VxH – La voix humaine
Textes : La Voix humaine de Jean Cocteau et Disappear here (extraits) de Falk Richter
Avec Irène Jacob
Conception, scénographie, musique : Roland Auzet
Collaboration artistique et chorégraphie : Joëlle Bouvier
Réalisation informatique musicale : Ircam Daniele Guaschino
Lumières : Bernard Revel
Mixage en temps réel : Ircam Luca Bagnoli
Création mai 2018
Production : Act Opus
Coproduction : IRCAM – Centre Pompidou, MA – Scène Nationale Pays de Montbéliard
Co-commande de l’IRCAM – Centre Pompidou et Festival Aujourd’hui Musiques du Théâtre
de l’Archipel – Scène nationale de Perpignan.
Remerciements Comité Jean Cocteau
Théâtre Laurent Terzieff – ENSATT, Vendredi 9 novembre 2018
Roland Auzet est chez lui à Lyon. Directeur général et artistique du théâtre de la Renaissance à Oullins jusqu’en 2014, dans la banlieue sud de l’agglomération, il a pu y penser, y poursuivre ses recherches mêlant innovations théâtrales et explorations sonores. C’est également en 2015, après sa formidable création de Dans la solitude des champs de coton avec Anne Alvaro et Audrey Bonnet, qu’il a transporté la pièce au cœur même du centre commercial de la Part-Dieu, dans un lieu non-théâtral où le texte a vécu encore plus « comme expression des rapports marchands entre les deux personnages » selon les mots du metteur en scène lui-même. Point de lieu trop inattendu cette fois pour VxH – La Voix humaine, son dernier projet programmé aux Célestins cette saison, le spectacle ayant simplement été délocalisé au théâtre Laurent Terzieff – ENSATT en ce début du mois de novembre. Wanderer était dans la salle ce vendredi 9 novembre.

Irène Jacob

Un peu d’effervescence règne dans le hall du Théâtre Laurent Terzieff. Le public paraît quelque peu impatient, espérant le moment où il pourra accéder à la salle. Dans la file d’attente, on se doute qu’on s’apprête à vivre certainement quelque chose d’exceptionnel, une expérience nouvelle, intrigante, avec VxH – La Voix humaine, dont le titre introduit par cet acronyme apparaît d’emblée énigmatique. Après l’accueil par le personnel qui propose aimablement de quitter ses chaussures à l’entrée, on pénètre dans l’espace peu éclairé de la salle. Quelques chaises le long de chaque mur. Au centre surtout, un amas de coussins où chacun s’installe à sa convenance, toutes les positions étant alors autorisées. Assis, allongé, c’est à la discrétion de chacun, les yeux vers le ciel ou presque. En effet, entre ciel et terre, on découvre à quelques mètres au-dessus des coussins, une plateforme fixée aux parois à l’aide de solides câbles, étrange plateau de plexiglas en suspension, dont la perception est rendue partielle. Seule, une lumière jaune émise par un seul projecteur prémunit contre l’obscurité totale sans pour autant permettre d’y voir assez clair. On s’installe malgré tout et la salle se remplit vite. Les voix se mêlent les unes aux autres, dans la promiscuité de l’endroit. On attend quelques instants encore dans un vacarme presque joyeux, alors qu’une annonce vient préciser qu’on peut se déplacer au fil du spectacle, au gré de ses envies. Cette surprenante permission de modifier les points de vue et d’écoute relance les échanges. Puis, le silence tombe. Diffusé par quelques-unes des enceintes, un premier bourdonnement s’élève alors, lointain. La lumière monte. Les regards se lèvent.

