Oscar Straus (1870–1954)
Der Perlen der Cleopatra

MUSIKALISCHE LEITUNG : Adam Benzwi
INSZENIERUNG : Barrie Kosky
CHOREOGRAPHIE : Otto Pichler
BÜHNENBILD : Rufus Didwiszus
KOSTÜME : Victoria Behr
DRAMATURGIE : Simon Berger
CHÖRE : David Cavelius

LICHT : Diego Leetz

CLEOPATRA : Dagmar Manzel
PAMPYLOS : Stefan Sevenich
SILVIUS : Dominik Köninger
BELADONIS : Johannes Dunz
MARCUS ANTONIUS / KOPHRA : Peter Renz
CHARMIAN : Talya Lieberman
Chorsolisten der Komischen Oper BerlinLindenquintett Berlin
TANZENSEMBLE
Martina Borroni, Marika Gangemi, Claudia Greco, Luisa Mancarella, Hannah MacDonagh, Eleonora Talamini, Zoltan Fekete, Michael Fernandez, Paul Gerritsen, Michael-John Harper, Hunter Jacques, Christoph Jonas
Komische Oper Berlin, 22 décembre 2018

Barrie Kosky a décidé de reproposer à la Komische Oper un certain nombre d’opérettes historiques qui marquèrent l’histoire de ce théâtre, notamment quand il s’appelait « Metropol Theater » dans les années vingt. Il a fait redécouvrir le compositeur juif Paul Abraham dans l'une des productions  parmi les plus réussies du répertoire actuel de ce théâtre (Ball im Savoy) ainsi qu'Oscar Straus (Eine Frau, die weiß was sie will) et qui furent des succès immenses dans la Berlin d’alors.
Oscar Straus est viennois et non berlinois, mais il a étudié à Berlin sous la direction de Max Bruch. Il est lui aussi d’origine juive, il devra fuir l’Anschluss et se réfugier aux Etats-Unis. Kosky a décidé de remonter une opérette moins connue que
Walzertraum (Rêve de Valse), une délirante évocation de Cléopâtre, Die Perlen von Cleopatra, créée au Theater an der Wien en 1923, en pleine égyptomanie née de la découverte en 1922 du trésor de Toutankhamon.

Dagmar Manzel (Cleopatra)

A priori, une opérette d’Oscar Straus le viennois créée au Theater an der Wien n’a pas grand-chose à voir avec Berlin. Et pourtant, Die Perlen der Cleopatra prévue à l’origine pour Berlin est née pour une vedette viennoise et berlinoise, Fritzi Massary , d’origine juive convertie en 1903 au protestantisme, qui dut fuir néanmoins le nazisme, et qui s’installa à Beverly Hills jusqu’à sa mort en 1969.

Fritzi Massary

Ce fut dans les première années du XXème siècle la vedette incontestée de l’opérette. La création à Vienne est due à la situation économique en Allemagne en pleine crise monétaire. Mais dès 1924, Die Perlen der Cleopatra est créée (avec la Massary) avec grand succès au Theater am Nollendorfplatz (aujourd’hui une fameuse discothèque, le Goya) dont seule la façade a survécu. Depuis, l’œuvre a disparu des affiches et cette production a un parfum de renaissance. En tous cas, aussi bien Barrie Kosky que le chef américain Adam Benzwi, installé à Berlin depuis 1984, et de tous les coups de Barrie Kosky quand il s’agit d’opérette défendent sa « berlinité » notamment dans le traitement de la liberté sexuelle, plus berlinoise que viennoise et affirme que derrière l’Égypte de pacotille se cache Berlin.

