La réunification des deux Corées
Création théâtrale de  Joël Pommerat

Avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu

Scénographie et lumière : Éric Soyer
Vidéo : Renaud Rubiano
Accessoires : Thomas Ramon
Costumes : Isabelle Deffin
Assistante aux costumes : Karelle Durand
Couturière : Morgane Olivier
Perruquière : Estelle Tolstoukine
Son : François Leymarie, Grégoire Leymarie
Musique originale : Antonin Leymarie
Régie lumière : Mathieu Mironnet, Pierre-Yves Le Borgne
Régie son : Grégoire Leymarie
Régie vidéo : Grégoire Chomel
Habilleuse et coiffeuse : Claire Lezer
Habilleuses : Siegrid Petit-Imbert, Lise Crétiaux

Réalisation des décors : les Ateliers de l’Odéon-Théâtre de l’Europe avec les techniciens de la compagnie Louis Brouillard et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Production : Odéon-Théâtre de l’Europe, Compagnie Louis Brouillard

Coproduction : Théâtre national de Bruxelles, Folkteatern-Göteborg, Teatro Stabile di Napoli – Naples, Théâtre français du Centre national des arts du Canada – Ottawa, Centre National de Création et de Diffusion Culturelles de Châteauvallon, la Filature Scène Nationale – Mulhouse, les Théâtres de la Ville de Luxembourg, le Parapluie (Centre des Arts de Rue – Aurillac) en collaboration avec le Teatrul National Radu Stanca – Sibiu

Création aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, janvier 2013

Au TNP-Villeurbanne jusqu'au 1er février

TNP Villeurbanne, vendredi 11 janvier 2019

Une tournée de la compagnie Louis Brouillard ne peut rester longtemps confidentielle. Depuis les succès de Ça ira (1) Fin de Louis en 2015 et de l’adaptation de Pinocchio pour l’opéra de Philippe Boesmans dans le cadre du Festival d’Aix-en-Provence en 2017, Joël Pommerat entourés de ses toujours fidèles compagnons de route s’était fait attendre. La venue de la compagnie au TNP annoncée dès la présentation de saison ne pouvait donc que retenir l’attention et la faveur du public. Et c’est avec la reprise de La Réunification des deux Corées, paru et déjà mis en scène par l’auteur lui-même à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en 2013 qu’on retrouve les comédiens fidèles à Joël Pommerat au TNP, en ce mois de janvier. Des retrouvailles réjouissantes s’il en est, avec cette « mosaïque » de « nouvelles » selon les mots de l’auteur lui-même, tant la forme en est singulière, tant le propos y est fédérateur par son universalité. Wanderer était présent au Grand théâtre, salle Roger-Planchon.

« Je ne sais pas très bien comment parler de cette pièce. Pourtant elle est relativement simple. C’est une suite d’instants sans unité déclarée ou cohérence narrative. Elle ressemble plus à une succession de petits fragments fictionnels, comme des nouvelles, sur un thème à peu près commun » C’est en ces termes que Joël Pommerat évoque La Réunification des deux Corées dont le titre singulier retient déjà l’attention. A l’entrée en salle, guidé par le personnel du TNP, on est frappé par le dispositif bifrontal choisi et par le couloir imposant qui sépare les deux gradins qui se font face. L’auteur metteur en scène choisit manifestement de s’écarter des sentiers balisés, optant pour une forme tout en étrangeté alliant le texte et l’espace dans lequel il est mis en scène. Car il en va de l’étrange, comme le souligne délicatement cette brèche centrale, ce couloir sombre et vide, alors que la salle se remplit, séparant le public en deux. Comme deux Corées à distance l’une de l’autre, d’emblée. Comme deux zones immuablement séparées de part et d’autre d’une fente nette, par-delà laquelle on se voit sans se regarder vraiment. Ce long couloir est borné par les ombres du hors-scène dissimulant à notre vue comédiens et techniciens, dans les coulisses comme autant de ténèbres qui vont jeter dans la lumière chaque saynète juste avant de l’engloutir à nouveau.

Au-delà de l’espace comme un lieu indéfini, la mise en scène propose un traitement particulier du temps. Chaque « fragment » est un surgissement comme une brève déflagration visuelle se déroulant de façon autonome, sous nous yeux. Il y a quelque chose du mirage dans ces apparitions fulgurantes, là, sur ce plateau-ligne de faille qui pousse la chronologie à la rupture. Chaque fragment figure un présent éternel, chaque action est en perpétuel accomplissement. Ce sont vingt éclats de vie, vingt passages obscurément délimités dans le temps, sans cesse réactualisés au fil des représentations. Loin de chercher à reproduire la clarté naturelle et réaliste du jour et de la course du temps, les projecteurs font plutôt apparaître au sol des motifs recherchés évoquant par exemple, les ombres mouvantes d’un feuillage sous une mystérieuse lune ou encore le carrelage suranné d’une maison bourgeoise. Soulignons ici le raffinement avec lequel le travail sur la lumière est exécuté au fil du spectacle, travail qui n’est pas sans rappeler l’univers du cinéma : certaines saynètes s’achèvent par la fermeture progressive d’une découpe comme un fondu au noir, comme une allusion discrète aux premiers films. Aux images qui se fixent comme on écrit pour conserver la mémoire des Hommes. En somme, au croisement du réel et de l’abstrait, le lieu n’est pas vraiment un lieu, le temps n’est pas vraiment un temps et à cet égard, on songe aux mythes fondateurs de l’humanité. C’est ainsi que commence le défilé de ces personnages mis en présence des autres, comme autant de brefs récits mythologiques à se remémorer inlassablement.

Anne Rotger, Saadia Bentaïeb, Ruth Olaizola, Marie Piemontese et David Sighicelli pour "Mariage"

Les personnages, portés par des comédiens tous formidablement engagés et les faisant apparaître stricto sensu suivant de rigoureux enchaînements, n’ont que rarement une identité, exception faite du « mariage » par exemple, où dans un rocambolesque échange Christian, le futur marié, est accablé d’abord par Caroline, la sœur jumelle de Christelle la future mariée. Caroline veut empêcher leur union parce que « ça va à l’inverse des lois naturelles », parce qu’elle aime Christian et qu’il l’aime aussi selon elle, puisqu’ils ont échangé un baiser. S’ensuit l’arrivée des trois autres sœurs soucieuses du retard des futurs époux. Au fil d’un conseil de famille de dernière minute pour sortir de la crise, aussi enflammé que désopilant, chacune d’elles finit par reconnaître avoir été un jour embrassée par Christian. Le mariage est annulé et restent dans la brèche, sous les yeux des spectateurs, Christian et Myriam, la seule des sœurs déjà mariée qui conclut sur la prise de conscience d’une déception : « En fait c’est con mais j’ai toujours regretté que ça n’aille pas plus loin entre nous deux. »

Comme celui-ci, chaque instantané va mettre à jour sous les yeux des spectateurs, les rapports humains, les liens amoureux dans ce qu’ils ont de plus complexes voire de plus contradictoires quelquefois. Joël Pommerat et ses comédiens interrogent ce qui unit les êtres, ce qui les séparent simultanément aussi. Ils soulignent avec justesse la difficulté à dogmatiser le sentiment pour l’Autre mais se proposent plutôt d’en explorer le champ des possibles. Convoquant le mythe platonicien de l’androgyne primitif, La Réunification des deux Corées met en présence des êtres qui en cherchent d’autres et par essence, vivent – ou survivent – en état de manque.

Agnès Berthon. Comme un spectre aux allures de David Bowie

Incarnée par la lumineuse Agnès Berthon, la figure gracile très glam rock, à la voix mâle et grave se dressant à plusieurs reprises sous les spotlights tel un hologramme de David Bowie, rappelle le récit d’Aristophane dans Le Banquet. Le mythe une fois encore. Comme un fil conducteur pour mieux faire voir.

L’amour ici est inextricablement lié au manque, avec le désir de l’Autre qui peut combler ou qui pourrait combler suivant ce qu’on se raconte pour s’en persuader. Il est lié à la séparation aussi. Et renvoie à soi-même en définitive. C’est, dans la toute première saynète, la femme qui répond à une voix féminine et affirme qu’elle « préfère cette solitude à cette absence d’amour », seule, à un bout du plateau-ligne de faille. C’est plus loin, une autre femme qui hurle à sa compagne « Rends-moi cette part de moi que tu as gardé en toi » et qu’elle essaye de lui arracher physiquement, basculant dans la violence. C’est la prostituée qui interpelle celui qu’elle aime et qui la quitte, en l’interrogeant « Mais moi ? Je suis qui ??? […] un orifice ? »

Marie Piemontese et Philippe Frécon

C’est aussi cet homme et cette femme qui endurent les ébats de leurs conjoints respectifs plus loin, dans la cage d’escalier, assis dans deux fauteuils – bouleversants Marie Piemontese et Philippe Frécon – et qui en arrivent à la conclusion terrible et merveilleuse qu’ils sont « proches finalement » , dans cette douleur qui les rassemble. C’est le couple désespéré qui se créent de « faux » enfants à faire garder par une baby-sitter quelconque pour continuer à exister, par peur de devenir « comme deux étrangers, deux fantômes l’un à l’autre » ce qu’ils disent redouter « comme la mort ».  Yannick Choirat est très émouvant dans le rôle de l’homme qui se débat pour tenter de sauvegarder l’apparence de son couple « qui prévient les autres de notre, de votre existence » même si on n’a « rien à se dire de vraiment important ». Enfin, c’est cet autre couple qui marche de long en large, d’un bout à l’autre du plateau-ligne de faille : la femme – Agnès Berthon – a perdu la mémoire et, comme une nouvelle référence à ce présent perpétuel, son mari – Philippe Frécon – lui répète les mêmes choses à chaque visite : leur histoire commune, leurs enfants, leurs relations sexuelles. Et elle de s’étonner : « Ah bon ? » Jusqu’à ce que dans un cri de dépit, il lui exprime avec véhémence leur rencontre – « c’était parfait » – leur union – «  c’était comme si la Corée du Nord et la Corée du Sud ouvraient leurs frontières et se réunissaient ». D’une grande justesse, les deux comédiens campent un homme et une femme qui, à travers un dialogue de sourds en raison de l’amnésie de cette dernière, réaffirment continuellement cette difficulté d’aimer. Celle qui déchire intérieurement car, comme un autre personnage le revendiquera aussi, « l’amour, ça ne suffit pas » : il faut supporter le manque. Alors, on est condamné à l’errance dans la brèche, à se tourner autour comme les autos tamponneuses qui ne parviennent même pas à se percuter dans un autre fragment presque muet tout à fait réussi.

Au bout de presque deux heures de spectacle, les applaudissements sont très nourris. Nous avons ri – un peu jaune parfois – nous avons été touchés – souvent – et sans doute nous sommes-nous reconnus par-delà la brèche qui a fonctionné tel un miroir en fin de compte. Parce que le théâtre de Joël Pommerat est fondamentalement humain, il nous parle de nous. Quittant la salle, on peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas un discours qui nous manque aujourd’hui, cruellement parfois, et que nous venons chercher, réunis – plus que réunifiés – au théâtre. Et animés d’un grand désir d’humanité.

Yannick Choirat et Ruth Olaizola
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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
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