LE MAÎTRE ET MARGUERITE
Texte : adaptation d’après le roman du même titre de Mikhaïl Boulgakov

Interprétation : Adrien Melin, Romain Cottard, Igor Mendjisky, Pauline Murris, Alexandre Soulié, Marion Déjardin, Yuriy Zavalnyouk, Pierre HiesslerMise en scène : Igor Mendjisky
Assistant à la mise en scène : Arthur Guillot
Traduction du Grec ancien : Déborah Bucci
Traduction de l’hébreu : Zohar Wexler
Lumières : Stéphane Deschamps
Costumes : May Katrem et Sandrine Gimenez
Vidéo : Yannick Donnet
Scénographie : Claire Massard et Igor Mendjisky
Stagiaire scénographie : Alice Gautier
Constructions décors : Jean-Luc Malavasi
Diffusion : Emilie Ghafoorian

Production : Compagnie Les Sans Cou, FAB – Fabriqué à Belleville, ACMÉ Production

Avignon le OFF, Gilgamesh-Belleville, le 26 juillet 2018

Formé au Conservatoire national d’arts dramatique par Dominique Valadié, Muriel Mayette et Daniel Mesguich notamment, Igor Mendjisky est un artiste prolifique : comédien de théâtre, de cinéma et de télévision, réalisateur, metteur en scène et adaptateur, il dirige aussi la  compagnie des Sans Cou. Artiste associé au théâtre du Nord dirigé par Christophe Rauck, en 2014, il signe plusieurs mises en scène comme L’Étrange Histoire de l’enfant nommé K, d’après Le Château de Kafka, où il dirige les élèves sortant de l’École supérieure d’art dramatique. À l’exemple de Frank Castorf et plus récemment Simon Mac Burney, c’est maintenant vers un texte essentiel de la littérature russe qu’il se tourne : Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Bougakov, roman colossal dont il dit qu’il « résonne en [lui] depuis longtemps ». Là encore, pleinement engagé dans le projet, Igor Mendjisky crée sa version pour la scène dont il sélectionne les morceaux dans l’œuvre originale, dirige les comédiens de sa compagnie et joue le personnage d’Ivan, écrivain à l’équilibre perturbé, interné dans un asile d’aliénés, certain d’avoir rencontré le Diable. Après un grand succès au théâtre de la Tempête ce printemps, Wanderer s’est rendu au Gilgamesh-Belleville d’Avignon pour assister à une des dernières représentations de la pièce, en cette fin de festival off.

Micha Berlioz (Pierre Hiessler) soumis à Woland (Romain Cottard) et ses acolytes ( Alexandre Soulié, Pauline Murris, Yuriy Zavalnyouk)

Le roman de Boulgakov est une œuvre complexe qui mêle trois actions distinctes : la première voit Satan sous l’identité d’un mystérieux Woland, expert en magie noire, s’en prendre à des écrivains à succès dans le Moscou des années 30 et cela conduit l’un d’entre eux, Ivan, jusqu’à l’internement dans un asile où ce dernier rencontre un autre écrivain se faisant appeler le Maître ; la deuxième action reproduit le récit rapporté par Woland, tiré du dernier roman du Maître relatant la rencontre entre Jésus-Yeshoua Ha-Nozr et le procurateur Ponce Pilate à Jérusalem ; enfin, la troisième action voit Marguerite, la bien-aimée du Maître, devenir une sorcière qui accompagne Satan dans l’accueil de ses invités lors d’un bal organisé la nuit du Vendredi Saint, avant qu’elle puisse retrouver celui qu’elle aime, sorti de l’asile en récompense. Ils perdent la vie et suivent Woland, ensemble à jamais. De son côté, Ponce Pilate va pouvoir retrouver Yeshoua. Quant à Ivan, il finit par se rasséréner, exempt de ses tourments. Les interprétations de cette œuvre majeure et imposante sont multiples : à la fois récit satirique du Moscou soviétique que l’auteur a connu, fable ouvrant la réflexion sur la morale et la frontière entre le bien et le mal, c’est de plus un roman d’apprentissage dans les règles de l’art. Il s’agit d’une œuvre véritablement foisonnante, dense, aux tonalités multiples, alliant sans entrave burlesque et tragique, permettant de nombreuses lectures, se caractérisant enfin par une théâtralité qui lui est propre. On comprend donc l’intérêt que Le Maître et Marguerite recouvre à travers le monde encore aujourd’hui et qui a conduit Igor Mendjiski à en proposer sa propre adaptation pour la scène.

L’espace de jeu est tri-frontal. A l’entrée dans la salle, les spectateurs sont aimablement invités à choisir entre s’installer dans les gradins ou bien aller s’asseoir sur une des chaises disposées en ligne, le long du plateau, à jardin et à cour. Ainsi, le ton est donné : les limites traditionnelles imposées par le lieu théâtral vont s’estomper, probablement disparaître, incluant de manière très fluide le public dans la fable. Le plateau est encadré aux différents angles par des néons. Plusieurs éléments retiennent l’attention. Des chaises, un homme est déjà assis, à cour, à l’avant-scène. Un lustre éteint. Un caméscope sur pied. Des graviers et des bouts de papiers déchirés, noircis par une mystérieuse écriture, au centre de la scène, faiblement éclairée. Une estrade domine l’ensemble – allusion possible au théâtre de tréteaux si cher à Molière qu’encensait Boulgakov. Sur cette plateforme, des chaises et fauteuils, deux micros derrière l’un desquels un homme attend dans la pénombre. En dessous, des ballons de tailles diverses et figurant le globe terrestre sont éparpillés. Excepté l’usage de la vidéo, on identifié un parti pris de simplicité dominant, à travers un dispositif scénique sans lourdeurs laissant la place aux comédiens en jeu.

