Ludwig Minkus (1826–1917)
La Bayadère (1877)

Direction musicale Pavel Sorokin
Chorégraphie Marius Petipa (1877)
Reprise d'une nouvelle version
chorégraphique de
Yuri Grigorovich
Avec des extraits des versions de Vakhtang Chabukiani,
Konstantin Sergeyev,
Nikolai Zubkovsky
Décors et costumes Nikolai Sharonov
Consultant pour les décors et costumes Valery Leventhal
Lumières Mikhail Sokolov

 

Nikiya Olga Smirnova
Dugmanta,Rajah Alexei Loparevich
Gamzatti, sa fille Margarita Shrainer
Solor, le noble guerrier Semyon Chudin
Le Grand Brahmane Alexander Fadeyechev
Toloragva, guerrier Ivan Alexeyev
Un esclave Ivan Filchev
Magedavia, Fakir Georgy Gusev
Aya, esclave Kristina Karasyova
Jampè Bruna Cantanhede Gaglianone, Victoria Litvinova
Grande danse classique (Acte II) Daria Bochkova, Elizaveta Kruteleva, Daria Khokhlova, Eleonora Sevenard, Antonina Chapkina, Ksenia Zhiganshina, Anastasia Denisova, Alexandra Trikoz, Egor Khromushin, Dmitry Efremov
Danse hindoue du tambour Anna Balukova, Nikita Kapustin , Alexei Matrakhov
Idole d'or Denis Zakharov
Manu (Danse du pichet) Anna Tikhomirova
Tableau des "Ombres"
Première variation Daria Bochkova
Seconde Variation Daria Khokhlova
Troisième Variation Antonina Chapkina
Teatro alla Scala, 8 septembre 2018

Le ballet de la Scala étant en tournée en Asie, le théâtre milanais a accueilli en septembre dernier celui du Bolchoï, dans la tradition des grandes tournées auxquelles la Scala n’a jamais renoncé. Les échanges avec le Bolchoï (aussi bien le ballet que la troupe d’opéra) ont une longue histoire à Milan dans les cinquante dernières années.
Seul l’orchestre est italien, c’est celui des jeunes de l’Accademia del Teatro alla Scala, qui a donné une preuve notable de sa qualité, dirigé par le chef russe Pavel Sorokin, un des chefs attachés au Bolchoï et spécialiste du ballet. Une soirée qui a rempli la Scala à ras bord, plutôt rare en ce moment.

Les ombres (Acte III)

Une grande compagnie de référence, dépositaire d’une tradition historique essentielle, depuis longtemps porte-drapeau de la tradition russe du ballet, qui a traversé les accidents de l’histoire comme carte de visite de tous les régimes, voilà ce qu’est le Bolchoï. La fin de l’URSS a eu quand même pour effet de propulser au premier plan les compagnies concurrentes comme le Marinski (ex-Kirov) et le Mikhailovski  (ex-Maly) et pendant un temps le Bolchoï fut moins prisé. Mais la force de la compagnie, son histoire, sa perfection technique l’ont repropulsée au tout premier plan du panorama de la « danse classique » internationale.
Elle présente deux ballets à Milan, une production récente, La mégère apprivoisée,  un ballet de Jean-Christophe Maillot appuyé sur la comédie de Shakespeare, sur une dramaturgie de Jean Rouaud et dans des décors de Ernest Pignon Ernest, et une production de la grande tradition, le fleuron du répertoire qu’est La Bayadère (1877) de Ludwig Minkus (1826–1917), dans la chorégraphie de Youri Grigorovitch (1991) qui reprend la base de la version Marius Petipa avec des emprunts à trois versions, celles de Vakhtang Chabukiani, Konstantin Sergeyev, Nikolai Zubkovski  et ses propres ajouts. Il s’agit de la version traditionnelle en 3 actes.
Pour cette soirée, le ballet affichait Olga Smirova et Semyon Chudin, parmi les références absolues dans les rôles de Nikiya et Solor.

