Programme

Beethoven, Concerto pour violon enmajeur, op. 61
Mahler, Symphonie n°4 en sol majeur

Gil Shaham, violon
Rachel Harnisch, soprano
Orchestre Philharmonique de Radio-France
Michael Sanderling, direction

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, le 11 mars 2019

Ce concert devait être le second du doublé offert par Radio-France à Yuri Temirkanov pour son quatre-vingtième anniversaire. Las, suivant la série en cours ces dernières semaines, la venue du maître de Saint Pétersbourg a été annulée, conduisant à deux remplacements, par Aziz Shokhakimov pour le premier concert (donné à l’Auditorium et consacré à Chostakovitch) et par Michael Sanderling pour cette soirée à la Philharmonie – une des trop rares consacrées cette saison par l’orchestre au grand répertoire.

Il y a déjà onze ans, le Théâtre des Champs-Elysées résonnait d’un Beethoven assez mémorable par Gil Shaham – pas uniquement parce que celui-ci avait rompu net son crin juste avant la cadence du premier mouvement, et avait dû enchaîner celle-ci, puis le reste du concerto, avec l’archet de la soliste du National, Sarah Nemtanu. Celui de ce concert se présente sous un jour bien différent. Le Philhar a remplacé le National, et surtout, la massive et rugueuse sonorité de Masur a laissé place à la vision allégée et stylistiquement mixte de Michael Sanderling. Il serait injuste de réduire celle-ci à un consensus : il y en a, assurément, dans le dosage de l’effectif (un sage quintette à quarante cordes) ou les choix de tempos, plus allants qu’en de marmoréennes traditions, mais moins primesautiers que les interprétations historicisées. Neutralité ou bon sens, la chose présente en tout cas une cohérence et une continuité certaine, assurées par un orchestre des plus attentifs et soigneux. Le fruité de la présentation du premier thème aux bois est annonciateur d’une soirée de fête des timbres et des couleurs, les meilleurs solistes du Philhar étant de sortie (la flûte de Mosnier, le hautbois de Devilleneuve, la clarinette de Baldeyrou). L’équilibre général permet une transparence parfaite qui ne se paye même pas d’un manque d’ampleur du phrasé ou de consistance de texture. Si Sanderling tend à faire venir les violons par-dessous les basses, c’est en général pour obtenir des effets de frottements maîtrisés qui ne compromettent pas la continuité mélodique, si essentielle dans l’une des pages les plus purement lyriques de Beethoven.

Dans ce contexte vivace, où la verdeur ne renonce pas à l’élégance, le charme particulier du violon de Shaham peut s’exprimer au mieux ; et sans doute davantage que dans des esthétiques plus marquées. D’abord, parce que la finesse de l’accompagnement, combinée avec l’acoustique valorisante, flattent cette sonorité, si chaleureuse sans pour autant être une des plus puissantes et projetées du la scène actuelle : passé de petits accrocs initiaux, le superbe instrument affirme rapidement son lustre, notamment son médium si brillant que Shaham fait chanter  avec une volupté sans complaisance. Mais surtout, parce que l’espace sonore et stylistique ouvert permet à cette lecture rhapsodique, mais sans ostentation, d’affirmer sa personnalité. Shaham ne fait pas, dans cette partition, concurrence aux architectes de la majesté, pas davantage aux lectures les plus échevelées. Il propose, dans le premier mouvement, une lecture d’esprit classiquement tempérée, sans épanchements éthérés ni accentuation abrasive, agrémentée de jeux rhétoriques d’une grande finesse, laissant apparaître une discrète dimension d’improvisation. Le soin apporté à certaines transitions, de la part de tous les protagonistes, assure le liant nécessaire à cette vision bien plus ambitieuse qu’il n’y paraît – ainsi, l’essentielle tension, qui naît de la qualité d’écoute, produite par le soliste et les contrebasses à l’orée du développement. Shaham, que l’on avait jadis entendu dans la cadence Kreisler, propose ici, semble-t-il, celle issue de l’arrangement pour piano réalisé par Beethoven, mais dans une version courte où le dialogue avec le timbalier n’est qu’esquissé – ce qui est sans doute préférable, le duo développé, pensé pour soutenir les capacités orchestrales du piano, étant difficile à rendre crédible au violon.

Le mouvement lent est certainement la grande réussite de cette interprétation. La justesse du tempo s’impose ici avec une rare évidence, preuve encore que l’idée d’un juste milieu n’est décidément pas absurde sur ce plan. Cela ne peut bien sûr fonctionner qu’avec un grand naturel, que permettent une grande décontraction des musiciens et une direction qui sait où aller. On a ici les deux, et les musiciens du Philhar font beaucoup pour placer leur soliste sur une route confortable, et propice à l’expression la plus libérée. On peut même parler, pour les premières mesures du violon, d’un chemin de roses, car le contrepoint que propose la clarinette de Baldeyrou ici en est un. J’ai entendu quelques superbes clarinettes dans cette page (par exemple, celle de la Radio Bavaroise avec Midori, ou de la Philharmonique Tchèque avec Josefowicz), mais sans doute pas à ce degré de charme totalement immédiat, et proposant toujours quelque chose de plus intense qu’une seule rondeur agréable. Ainsi lancé, le charme de Shaham peut aussi se déployer dans toute sa luminosité, sa franchise presque naïve (le violon de cet homme sonne un peu comme son visage) : à l’image du phrasé si économe et simple qu’il pose sur les deux pédales de la fin du mouvement, la seconde refusant tout épanchement dynamique ou rythmique dans la préparation du trille menant au climax et à la résolution. Le rondo évite les appuis outrés qu’il est trop habituel d’y supporter et se contente d’une chaleureuse simplicité, bienvenue. La cadence intermédiaire s’insère avec élégance dans cette lecture pleine de goût, qu’on ne saurait réduire au confort dévitalisé du bon goût. Ce qui frappe toujours avec ce violon est l’immédiateté expressive que permet sa sonorité si doucement lumineuse, jamais forcée. On a pu parfois la trouver (comme dans Berg ou Brahms) trop univoque et dépourvue de tension intérieure : mais dans le concerto qui, jusque dans la rhétorique initiale majeure/mineure, n’est que plénitude, il arbore le naturel de la terre natale. Son bis signature (la gavotte de la partita en mi) est précédé d’une autre gavotte, en duo avec le nouveau premier violon solo du Philhar Nathan Mierdl, celle de la sonate op. 5 n°3 de Leclair. 

C’est décidément une belle surprise, que cette audition du benjamin de la lignée Sanderling, lequel était déjà venu diriger l’Orchestre de Paris, et achève cette saison un mandat de dix à la tête du Philharmonique de Dresde. Visuellement, ce n’est pas le chef à qui l’on se fierait de prime instinct : sa gestuelle est plutôt raide, assez peu personnelle, et son emprise, ou du moins son absence de suivisme de l’orchestre ne sautent pas aux yeux. Mais pourtant, dans Mahler comme dans Beethoven, ce qu’il fait faire n’est ni décousu, ni neutre, ni banal, et l'on finit par se laisser convaincre qu'il n'y est pas par hasard. Ce qui frappe presque tout au long de cette exécution, c’est la faculté à varier les climats sans ostentation, et à gérer les transitions, en particulier de tempos, sans brusquesse. On n’ira pas jusqu’à parler d’une grande transition continue (comme celle que l’on espérait le mois dernier avec Gergiev et dont on avait été frustré), mais la qualité des enchaînements et des relations logiques rend au moins justice au classicisme chic de l’écriture , au plan du style formel et non, bien sûr, du langage. C’est tout ce qui fait le charme, en général, d’une interprétation réussie de cette symphonie, où la virtuosité et l’éclat orchestral, couplés avec une imagination débordante, suffisent rarement : la combinaison de l’extrême inventivité du langage avec l’élégance sobre des structures. Si cette lecture convainc, dans l’ensemble, beaucoup plus que celle proposée par Gergiev et les Munichois dans la même salle, c’est essentiellement que s’y manifeste une qualité cardinale qui manquait à ces derniers : la réactivité de l’orchestre, et, partant, sa mobilité, sa souplesse, sa disponibilité à l’expression.