« Bien. Nous arrivons à la fin de notre histoire. Le spectacle est bientôt terminé. Merci d’être venus si nombreux dans ma chambre. Les docteurs ont beau me dire que vous n’existez pas, moi je sais que vous êtes là. » La pièce débutant par ces mots, la tradition est rompue une fois encore. On commence donc par la fin, comme au cinéma où le flashback peut parfois être utilisé avec une amplitude similaire. Et les spectateurs jouent d’emblée un rôle : celui des ombres-illusions qu’Ivan, le personnage assis au premier plan qui vient de prendre la parole, voit dans sa chambre d’hôpital. Très dynamique, cette mise en abyme initiale toute baroque nous fait plonger avec entrain au cœur de la première action, dont on garde en guise de prélude quelques paroles de « Perfect day » de Lou Reed, avant la succession des scènes qui s’enchaînent sans transitions nettes entre les trois histoires.

Le Maître (Adrien Melin) et Marguerite (Esther Van Den Driessche en alternance avec Marion Déjardin) sous l'oeil de Woland (Romain Cottard)

Alors qu’on revient au déroulement des premiers événements par un habile retour en arrière, à la faveur d’un noir où les comédiens se changent, Micha Berlioz et Ivan devisent à propos d’une pièce écrite par celui-ci au sujet de l’existence de Jésus. C’est alors que des coulisses retentit une voix de Stentor mystérieuse et que surgit un homme élancé, élégant, en costume Prince de Galles, cheveux mi-longs et ondulés, s’exprimant avec un léger accent anglais : Woland fait son entrée – extraordinaire Romain Cottard ! On assiste ensuite à une nouvelle scène au cours de laquelle Pilate condamne Jésus dans le palais d’Hérode, en l’an 33, débutant par le fameux Ίδε ο Άνθρωπος (Íde o Ánthropos) – saluons ici la performance des comédiens qui jouent toutes les scènes renvoyant à la deuxième action en grec ancien (et en araméen aussi ?), sans compter les multiples passages en langue russe au fil de la représentation, tous traduits simultanément sur l’écran au-dessus de l’estrade. Suite à cela, entouré de son engeance composée notamment du facétieux homme-chat Béhémoth, Woland s’interroge : « Quoi qu’on vous demande, rien n’existe ! C’est cela ?! Rien n’existe ?! » Mais, qu’est-ce qui existe finalement ? se demande-t-on aussi. À qui se fier dans cette cavalcade où le bien et le mal s’inversent, où les glissements d’une action à l’autre, d’un registre à l’autre, d’une langue à l’autre sont continus ? Par la nature de ce questionnement, le roman est parfaitement reconnaissable. Les choix de mises en scène le confirment malgré les coupes effectuées par l’adaptateur.               Le spectateur suit avec enchantement les circonvolutions de cet univers anti-dantesque jusque dans la troisième action, celle de l’histoire d’amour de Marguerite et du Maître – très juste Adrien Melin en auteur tourmenté et littéralement « frappé par [la] beauté » de la jeune fille, découvrant qu’il l’aimait « depuis toujours ». Dans ce qui s’apparente à une nouvelle Nuit de Walpurgis, Marguerite, suivant les indications de Woland, rejoint ce dernier pour un gala sabbatique, recevant les spectateurs sur le plateau lors d’une réception sous l’image animée de plusieurs dictateurs tristement célèbres, au son d’un « Despacito » incongru et un peu facile, on en conviendra – tout comme le jeu avec le public pour gagner des billets de banque sur lequel on émettra aussi quelques réserves. Sans ces fioritures qui apportent un excès de « jeunisme », l’ensemble est suffisamment efficace. Pétri de culture russe, Igor Mendjisky voulait que « la pièce soit aussi accessible qu’une pièce de Shakespeare » et il semble avoir pleinement réussi son pari, en faisant surgir cet univers baroquisant. Il parvient de la même manière à mettre en lumière la lutte de Boulgakov contre le pouvoir stalinien, faisant écho à celui d’un certain Vladimir Poutine aujourd’hui assurément.                Certes, les repères sont brouillés car Woland n’est pas le Méphisto faustien. Défenseur du bien à ses heures, il tient ses engagements auprès de Marguerite, permet sa réunion avec le Maître étant en capacité lui-même de libérer Pilate dans « le torrent de lumière » produit par la Lune.                Alors le public peut être remercié de sa présence et on revient là où tout a commencé. Figure de l’écrivain apaisé, Ivan est dans sa chambre. Il a enfin la possibilité de « dormir avec un visage heureux ». Tous sortent. Reste sur l’estrade Béhémoth, incarné par le formidable interprète Alexandre Soulié, qui entonne une dernière fois le titre de Lou Reed. Tout finit bien en chanson dans cette réjouissante fête théâtrale à laquelle les spectateurs ont été conviés, où se sont succédé masques et bergamasques, horreurs et merveilles de la vie humaine. C’est pourquoi se dirigeant vers la sortie, on se surprend à fredonner. « Just a perfect day, problems all left alone (…) It’s such fun… »

Woland triomphant (Romain Cottard) entouré de Hella (Pauline Murris) et Béhémoth (Alexandre Soulié)
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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
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