PULVÉRISÉS

Interprétation : Patrice Gallet, Tony Harrisson, Simona Maicanescu, Haini Wang
Texte : Alexandra Badea
Mise en scène et scénographie : Vincent Dussart
Lumière : Jérôme Bertin, Alexandrine Rollin
Costumes : Lou Delville
Production : Compagnie de l’Arcade
Coproduction : Le Mail-Scène culturelle

Création 2017

Le texte de la pièce est publié à L’Arche éditeur.
L’auteur a reçu pour Pulvérisés le Grand Prix de Littérature Dramatique d’Artcena 2013

Festival Avignon Le Off, Présence Pasteur, le 26 juillet 2018

Nous connaissons bien le travail de la compagnie de l’Arcade et avions d’ailleurs vu leur dernier spectacle pendant le festival d’Avignon 2016 (off) à l’Entrepôt, Sous la glace de Falk Richter qui abordait notamment les effets destructeurs de l’univers de l’entreprise où l’on finit par perdre son identité (Voir article https://wanderer.legalsphere.ch/2016/09/sous-la-glace-de-falk-richter/). De retour pour cette édition du festival off à Présence Pasteur, Vincent Dussart et ses comédiens présentent cette fois Pulvérisés d’Alexandra Badea qui aborde là encore le monde du travail, ses effets dévastateurs à travers le monde, dans une mise en scène originale et énergique afin de faire ressortir la force du texte. Wanderer était présent ce jeudi 26 juillet pour ce moment de théâtre engagé.

Le dispositif scénique cruciforme choisi par Vincent Dussart

Accueilli chaleureusement par Vincent Dussart lui-même, le public pénètre dans la pénombre de la salle, avec la possibilité d’opter pour les gradins ou bien pour la proximité du dispositif scénique, au plus près des comédiens déjà en scène.

Choisissant la deuxième alternative, on est immédiatement frappé par la singularité des choix scénographiques du metteur en scène : un ensemble de praticables forment une sorte de podium gris clair en forme de croix, aux dimensions assez réduites. A chaque extrémité, se trouve un des quatre personnages allongé comme évanoui, éclairé par un néon oblong et imposant qui le surplombe. Devant chacun d’eux, une chaise vide. Découvrant l’ensemble, le public s’installe, intrigué. La temporalité interne du spectacle se confond avec celle de l’espace théâtral qui se remplit simultanément. Comme une séquence de pause dans la fable. Comme un état de répit avant la réactivation d’une tempête. Les derniers spectateurs prennent leur siège, installés dans les angles de cet étrange podium, dans une grande proximité avec ce qui va se jouer sous ces sources de lumière blanche et froide qui ne varient pas pendant tout le temps de la représentation. En effet, aucune rampe, aucun projecteur hormis les néons.

C’est alors que les quatre personnages se dressent brutalement, comme reprenant leur souffle après une longue apnée. Même s’ils sont tous uniformisés par la teinte grise de leurs costumes de ville, sobres et élégants, les quatre personnages apparaissent d’emblée différents. Deux femmes, deux hommes d’abord, comme un équilibre des sexes maintenu dans l’espace du plateau en croix. Mais chacun se trouve surtout particularisé par son origine : une ingénieure étude et développement à Bucarest en Roumanie ; un superviseur de plateau teamleader à Dakar au Sénégal ; un responsable assurance qualité à Lyon en France ; une opératrice de fabrication à Shangaï en Chine. La dramatis personæ indique ces informations mais ne précise jamais leur identité. Comme une première marque de dépossession au bénéfice exclusif de la fonction qui seule semble les définir.