La façade du Theater am Nollendorfplatz (aujourd'hui la discothèque Goya) où fut créé "Die Perlen der Cleopatra"

La question de l’opérette est délicate : le genre a ses lois, exige une précision redoutable et notamment un texte rythmé qui réponde aux attentes du public ; il s’agit donc de l’élaborer avec des allusions locales, avec un accent local, dans le dialecte local aussi quelquefois ; cela demande un travail prosodique pointilleux, car tout ratage est délétère par rapport aux effets voulus sur le public. Alliage de chant et de texte, et de dialogues à plusieurs sens pour marquer des allusions à la situation locale que le public doit comprendre et apprécier, l’opérette exige – c’est Barrie Kosky qui l’écrit – la même adaptabilité qu’en son temps l’opéra baroque aux contextes de chaque théâtre où il était créé. Cela signifie une préparation complexe qui fait tenir la réussite d’un spectacle sur un équilibre très fragile. L’opérette n’a rien d’un genre de seconde zone, et il est regrettable qu’en France notamment il ait perdu toutes ses lettres de noblesse puisqu’aucun théâtre musical parisien n’en propose plus du tout régulièrement. En tous cas, dans les années 20 à Berlin, l’opérette permettait bien plus en termes de satire, d’allusions grivoises, de liberté de ton que le théâtre parlé ou l’opéra. C’était le genre de la totale liberté.
Ce qui caractérise la musique d’Oscar Straus, c’est qu’elle se réfère bien sûr à l’opérette viennoise (Straus est autrichien, mais a enlevé un « s » à son nom pour ne pas être assimilé aux Strauss), à tout seigneur tout honneur, mais aussi bien à Offenbach (par son traitement comique de l’antiquité), ou à d’autres genres comme le jazz. Le jazz a irrigué les scènes d’opérettes, y compris dans une œuvre comme la version originale d’ Im weiss’n Rössl (l’Auberge du cheval blanc), révisée et appauvrie par les rééditions américaines des années cinquante. C’est tout un univers qui revit ici, qui est celui de la Berlin des années folles, plus que celui d’une Vienne plus sage. Il est clair que si dans son air d’entrée, Beladonis, le Prince de Perse (à l’origine de Syrie dans le livret original) chante sa « kleine Liebesflöte », sa petite flûte d’amour, il ne s’agit pas de l’instrument de musique…d’ailleurs , l’air était supprimé dans les années 50…
Ainsi Benzwi et Kosky ont choisi cette œuvre parce qu’elle respire un « Berliner Luft », un air berlinois qui plonge ses racines au moment du cabaret littéraire Überbrettl fondé par Ernst von Wolzogen (sur le modèle du Chat noir montmartrois) pour lequel Oscar Straus avait composé, et dont Arnold Schönberg fut un moment le directeur musical. Le goût orientaliste et antiquisant plongeait aussi dans l’histoire intellectuelle des dernières décennies : en musique, aussi bien Samson et Dalila, qu’Aida, Lakmé, Les Pêcheurs de perles,des ballets comme La Bayadère, mais aussi La belle Hélène ou Orphée aux Enfers, voire plus récemment Elektra et surtout Salomé marquaient ce goût à la scène. D’ailleurs le costume de Silvius le romain devenu chef de la garde de Cléopâtre, fait de perles et particulièrement ajouré, rappelle ceux portés par Ida Rubinstein dans divers spectacles, elle qui fut au début du XXème siècle Cléopâtre pour les ballets russes ou la Salomé d’oscar Wilde.

L’Égypte était un met de choix : l’égyptomanie régnait en Europe depuis Champollion, mais la découverte de la tombe de Toutankhamon en 1922 (l’air « Der König Tutankamun » ((le roi Toutankhamon))  y fait directement allusion) , et la trouvaille en 1913 du fameux buste de Nefertiti puis son exposition en 1924, l’année même de la création berlinoise des Perlen der Cleopatra, relancent une mode égyptienne que l’opérette illustre.
On voit donc que le substrat culturel de cette production délirante est particulièrement riche et ce n’est pas un moindre mérite de ce spectacle que de le porter, avec cette légèreté teintée de sérieux qui caractérise toujours le travail de Barrie Kosky.

Cleopâtre dans son bain (Dagmar Manzel)

L’argument est simple : Cléopâtre malgré tout son pouvoir languit en attendant le grand amour. Son ministre Pampylos veut que le Prince de Perse avec lequel il négocie la séduise, mais un romain, Victorian Silvius, fiancé de son esclave Charmian, apporte à Cléopâtre des informations sur une révolution qui couve. Cléopâtre tombe amoureuse du romain et lui fait boire du vin dans lequel sont dissoutes quelques perles, pour lui donner encore plus d’énergie nocturne…
Dans ce royaume agité, le Nil est à sec, la révolte couve et Cléopâtre doit aller à Memphis prier Ptah…et ça marche…mais ce qui marche moins c’est sa relation avec Silvius, qui veut retourner à Charmian et pour cela est prêt à flirter avec la révolution.
Mais au bout du compte, sans Silvius, sans Prince de Perse, Cléopâtre voit arriver Marc-Antoine et tout finira bien pour tous…
Alors évidemment la production met feu de tout bois pour faire de la soirée un moment particulièrement spectaculaire, mais qui n’a rien de kitsch : le décor est un fond de figures géométriques noir & blanc à la Vasarely qui coulissent : un décor abstrait ( de Rufus Didwiszus) dont les meubles (et encore pas tous) rappellent la reine d’Égypte. Le costume de la Cléopâtre (costumes de Victoria Behr) de Dagmar Manzel, sa coiffure, le lit où elle évolue, voire l’immense mur de plumes qui fait à un moment figure de fond, rappellent sans insister le modèle de Mankiewicz pour sa Cléopâtre (avec Elisabeth Taylor). Il est clair que la coiffure notamment en est une allusion claire, avec un côté un peu Asterix.… Mais la Cléopâtre de Kosky a les plumes plutôt berlinoises.
Nous sommes bien dans la Berlin de 2018, aves des allusions au genre (les danseur/danseuses sont presque interchangeables avec leur costume unisex), avec des dialogues trafilés de dialecte et des allusions politiques (Berlin est comme Alexandrie dirigé par une femme, la chancelière) aux agitations de l’AfD notamment ; et les agitations des années 20 avec ses allusions à la révolution (« viva la revolucion ! » chante Kophra en faux Che !) sonnent pas si étranges aujourd’hui.
Rien n’existerait sans la Cléopâtre unique de Dagmar Manzel, que Kosky voit en réincarnation de la créatrice Fritzi Massary. Elle chante, danse, parle, et même fait la ventriloque avec son chat (une marionnette désopilante qui répond au doux nom d’Ingeborg) : une Cléopâtre sans chat est impensable, évidemment. En résultent des dialogues un peu fous avec le chat, de commentaires de la situation de la pauvre Cléopâtre en quête de flirt (en réalité d’un grand amour) qui noient la salle dans les rires ininterrompus. Le ministre Pampylos manœuvre avec Beladonis le Prince de Perse, mais Cléopâtre est séduite par le romain Silvius, fiancé de la femme de chambre Charmian et dans un premier temps elle en fait ce qu’elle veut.
Dagmar Manzel est un phénomène scénique, jouant sur sa voix comme on peut l’entendre rarement, elle parle, fait du sprechgesang, chante, susurre, à différentes hauteurs, le chant est souvent épatant, même si quelquefois les aigus savonnent, mais tout le reste est un chef d’œuvre de mise en place, de précision, de rythme, de tempo. C’est littéralement étourdissant. Sans doute unique. Elle porte l’œuvre à elle seule, et c’est du délire d’un bout à l’autre sur scène et dans la salle.
Tout commence d’ailleurs par un coup de trompette lancé par la jeune Charmian , Talya Lieberman, qui chante et joue de la trompette (un véritable solo durant l’opéra)  et parle…en anglais, suit le chœur dispersé en salle qui lance sur le public des pétales de rose et avant même l’apparition de Cléopâtre et c’est déjà la folie.
Ce soir pourtant, le chanteur qui chante Beladonis (Johannes Dunz)  est malade, avec de la fièvre, et sorti du lit. Il joue quand même et si le chant cale, c’est le chef qui chantera à sa place, la salle éclate de rire, et applaudit à tout rompre, voilà l’ambiance et tout ira bien au bout du compte. Beladonis est un joli prince aux boucles étudiées, au costume de prince d’opéra baroque, il attend d’être reçu par la reine pour des négociations politiques très moyen-orientales. Il s’en tire assez bien malgré la maladie.
Très désopilant aussi le ministre Pampylos un peu équivoque de Stefan Sevenich, qui joue double et triple jeu, en cherchant sans cesse à préserver sa place tout en profitant de toutes les occasions possibles.
La Charmian de Talya Lieberman, trompettiste et soprano polyglotte, s’en tire avec les honneurs : c’est elle qui chante les aigus les plus hauts et les darde avec bonheur. La voix fraiche en fait une sorte d’anticléopâtre.
Quant au Silvius de Dominik Köninger (à la première c’était David Arnsperger), qui fait voler ses longs cheveux blonds à la Siegfried et qui en font le héros rêvé pour Cléopâtre la brune, il développe une joli voix de baryton, veloutée, bien projetée, et un jeu très drôle d’objet sexuel victime de la soif de Cléopâtre et coincé entre la reine et son esclave.
En bref, personne n’a failli et ce qui frappe c’est aussi comme souvent dans ce théâtre l’esprit de troupe, très homogène qui règne, avec un chœur très bien préparé (David Cavelius) et un ensemble de danseuses et danseurs doués d’une précision et d’un entrain à souligner, même si la chorégraphie d’Otto Pichler pourrait être un peu plus inventive. L’opérette ne souffre pas la médiocrité et nous en sommes à des années lumières.

Évidemment Barrie Kosky et Dagmar Manzel impriment leur marque au spectacle, mais que serait-ce sans le travail musical d’Adam Benzwi, sur la partition retravaillée par David Busch et sans la réélaboration des parties pour chœur par le chef de chœur David Cavelius. Ainsi, réinstrumentation, insertions et adaptation d’extraits de l’Aida de Verdi, travail sur les morceaux les plus « jazzy » donnent à la partition un rythme et une palpitation tout particuliers qui soutiennent le plateau par leur urgence, mais où chaque élément qu’il vienne de l’opérette viennoise, d’Offenbach ou de Verdi prend sa place sans qu’on ait l’impression de « pezzi chiusi ». Barrie Kosky sait tout particulièrement occuper un espace, sans jamais donner l’impression du trop-plein, en laissant au contraire l’impression de liberté d’improvisation et le travail sur les personnages et leurs attitudes, sur les gags, est tout particulièrement minutieux et précis, et ainsi, tout file avec une fluidité rare, avec un naturel incroyable. Ce soir toutes les forces du théâtre étaient au top pour une soirée de délire musical et de joie de vivre.

Dominik Köninger (Silvius) Dagmar Manzel (Cleopatra)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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2 Commentaires

  1. Talya Lieberman est incroyable de résistance.
    En deux jours elle a chanté le personnage principal du magicien d oz en matinée, le soir la fille d' Anatevka et le lendemain Charmian des perles.
    Quand à Dagmar Manzel elle était l'épouse dans Anatevka et le lendemain Cléopâtre.
    Il y a une énergie dans cette troupe absolument unique.
    Kosky est un genie qui se renouvelle chaque fois et ne se répète jamais.…cas assez unique.….
    Ceci dit comme je vous le disait Kosky c 'est comme Rubens l'opulence avec une grande sûreté de trait et une grande rigueur, mais aussi pour l'usage de l'atelier.…..

    Il y a les grandissimes productions Semele, l'Ange de feu, Anatevka, Meistersinger.…où le maitres peint entièrement. 

    D autres comme Cléopâtre où il peint les visages et les mains et d autres encore comme la Carmen de Londres où l'atelier fait tout.…. et le maitre signe.…
    Cependant même dans ce cas c est exceptionnel.
    Tous mes voeux pour 2019 et plein d'opéras.…
    Bruno

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