Solor (Semyon Chudin) et Nikiya (Olga Smirnova) à l'acte III

La Bayadère, un des ballets de référence du grand répertoire classique, créé en 1877 témoigne du rêve orientaliste d’un certain XIXe : dans une Inde de légende dont quelques œuvres phares de la période au moins à l’Opéra, ont usé : Les Pêcheurs de Perles en 1863 (à Ceylan…) et Lakmé en 1883, mais l’intrigue rappelle à la fois Aida, antérieur de 6 ans (une princesse et une esclave aiment un guerrier) et pour l’acte IV Samson et Dalila, de 1877, la même année que le ballet de Minkus. La belle Nikiya danseuse du temple est amoureuse du Prince Solor, qui l’aime en retour mais qui est promis à Gamzatti, fille du Rajah.
L’œuvre est issue d’un poème indien, Śakuntalā de Kālidāsa qui a induit Marius Petipa à créer ce ballet à la fois spectaculaire et intimiste, où le lyrisme des sentiments des protagonistes est inscrit dans un monde oriental au charme exotique. Le sommet en est sans doute le 3ème acte, avec la scène du royaume des Ombres, à la géométrie et à la clarté mystérieuses qui a suffisamment fasciné pour être sans doute à l’origine de la fortune du ballet dans la tradition classique occidentale.
Youri Grigorovitch, premier chorégraphe du ballet du Bolchoï de 1964 à 1995, puis de nouveau à partir de 2008, a recréé en 1991 la chorégraphie originale de Marius Petipa, dans des décors de Nikolai Sharonov vaguement inspirés de ceux de la création. Mais conformément à la tradition russe depuis environ un siècle (chorégraphie de Lopukhov en 1920), Grigorovitch ne propose pas le quatrième acte (écroulement du temple et apothéose du couple Nikiya/Solor), il explique que l’acte III est un sommet chorégraphique et ne nécessite pas d’acte supplémentaire. Il n’y a donc pas de tremblement de terre qui détruit le temple.
Sa chorégraphie, qui reprend Petipa, est étoffée d’ajouts divers intégrés par la tradition chorégraphique russe et aussi d’ajouts de son cru, notamment la danse des fakirs au début, la scène entre Gamzatti et Nikiya de l’acte II, variations de Solor dans la scène des noces etc… Il s’agit en réalité d’une production moins fidèle à Petipa que le chorégraphe russe ne l’affirme : un patchwork qui intègre des éléments de la tradition russe du XXe siècle plus qu’une fidélité pointilleuse au Petipa des origines : une « version Bolchoï » plus qu’une version Petipa.
Pour une version plus « philologique », plus respectueuse de l’original de Petipa, il faudrait peut-être se tourner vers la version plus récente d’Alexei Ratmansky pour le Staatsballet de Berlin : La Bayadère est au programme de la Staatsoper Unter den Linden de Berlin jusqu’au 9 février 2019.

N'étant pas un spécialiste de ballet, mais désireux de revoir après un certain nombre d’années cette compagnie légendaire,  je ne m’engagerai pas dans une analyse technique de ce spectacle, mais proposerai un certain nombres d’observations qui m’ont frappé.

Les Ombres (Acte III) © Damir Yusupov

Le premier élément, c’est la perfection technique du corps de ballet, une perfection millimétrée avec des ensembles impeccables, des lignes sans bavure aucune, à chaque scène d’ensemble. Le sommet en est la fameuse descente des Ombres, presque rituelle, presque un moment suspendu et religieux où la reproduction du même pas, du même geste est tellement précise qu’on aurait l’impression d’une reproduction cinématographique de la même image ou même de la chronophotographie en direct. Il y a là quelque chose de fascinant, dans sa géométrie et dans son rythme, qui laisse littéralement sans voix. On connaît de réputation les solistes du Bolchoï, mais c’est la perfection du corps du ballet qui donne à une compagnie son lustre et sa réputation : il y avait dans cette descente au loin, dans l’obscurité, une telle perfection aérienne dans ces taches blanches répétées, que l’impression d’immatérialité s’imposait, comme si les corps n’étaient que transparence et légèreté, un ensemble de fantômes gracieux aux lignes évanescentes. Simplement fabuleux.
On retrouve cette perfection dans tous les ensembles, par exemple dans la danse des fakirs emportée par Gyorgy Gusev.
Au-delà de la perfection formelle, il y  là une culture spécifique qui travaille la technique, la vigueur et la force, notamment dans les variations ou les parties solistes des personnages secondaires (magnifique Denis Zakharov dans l’Idole d’or ou énergique Ivan Filchev dans l’esclave), ou même la danse des tambours (Anna Balukova, Nikita Kapustin, Alexei Matrakhov ).
Comment exprimer par le corps le sentiment, ou l’état d’âme, ou même la nature ?

Nikiya (Olga Smirnova) dans sa scène d'entrée

La danseuse Nikiya, d’extraction forcément modeste, ne peut physiquement danser comme Gamzatti, sûre d’elle et dominatrice, et la première apparition d’Olga Smirnova est déjà une signature : un corps qui dit la fragilité et l’évanescence, le je ne sais quoi d’impalpable qui est fragilité, la fragilité prémonitoire de celle qui finira une ombre, et Olga Smirnova à l’instant même de son apparition dit tout de ce destin. Mais le rôle est suffisamment divers pour lui permettre aussi face à Gamzatti d’être celle qui défend jalousement son amour, avec toute l’assurance de son corps dansant, et il y a dans sa danse lors de la fête des noces, qui lui sera fatale, quelque chose de fier, de résolu, qui n’efface pas la fragilité du corps, mais qui lui donne une incroyable présence et une densité inouïe.

Gamzatti (Margarita Shrainer)

Face à elle, la Gamzatti de Margarita Shrainer n’a pas la même aura. Une danse sûre, sans doute formellement impeccable, mais qui n’irradie pas, qui n’incarne pas : il eût fallu distribuer une danseuse qui possédât à ce point le rôle pour permettre d’opposer incarnation à incarnation. Margarita Shrainer ne nous dit pas grand-chose, n’exprime pas ce qu’il y a derrière les yeux, reste à la surface dans la superficie des formes sans aller aux profondeurs du moi. Et ainsi l’opposition entre les deux ballerines n’est pas ce sommet qu’on attendrait.

Entrée en scène de Solor (Semyon Chudin)

Semyon Chudin est Solor, dont il exprime toute la vigueur et les ambiguïtés. Son entrée est spectaculaire avec ses grands jetés impeccables à la force inouïe, tout en préservant aussi une légèreté confondante. Ce qui fascine, c’est la tension expressive, dans les pas de deux avec Nikiya, comme son hésitation face à Gamzatti. Guerrier par la force et l’énergie, il sait néanmoins exprimer les doutes, et une psychologie qu’on n’attendrait pas aussi clairement exprimée simplement par un geste ou un mouvement du corps. Et lors du pas de deux final où il recueille dans ses bras l’ombre évanescente de Nikiya, il se fait lui aussi peu à peu évanescence mais avec ce reste de sûreté guerrière comme si son corps exprimait tour à tour toutes les phases diverses par lesquels il est passé : il y a là quelque chose de fascinant et d’inattendu où, comme à l’opéra, comme au théâtre, la fréquentation d’un rôle permet peu à peu d’en exprimer la profondeur et les replis, au-delà d’une perfection des formes sur lesquelles on ne revient pas.

L’orchestre de l’Accademia del Teatro alla Scala, fait des jeunes promesses de la musique, est comme toujours excellent, énergique, vif, engagé sous la baguette experte de Pavel Sorokin.
Ce qui bouleverse dans ce spectacle et qui fait la grandeur de la compagnie c’est ce classicisme-là, du corps de ballet aux solistes, tellement dominé, tellement intégré, tellement vécu qu’il est vécu et exprimé « romantiquement », et c’est bien là un tour de force, qui chavire et fait vibrer. Quand la tradition est ainsi portée, elle n’est plus poussiéreuse ou patrimoniale : elle est d’une incroyable modernité, hic et nunc, contemporaine en somme.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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