit de moi cette musique et ce frémissement infini.

Les cuivres auprès de piliers

L’expérience fut plus que musicale, elle fut donc individuelle, et la direction profondément spirituelle de John Nelson, sans effets, sinon ceux que la partition exige comme la disposition des cuivres aux quatre piliers dont le son naît tout proche du spectateur à quelque mètres, s’élève et semble planer, puis retomber en nous écrasant est une expérience physique unique, mais – et ce sera sans doute ressenti par certains comme paradoxal- ce qui pourrait être vécu comme spectaculaire et superficiel est ici l’expérience d’une musique jamais décorative, jamais complaisante, et plutôt – j’ose le mot – hiératique.
On sent aussi comment influe la culture musicale de Berlioz qui connaît les messes et les Requiem récents (de Mozart à Cherubini), et s’en éloigne, en multipliant les masses, mais en accentuant les contrastes qui déstabilisent, en donnant au chœur (ils sont ici phénoménaux, union du chœur Philharmonia  Chorus et du London Philharmonic Choir) une énorme importance, comme dans le Grégorien, le laissant a capella ou avec un accompagnement musical limité (fil sonore émergeant de l’orchestre, notamment des cordes, particulièrement ressenti dans le Quid sum miser). L’orchestre Philharmonia a été impeccable de précision et de concentration, et les chœurs phénoménaux (notamment les chœurs féminins exceptionnels).
John Nelson sait parfaitement que Berlioz n’était pas particulièrement religieux, mais il reconnaît aussi que cette musique l’étreint profondément par sa puissance spirituelle. Le chef américain, particulièrement reconnu comme l’un des grands berlioziens de ce temps, est lui-même très religieux, et la musique de Berlioz dans le Requiem l’étreint tout particulièrement : Berlioz l’athée savait par l’appui de sa culture personnelle faire vibrer le religieux. C’est cette religiosité qui frappe dans une interprétation plus spirituelle et religieuse que dramatique, où les tempos sont mesurés, où tout est parfaitement calibré pour l’église, et où rien ne fait spectacle. Cette intériorité dont il était question plus haut sans doute pourrait-elle gêner ceux qui aiment un Berlioz plus démonstratif, mais elle a trouvé sa place dans l’espace de l’église, imposant peut-être plus de retenue, un plus grand sentiment d’écrasement intérieur plus que cataclysmique, même dans le Dies Irae avec ces cuivres invisibles mais assez terrifiants qui enveloppaient l’audition, comme des forces inconnues, des forces mystérieuses, invisibles  et terribles qui émergeaient « hors champ » pour se confronter à l’orchestre visible : dialogue du visible et de l’invisible mis en son dans l’espace de la cathédrale. A ces cuivres invisibles répondaient en quelque sorte les percussions en rang, bien visibles des spectateurs et cette confrontation secouait profondément. Ainsi du Me quaerens sublime a cappella (et de l’offertorium) face à un Rex tremendae très contrasté. Et même la complexité de l’écriture du Lacrymosa semble épurée et simple.

Michael Spyres saluant

Le Sanctus chanté par Michael Spyres est un sommet : l’effet produit par la voix solitaire est déjà en soi profondément émouvant, mais l’émission de Spyres et si claire qu’on entend chaque mot, comme la voix du paradis descendant parmi les hommes, une voix sans défaut, très concentrée et contrôlée, une ligne de chant soutenue et exemplaire, un timbre d’une céleste pureté, dix minutes se passent d’un temps littéralement suspendu. Spyres est dans ce court passage simplement irremplaçable de simplicité et de tension en même temps.
Dans toute la partie finale, l’Agnus Dei semble retourner aux origines du son, au début de l’œuvre. C’est au niveau de l’orchestre et de la direction le moment où cet intimisme qui m’a frappé à l’audition, concentré et profond, affiche en même temps une sérénité qui semble être celle d’une certitude finale après les doutes existentiels. Cet apaisement est le moment le plus poétique et le plus diaphane de la soirée.
Ainsi John Nelson impose-t-il une vision retenue et spirituelle, qui tient compte du lieu et qui mélange l’intime et le sacré, dans une sorte de dialogue tantôt urgent tantôt apaisé. Et l’acoustique difficile a été utilisée spécifiquement pour ses effets sans jamais être ressentie comme une gêne, comme si Berlioz avait tout prévu.
On reste étonné (au sens très fort du terme) que la France, malgré l’année Berlioz, n’ait strictement rien prévu le jour anniversaire de sa mort. Il a fallu aller à Londres, pour vérifier une fois de plus que nul n’est prophète en son pays.

En répétition
Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Crédits photo : © Marco Borggreve (John Nelson)
@ Martin Kendrick (photos de répétition)
© Wanderersite (Photos concert)

Autres articles

1 COMMENTAIRE

  1. enfin un requiem de berlioz en vidéo ! magnifique ! mais néanmoins ne nous (me) pas oublier la version (audio) de Charles Munch (2) et un sanctus avec la voix insurpassable de
    Peter Schreier

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici