Alessandro Scarlatti (1660–1725)
Il Primo Omicidio, ovvero Caino
,
Oratorio à 6 voix sur un livret d'Antonio Ottoboni, créé à Venise en janvier 1707

Mise en scène, Décors, Costumes et Lumières : Roméo Castellucci
Collaboration artistique : Silvia Costa
Dramaturgie : Piersandra Di Matteo et Christian Longchamp

Avec :

Kristina Hammarström (Caino)
Olivia Vermeulen (Abele)
Birgitte Christensen (Eva)
Thomas Walker (Adamo)
Benno Schachtner (Voce di Dio)
Robert Gleadow (Voce di Lucifero)

Maîtrise des Hauts-de-Seine,
Choeur d'enfants de l'Opéra national de Paris

B'Rock orchestra
Direction musicale : René Jacobs

 

29 janvier 2019 à l'Opéra National de Paris – Garnier

Mettre en scène un oratorio quasi inconnu, voilà ce qui peut s'apparenter à un crime de lèse-opéra – surtout quand ce non-opéra traite du Primo Omicidio, ce "premier meurtre" qui raconte l'histoire de Caïn et Abel.  Les ors du Palais Garnier forment un écrin superlatif à l'entrée au répertoire de cet oratorio d'Alessandro Scarlatti, ainsi qu'à la seconde mise en scène parisienne de Romeo Castellucci. Quatre ans après l'étourdissant vertige de Moses und Aron à Bastille, cette nouvelle production laisse un goût d'inachevé et n'atteint pas les sommets espérés.

Il Primo Omicidio (Scarlatti/Castellucci)

 

L'histoire de Caïn ou du premier crime se situe dans le libre de Bereshit, moment crucial du Pentateuque et de la Genèse en général. Rien d'étonnant à ce que le sujet intéresse Romeo Castellucci qui développe la thématique du péché et du pur-impur dans plusieurs spectacles parmi lesquels Inferno, Purgatorio et Paradiso d'après Dante (2008), Sul concetto di volto nel figlio di Dio (2011) ou bien Go down, Moses (2014). Il y a chez Castellucci une obsession récurrente à considérer les questions liées au sacré et à la religion à travers le prisme tragique.  Cette lecture de la Genèse avec les codes sous-jacents de la tragédie grecque se heurte ici à deux écueils majeurs : le livret de Pietro Ottoboni et la musique d'Alessandro Scarlatti.

Olivia Vermeulen (Abele), Kristina Hammarström (Caino)

On doit au premier un drame assez mince qui fait de cette pierre angulaire de l'Ancien Testament, le récit baroque où interagissent en chair et en os, Dieu et le Lucifer ou bien Adam et Ève. Le second jette sur cette naïveté baroque, le voile pudique et froid d'un oratorio en forme de "teatro spirituale", offrande musicale languide qu'on pourrait qualifierait anachroniquement de sulpicienne. Romeo Castellucci s'intéresse à la matière assez fruste du texte biblique, relativement discret sur les raisons réelles qui poussent Caïn à tuer son frère ou bien la réponse de Dieu à l'égard d'un premier meurtre qui est, au-delà de la découverte de la mort, l'épisode initial de la civilisation et de la multiplication des hommes à la surface de la Terre. Difficile par conséquent d'assumer au premier degré cette histoire de désir de meurtre qui, en lieu et place de la malédiction, serait à l'origine de l'humanité. Caïn, fils d'Adam – le premier homme – est également le premier meurtrier et le père des autres hommes. Cette humanité porte en elle le péché et la vie. Le meurtre est ici compassionnel, comme une crise de jalousie qui le porterait à vouloir faire de son frère Abel, une sorte d'offrande de substitution. Reprenant à la lettre le titre originel "Il Primo Omicidio, overo Cain", il fait du personnage le pivot d'une dramaturgie qui identifie la naissance du Bien et du Mal. Cette forme de complexité dénote une fascination paradoxale pour le meurtrier, non pour la victime. Condamné à vivre pour expier, Caïn connaît la plus terrible des punitions puisque la mort lui aurait permis d'échapper à la repentance.

Birgitte Christensen (Eva), Thomas Walker (Adamo), Kristina Hammarström (Caino), Olivia Vermeulen (Abele), Benno Schachtner (Voce di Dio)

Castellucci fait des deux parties de l'oratorio, deux univers différents qui épousent les contours d'un drame qui ne dit pas explicitement son nom. La force des images fait office d'instrument de théâtre, comme par exemple cette poche de sang comme abstraction du fratricide ou bien ces deux machines à fumée signifiant les offrandes et l'holocauste. On peut associer à ce retour de la machine comme thématique éminemment castelluccienne, l'étymologie du nom d'Abel en Hebel : "buée" ou "vapeur" mais l'idée reste en-deçà des tefillins tombant de l'enregistreur à bande au début de Moses und Aron.  De la même manière, cette première partie fait remonter à la surface de nos souvenirs un certain nombre d'images désormais "classiques", réapparaissant comme une signature stylistique combinée à des poses dont le hiératisme évoque irrésistiblement Bob Wilson. Remplaçant le bleu cobalt, ce sont ici des désinences façon Mark Rothko qui font office de fond lumineux, avec deux rideaux estampillés BLU et VERDE au moment du fratricide. Ces allusions lancinantes aux portes et seuils célestes reprennent à l'identique des schémas déjà vus, notamment dans la Tragedia endogonidia #10 à Marseille en 2004.

Kristina Hammarström (Caino), Olivia Vermeulen (Abele)

Pour tromper l'ennui, on devra donc se contenter du triptyque de l'Annonciation de Simone Martini grandeur nature, descendant des cintres et présenté en sens inverse. Le lien multiple qui relie la Vierge et l'Ange est mise en regard avec le rapport Eve et Serpent. La Visitation "diabolique" du serpent renvoie à l'image d'un ange inversé qui laisserait planer au-delà de la faute originelle, le sentiment d'une erreur d'interprétation qui plongerait l'humanité dans le doute. Cette contemplation à contresens est donnée dans une acception assez nue, avec une perspective assez mince qui ne tient pas sur la durée.

La seconde partie lui substitue une interprétation du fratricide sur fond de parabole illustrée. Le champ que cultive Caïn est le lieu où va se dérouler ce premier meurtre. Impossible de ne pas penser à la terre inculte aride que travaillaient les premiers colons dans Democracy in America (2017). Si l'absence de Dieu créait alors les conditions du drame et la réflexion autour de la naissance de la démocratie d'après Tocqueville, c'est ici la présence de Dieu (et de Lucifer) qui fait s'enliser le propos dans une dialectique pesante. Castellucci donne au tragique un sens austère qui neutralise et étouffe en un sens la dimension purement baroque de l'oratorio de Scarlatti père. Ce champ du fratricide renvoie à un autre symbole, celui du champ du sang (Akeldama) dans lequel a fini Judas l'Iscariote, à l'origine du déicide. Ce champ, entre jardin d'Eden et lieu maudit, est également le terrain vague dans lequel jouent des enfants. Ce peuple d'enfants renvoie à la prophétie qui fera de Caïn le père de l'humanité et ces adultes en devenir remplacent sur scène des adultes relégués en fosse durant toute cette seconde partie du spectacle, tandis qu'un très didactique ciel étoilé occupe tout le fond de la scène. Le procédé peine à trouver son rythme et sa force, contraignant les enfants à mimer le chant et le jeu des chanteurs tandis que dans une loge latérale, un Dieu peroxydé vient faire quelques interventions. On pense à la fin de Wozzeck et cette ritournelle glaçante où les gamins annoncent qu'on vient de trouver un cadavre dans le marais. Cette confusion du jeu et de la profanation fait écho à la réflexion de Giorgio Agamben sur l'origine ludique et "enfantin" du rituel religieux (les échecs ou la toupie comme art divinatoire). Cette régression de l'homme en enfant accompagne le dédoublement des personnages au moment-même où Caïn tue Abel. C'est l'enfant qui porte le coup fatal et c'est ensuite un corps d'enfant que l'on déterre au même endroit et que ses camarades lavent comme le corps du Christ lors de la descente de croix et la mise au tombeau. L'enfant couronné se change en une forme abstraite qui passe de main en main et finit par disparaître, comme si le corps était absorbé et diffusé dans la multiplicité des êtres.

Il n'existe à ce jour que deux enregistrements de cet oratorio – tous deux réalisés à la fin des année 1990 –  le premier par Fabio Biondi et surtout le second par René Jacobs, avec une équipe superlative parmi laquelle on trouve Dorothea Röschmann, Richard Croft et Bernarda Fink. Hélas, le plateau vocal de cette production parisienne arrive tout juste au niveau de ce que l'on pourrait considérer comme convenable. Seul le Lucifer de Robert Gleadow et l'Adam de Thomas Walker parviennent à imposer une réelle présence. Le premier n'hésitant pas à jouer de sa carrure et de la véhémence de ses accents pour camper le diabolique inspirateur, le second par le sens et la densité de la couleur vocale. On peine à imaginer que Dieu puisse avoir la voix de Benno Schachtner, nettement insuffisant dans cet emploi. Kristina Hammarström (Caïn) affiche une ligne étonnamment terne et peu développée, supplantée par l'élégance d'Olivia Vermeulen (Abel), voix précise et colorée à laquelle on peut toutefois reprocher le manque de volume. Brigitte Christensen (Ève) affiche une projection et une rondeur de timbre de belle envergure, limitée par un rôle aux interventions trop espacées.

René Jacobs a fait appel à des musiciens supplémentaires pour étoffer son B'Rock Orchestra. Les intonations aléatoires et le grain disparate des cordes ne fournit pas un matériau d'une solidité à toute épreuve. Les cuivres emportent l'adhésion, avec une belle variété d'effets aux trombones qui s'allient aux percussions très présentes. On peut regretter un engagement timoré dans l'expression volontairement extatique de la première partie, parti-pris qui édulcore et maintient dans un inutilement diaphane, les aspérités et les contrastes que le disque rendait à merveille.

Thomas Walker (Adamo), Olivia Vermeulen (Abele), Birgitte Christensen (Eva), Kristina Hammarström (Caino)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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