Passé un exposé placide, ces vertus éclairent un premier mouvement d’un grand dynamisme, qui évite toute vulgarité. On comprend après coup qu'il est à mettre au crédit du chef d'aborder ce mouvement dans une neutralité qui laisse de l'espace disponible pour l'animation. Certes, les cordes n’ont pas encore ici le soyeux des meilleures formations internationales, mais la discipline ne fait aucunement défaut, et l’engagement (en particulier des violoncelles) non plus. Le quintette est remarquablement équilibré, et Michael Sanderling tire souvent profit de la disposition (rarement imposée au Philhar, et qui aurait été d’ailleurs celle de Temirkanov) des violons en vis-à-vis, avec violoncelles et basses à gauche.  C'est sans doute une des raisons (mais pas la seule), qui fait que le Philhar donne à entendre tout au long de ce Mahler une sonorité générale différente (et pas désagréable, quoi que moins unitaire) de celle à laquelle il nous a habité dans cette musique, que ce soit sous les baguettes de Chung ou de Franck. Sur le plan du discours aussi, c’est à partir du développement qu’apparaît l’essentielle versatilité de caractère et de respiration qui évite que les vagues successives conduisant au climax semblent toujours repartir du même point. Sans se départir d’une grande sobriété gestuelle, qui peut confiner à la raideur, le benjamin de la fratrie Sanderling insuffle une forme de frémissement auquel le Philhar répond avec une finesse certaine, au premier chef, bien sûr, au niveau de la petite harmonie, truculente et d’une tenue impeccable.

Pour son baptême du feu comme concertmaster, Nathan Mierdl en fait un peu trop dans le scherzo, au point de perdre le contrôle de certains traits avec scordature, ou de pêcher par excès d’enthousiasme dans ses derniers pizz finaux. On peut préférer ici un soliste plus mesuré et surtout, pince-sans-rire, mais cet engagement n’en fait pas moins plaisir à voir, surtout dans la mesure où celui-ci fait sentir des effets réjouissants sur la réactivité du pupitre. On peut aussi reprocher à Sanderling, dans les sections de scherzo proprement dit, de ne pas caractériser rythmiquement le contrepoint, mais au moins la transparence et la richesse de timbres permettent de percevoir la variété de la partition. Les trois trios sont évidemment portés par des clarinettes exemplaires, au fruité gourmand : la troisième est exceptionnellement goûteux, et l'élégance instrumentale comme la sérénité, la juste distance de la direction laisse ici s'épanouir idyllique requis – Sie noch mehr ausbreitend. Enfin, tout au long de cette page pour lui redoutable (toute la symphonie l’est, bien entendu), le cor solo brille par son exactitude et son élégance, alors-même qu’une avarie instrumentale l’a conduit à changer d’instrument à l’entracte, en puisant dans le fonds de l’Orchestre de Paris résident. On ne peut en dire autant, là aussi pour l’ensemble de l’oeuvre mais plus spécialement le scherzo, de trompettes étonnamment approximatives rythmiquement, aux dynamiques mal dosées et jetant parfois des phrasés tout à fait hors-style.

Le III, à son tour, bénéficie surtout de la forte personnalité de la petite harmonie. La conduite que propose Sanderling ne parvient sans doute pas à un équilibre idéal entre fluidité et théâtralisation de la tension, mais propose néanmoins des transitions maîtrisées, et rend lisible la structure de double variations. Ce sont peut-être mes oreilles qui ne se sont pas encore accoutumées au nouveau hautbois joué par Devilleneuve (entendu pour la première fois à la Philharmonie), mais celui-ci semble présenter dans la première mineure une intonation étrange (qui ne suffit pas à compromettre une exceptionnelle expressivité, sans commune mesure avec le solo munichois il y a quelques semaines). Les climax des mineures (où de nouveau la disposition des violons se révèle précieuse, et même essentielle pour restituer ce que, d'évidence, Mahler avait à l'esprit) évitent, de façon générale, la dureté et le disproportion, tandis que les variations majeures bénéficient du lyrisme  très direct des cordes intermédiaires. Dans la dernière, le si délicat passage (9) de l'Andante à l'Allegretto subito est remarquablement négocié. Une très grande, et rare réussite dans ce mouvement, est la dernière page, ciselée avec une concentration et une maîtrise étonnante des plans, Sanderling et l’orchestre tirant tout le profit possible des vertus acoustiques à disposition. Même dans de belles interprétations, il est fréquent que cette conclusion manque son objet essentiel, qui est de conduire au lied de la vie céleste, en donnant un sens rétrospectif au glorieux fracas ayant précédé. On y parvient ici en beauté, mais hélas, une 4e de Mahler étant rarement sans défaut, on est frustré d’un finale prolongeant cette extase, la voix de Rachel Harnisch étant compromise par une infection des voies respiratoires. Le chant n’en reste pas moins tenu, engagé et attentif à la diction, mais cette voix par ailleurs très intéressante et singulière n’est de toute façon pas celle que l’on rêve d’entendre dans ce lied particulier. Qu’importe, (presque) tout le reste était à prendre dans ce concert à la réussite inattendue.

Avatar photo
Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : © Marco Borggreve (Michael Sanderling)
© Site gilshaham.com

Pour poursuivre la lecture…

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici