Programme

Robert Schumann (1810–1856)

Symphonie n°2 en ut majeur op.61
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Symphonie n°4 en ré mineur op.120

Mahler Chamber Orchestra
Direction : Daniele Gatti

Teatro Comunale Mario del Monaco – Treviso, 14 janvier 2019

Avant d’arrêter quelques mois  son activité pour raisons de santé, Daniele Gatti a entrepris avec le Mahler Chamber Orchestra dont il est le conseiller musical une courte tournée italienne qui l’a mené à Trévise, Ferrara, Reggio Emilia et Brescia, pour un programme entièrement consacré à Schumann (Symphonies n°2 et 4).
Répété à Trévise au cours d’une petite résidence de deux jours, le concert a montré une fois encore l’énergie et l’inventivité du chef, qui surprend par ses options très contrastées, et qui emporte l’adhésion d’un orchestre qui lui est tout acquis.

Daniele Gatti au milieu des musiciens du MCO le 14 janvier 2019 (Teatro Comunale Mario del Monaco, Trévise)

Trévise, petite cité riche et commerçante à une quarantaine de kilomètres de Venise, et un des centres de cet arrière-pays où les grandes familles vénitiennes installaient leurs quartiers d’été, en témoignent les nombreuses villas, encore habitées, ou abandonnées, ou à vendre distribuées sur le territoire environnant. Trévise possède un beau théâtre, jadis florissant, que les vicissitudes politiques ou économiques ont peu à peu laissé de côté et qui sera bientôt étranglé : la banque qui le finançait, la Cassamarca, ne peut plus en assumer les frais. Il faut donc retrouver des financements, une nouvelle organisation, une ligne artistique où la Ville devra s’engager, elle qui n’a pas financé le théâtre depuis une vingtaine d’années. Faut-il y voir la patte de la Lega, le parti d’extrême droite qui gouverne ici, dont la culture n’est pas vraiment une préoccupation ? Ce serait simple de tout mettre sur leur dos, mais comme toujours en Italie, les choses ne sont pas simples, entre conspiration des egos, luttes d’influence de clans divers, où les aspects artistiques sont les derniers enjeux auxquels on pense.
C’est dans ce contexte que le Mahler Chamber Orchestra s’est installé pour deux jours dans la ville pour les répétitions de la tournée de concerts qu’il propose traditionnellement en Italie chaque année, parcourant pour l’essentiel la plaine du Pô, avec un rendez-vous traditionnel à Ferrara, la ville liée à l’ADN de l’orchestre qui fut son siège de résidence aux temps de Claudio Abbado qui accompagna sa naissance.

Trévise est l’une des escales de ces tournées italiennes, et la richesse de la ville pourrait laisser imaginer quel cadeau la présence de cet orchestre peut être, au vu du public qui se pressait pour ce concert et quel lieu ce pourrait être pour des résidences musicales de qualité.
Il est vrai aussi que Daniele Gatti est un nom qui attire, auréolé de son triomphe romain dans Rigoletto, néo directeur musical de l’Opéra de Rome, à peine revenu d’une série de concerts à Santa Cecilia (voir notre critique ci-dessous), et que la majorité des italiens qui ont suivi les vicissitudes de l'été estiment une victime des mouvements #MeToo.
Daniele Gatti est un infatigable entrepreneur, bouillonnant d’idées et de projets, un chêne qu’on n'a pas encore abattu, que nos amis du site musical espagnol Platea Magazine classent parmi les cinq plus grands chefs d’expérience actuels, aux côtés des Jansons, Thielemann, Rattle et Barenboim, classant par ailleurs les cinq « jeunes » chefs qui explosent actuellement. Quoi qu’il en soit, le voilà toujours considéré comme l’une des dix plus grandes baguettes du moment.

Et le Schumann original et vigoureux qu’il nous propose est là pour le confirmer. En proposant le Symphonie n°2 et la Symphonie n°4, il met face à face deux œuvres aux destins différents, mais toutes deux marquées par les traces de la maladie. La deuxième symphonie de 1845–46 sombre et inquiète, et la quatrième, compacte et en même temps déchirée sont deux faces d'un parcours symphonique singulier, moins reconnu que son parcours pianistique ou liederistique.
Daniele Gatti aime dans le répertoire romantique non tant le lyrisme de cliché ou les mignardises, mais au contraire les aspects plus sombres : l’obscurité, la tension et le mystère : son romantisme est contrasté, quelquefois heurté, tout en restant profondément sensible, traversant ainsi une succession d’états d’âme jamais monolithiques.
Ainsi donne-il de la Symphonie n°2 une interprétation magistrale, soulignant dans les lenteurs du tout début du premier mouvement les références évidentes à Bach, montrant aussi ailleurs les souvenirs d’un classicisme beethovénien, et produisant un effet majestueux grâce à la ductilité d’un orchestre au son plein, au volume impressionnant voire surprenant au vu du nombre de musiciens. Ce qui frappe dans ce mouvement, c’est à la fois la force, mais aussi la clarté et la fluidité du son, l’attention donnée à chaque pupitre, et notamment aux bois et aux cuivres, la force, le côté incisif, mais aussi le jeu sur les couleurs. Ce Schumann semble alterner entre émotion proche des larmes et énergie irrésistible. Comme si le compositeur se laissait tantôt aller et tantôt se reprenait en cherchant à dominer ses émotions.
Le scherzo est sans doute un des sommets de la soirée, une sorte de mouvement perpétuel, rapide, fluide, presque joyeux, mais aussi avec quelques moments plus mélancoliques, presque hésitants, comme si un dialogue entre la joie et l’hésitation se construisait en ce jeu de reprises, où l’orchestre montre une grande maîtrise  et une singulière précision (les bois, remarquables) que Gatti emporte à un rythme effréné comme un tourbillon qui fait contraste avec le merveilleux adagio qui suit, mélancolique mais sans tristesse, dans une sorte d’appel à une sérénité retrouvée. Gatti sait doser les différents niveaux, et en propose une lecture à la fois claire et très personnelle, où il exalte les bois (le hautbois…), où il sait alléger au maximum pour créer un effet de suspension ; il y a là un moment particulièrement tendre mais sans jamais de complaisance démonstrative.
En un dernier mouvement Gatti retrouve des accents beethovéniens, avec un rythme marqué, très puissant mais aussi par moments joyeux et triomphant, où restent dominants les contrastes marqués des mouvements précédents. L'orchestre rend un son si plein et produit un tel volume qu’on pourrait penser à un orchestre symphonique bien plus étoffé notamment dans le final vraiment tourbillonnant. Ce qui caractérise l’approche de Gatti, c’est le perpétuel refus du décoratif, le souci d’afficher à la fois la précision et la rigueur, mais sans rondeur, avec ce côté direct – mais jamais brutal- qui caractérise le style de Gatti, cherchant à rendre les moindres détails de la partition, avec une rare fidélité, sans jamais étirer, se complaire, faire reluire le son pour le son. C’est tellement visible dans l’adagio qui est en soi sublime mais n’a jamais besoin d’être surjoué. Gatti n’est jamais sirupeux ou mellifère, mais jamais froid non plus.