Sur le sol de la plateforme, on devine progressivement le corps d’une femme. Vêtue d’un trench coat assez court, elle est allongée, les jambes pliées. Elle bouge, se dresse et marche. Absorbé par cette vue du dessous, on reste instantanément interdit, soufflé autant par le caractère inhabituel de la contre-plongée que par la présence captivante d’Irène Jacob.  Elle prend une cigarette, l’allume. Le bruit de frottement du briquet. La première bouffée. Les volutes qui l’encerclent. Elle fume. Un portable au sol vibre. Lumière vive. « Allô ? allô ? » Les enceintes crachent des sons à saturation. La communication est interrompue, aléatoire. La femme est tendue. Puis, le calme revient. Flux et reflux « Allô ? Ah, enfin ! c’est toi… » Le lien est rétabli. Elle pose l’appareil au sol, s’agite, s’allonge, roule en retournant près du mobile. Quelques notes jaillissent, résonnent. Le son est partout, la femme aussi semble partout au-dessus du public. Elle se redresse, se penche par la rambarde bordant la plateforme. « Que je te joue la comédie, moi ? » lance-t-elle. Mais à qui s’adresse-t-elle ? À son interlocuteur avec qui elle semble avoir récemment rompu ? Aux spectateurs de cet instant privilégié (parce que rare, bien sûr) ? À elle-même ? Sa voix se déploie, se fond avec les volutes des cigarettes qu’elle allume nerveusement. C’est une femme blessée par la séparation avec un homme qui a choisi la raison à ses sentiments. Blessée et résignée. Elle laisse échapper dans un de ses nombreux abandons « J’ai ce que je mérite ». Elle est là et lui parle. Mais lui, on ne le voit pas, on ne l’entend pas davantage. Le téléphone mobile est vite posé loin d’elle, au sol. Le fil du téléphone fixe s’étire suivant ses multiples déplacements mais il n’est relié qu’à la rambarde. Seule, la voix de la femme résonne dans l’espace de la salle. Vibrante. Organique. Harmonieusement assortie aux sensations visuelles perçues grâce à la transparence du plexiglas qui donne cet accès peu commun au jeu d’Irène Jacob, finement chorégraphié par Joëlle Bouvier.

Ce spectacle n’est-il alors que composition sonore et performance visuelle ? On pourrait être tenté de le penser. L’acronyme du titre verrouillerait ainsi le sens : VxH ou l’abréviation contenant la spatialisation verticale et horizontale du son. Seule importerait donc l’expérience de sa symbiose avec l’image, entraînant l’annulation de toute théâtralité. Fort heureusement, il n’en est rien. Irène Jacob donne vie à cette femme dans toute sa fragilité, dans les fluctuations de son émoi, dans les tentatives désespérées que son utilisation du téléphone semble encourager. Pour quelques instants. Pour quelques mots encore. Elle lutte comme une héroïne tragique, cherchant vainement à conjurer le mauvais sort. Comme si elle en avait le pouvoir, comprenant qu’elle n’en dispose pas en définitive. On est effectivement ému sans jamais s’apitoyer sur son sort cependant : son ballet aérien ne nous en laisse pas le temps.

Irène Jacob

Le choix de mêler le texte de Cocteau à plusieurs extraits de celui de Falk Richter est signifiant puisque les deux disent l’absence : celle de l’être aimé à l’autre bout du fil, pour le premier ; celle de soi ou l’impossibilité d’être à soi, pour le second. La comédienne glisse d’une partition à l’autre, avec beaucoup de fluidité, les deux textes s’accordant sans la moindre disharmonie. L’amour persiste et c’est la raison pour laquelle la femme qui nous surplombe, traverse un moment critique. Les mots sont à la fois la manière de faire vivre encore le lien et dans le même temps, le moyen de l’interrompre en verbalisant l’adieu. C’est la relation qui se dit et s’annule simultanément, fracturée par toutes les interruptions techniques, les syncopes, les souffles mais aussi par les sons stridulants, cacophoniques, assourdissants des dysfonctionnements du réseau répercutés par la douzaine de haut-parleurs qui entourent les spectateurs. Lorsque la femme tente d’établir un contact visuel avec l’homme qu’elle aime,  cherchant à établir une connexion par Skype – à la sonnerie si reconnaissable – on assiste alors à une véritable transposition visuelle de cette amplification phonique dans la salle. De la même façon, l’écran de la tablette renvoie sa propre image à la femme et la répercute sur l’écran monumental qui domine la plateforme, comme une évocation des Prisons imaginaires de Piranèse ne menant nulle part. En somme, l’autre, soi, tout se dilue à l’infini. Reste de ce récit singulier une persistance rétinienne – lumières stroboscopiques, empreintes et confettis laissés sur le Plexiglas à la fin du spectacle… Reste surtout la voix envoûtante de la comédienne, écho phonique en quête de permanence. Comme autant de traces de son passage.

Une fois encore, Roland Auzet propose une création des plus originales, sortant le spectateur de son ordinaire. Grand expérimentateur, il sonde « tous les axes possibles de la perception » pour un public conduit à repenser encore sa place  dans l’espace théâtral, à repenser même son statut. Les repères sensoriels sont sciemment perturbés afin de faire naître en synesthésie « un rapport intime à la narration théâtrale et sonore », grâce à une scénographie très inventive. Finalement, Roland Auzet rappelle ici que le théâtre est un art d’une grande vitalité, ayant la capacité de se transformer, d’évoluer et de se réinventer encore. Un art dans la vie, en somme.

Irène Jacob
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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
Crédits photo : © Christophe Raynaud de Lage

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