 

Si l’ensemble des deux symphonies a une couleur commune, celle du contraste entre une insécurité structurelle et des traits de génie qui annoncent le symphonisme post-romantique et brahmsien (si lié au couple Schumann), entre tendresse et force, entre fragilité et aventure formelle, la Quatrième acérée qu’il propose est un moment singulier. En effet, dans cette Quatrième jouée tout d’une pièce selon le désir du compositeur, Gatti construit un électrisant poème symphonique, particulièrement virtuose, contrasté et incisif.
Schumann avait créé en 1841 à Leipzig une « Fantaisie Symphonique » dont il a revu l’instrumentation en 1851, dans les dernières années de sa vie. La symphonie fut ainsi créée sous la forme d’un « bloc » en 1853 à Düsseldorf.
Gatti efface pour l’essentiel ce qui pourrait être légèreté gratuite, le début à ce titre est singulièrement sombre, grave et tendu. Nous l’avons écrit, le romantisme chez Gatti n’a pas un moment de sérénité, il y a toujours quelque chose de heurté qui bouscule les attentes ou les habitudes, et qui révèle les écorchures. Le premier mouvement à ce titre pose une série d’oppositions, dans une urgence marquée.

Sans doute Gatti ressent-il dans cette musique les errances d’une âme de plus en plus inquiète en proie aux désordres de la maladie qu’il rend par ces ruptures, ces échos contradictoires avec un jeu sur les volumes, sur les différents niveaux de l’instrumentation, sur les interventions agressives des cuivres, face à la fluidité et à la rapidité des cordes.
Le hautbois initial du second mouvement laisse place à une évocation un peu lointaine et mélancolique, mais annonciatrice d’orages futurs, un calme nocturne qui reste tendu. Notons aussi la belle intervention du violon solo de Matthew Truscott. La courte romance à la tendresse marquée, à la sensibilité à fleur de peau, fait ainsi place comme pressenti à la rudesse du scherzo à l’engagement tout particulier de l’orchestre (brutalité face à la légèreté des bois en contraste). Gatti encore une fois ne privilégie jamais le discours décoratif ou complaisant, un « discours indirect » qui préserverait une « joliesse » ici hors de propos. Tout est direct dans cette vision, quelquefois même abrupt, et n’est pas sans faire penser à des ambiances wébériennes. Il y a en effet quelque chose qui dans cette approche rappelle Weber en toile de fond. L’articulation entre le scherzo et le final est à ce titre particulièrement emblématique, avec son crescendo, ses trémolos, puis le son triomphal des cuivres. C’est dans le final avec ses dialogues heurtés, ses coups d’archets tranchants, les stridences des flûtes, son alternance avec de brefs espaces plus aérés, et la plupart du temps les accélérations, qui semblent aller dans toutes les directions, explosives et quelquefois désespérées que Daniele Gatti semble concentrer ce qu’il a essayé de montrer dans tout le concert. L'alternance  de joie éphémère et d’inquiétude permanente donne à ce final une couleur déstabilisante avec ses ruptures de ton, de rythme, de volume, de couleur et ses interventions instrumentales tempétueuses (tempête sous un crâne).
Gatti ne cesse jamais y compris d’un concert à l’autre, de proposer des voies nouvelles, d’aller ici et ailleurs. Il n’est pas le chef qui s’installerait dans une routine, même la plus somptueuse. Il est au contraire un fouilleur, un chercheur et avec le Mahler Chamber Orchestra, orchestre d’adhésion réuni pour faire de la musique et non des concerts, il a en main une phalange disponible, dont la fondation s’est inscrite d’emblée dans le « Zusammenmusizieren » dans le « faire de la musique ensemble » cher à Abbado. Au-delà des arrivées et des départs de musiciens, l’orchestre a gardé cette disponibilité et cette volonté. C’est ce qui fait le prix de ce type de prestation que j’appellerais de préférence une rencontre musicale, plus qu’un concert.

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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