Les répliques s’enchaînent d’abord rapidement suivant une rythmique savamment posée, accompagnée de gestes exécutés à l’unisson. Dès les premiers instants, le spectateur a l’impression d’assister à un spectacle de marionnettes à fils indécelables, aux gesticulations de pantins vivants toutefois, suivant les mouvements qu’un inquiétant manipulateur invisible leur impose en tenant sa croix d’attelle – celle figurée par la forme du podium peut-être ? « Tu es pulvérisé dans l’espace / Tu es hors du temps paumé entre des latitudes et des longitudes qui s’embrouillent dans ta tête […] » La situation critique de ces deux hommes et de ces deux femmes les désoriente, les place dans un état continue de suffocation et de panique. Les cacophonies s’enchaînent, tous parlant en même temps, chacun dans sa langue parfois. Et chacun s’assied sur sa chaise, se lève, tombe, se relève au même rythme que ces compagnons d’infortune ou bien sous leurs yeux tantôt évaluateurs et impassibles tantôt pleins de compassion bien qu’impuissants. Puis, privé d’air, on tombe en fin de compte d’une asphyxie à l’autre. « […] Tu plonges ta tête sous l’eau / Une minute tu restes comme ça ». Le public reste interdit, absorbé lui-aussi par ce mouvement infernal, à bout de souffle, croisant le regard des personnages. Qui sont-ils ? Qu’importe au fond. Les rôles s’échangent, se croisent et les spectateurs sont associés d’une certaine façon à ce sombre ballet par un curieux rapprochement de l’environnement des quatre figures sur le podium dont on devient presque l’authentique collègue, l’authentique membre de la famille…

Patrice Gallet et Haini Wang

Tous clament d’une seule voix qu’il faut « tendre vers l’excellence », comme un mantra suprême et étouffant à la gloire exclusive du Travail perçu comme une valeur abstraite ordonnant les pensées, planifiant les faits et gestes de tous enfermés dans leurs fuseaux horaires, telle une puissance aveugle et maléfique régissant l’économie mondialisée. L’ingénieure roumaine oscille fébrilement entre son maintien dans la course à la compétitivité et l’obsession de la santé comme de la sécurité de sa fille confiée aux bons soins d’une baby-sitter avec qui elle est en contact permanent par webcam. Le responsable assurance qualité essaye de tromper ses angoisses, égaré dans le vertige du décalage horaire, jonglant maladroitement avec les connexions vidéos entre sa famille et différents « anges de la nuit ». Le superviseur de plateau dakarois bien que ne sentant pas à la hauteur de sa fonction, demande à ce qu’on applique le free-sitting… alors qu’il ne parle pas anglais, ne gardant derrière l’expression vide que le concept en ressources humaines qui consiste à empêcher toute relation amicale naissante entre les employés en les changeant de place tous les jours. Alors qu’il recrute une jeune collaboratrice – incarnée simultanément par les trois autres comédiens – il exige qu’elle francise son nom : Adiouma Diandy doit devenir Marie-France Martin. « Ici, il faut atteindre des quotas. Ici, il faut croire dans le produit qu’on vend. Ici, il est interdit de dire non. » Il y a toujours un peu plus d’humanité à perdre, dans ce culte païen voué à la performance. L’ironie du sort veut qu’on se questionne continuellement. « Tu te demandes comment arrêter le temps, l’argent, l’angoisse (…) tout ce qui a rendu l’être humain amer. » En vain cependant. Et on descend toujours plus loin dans l’aberration et l’atrocité. L’opératrice de fabrication à Shanghaï ne se voit-elle pas refuser l’accès aux toilettes, contrainte de se soulager après un marchandage abject avec l’agent de maîtrise agissant tel un cruel geôlier ? « On ne va pas arrêter la production mondiale pour que tu pisses », lui oppose-t-il, cinglant. Les quatre comédiens tous très engagés dans leur jeu – avec une mention particulière pour la jeune Haini Wang, énergique et lumineuse – jouent avec précision et intensité dans l’espace scénique particulièrement contraint de ce podium cruciforme.

Haini Wang et Tony Harrisson

Ainsi, Vincent Dussart poursuit son exploration du répertoire contemporain questionnant les outrances et les absurdités du monde dans la course au profit. À ce titre, sa mise en scène très efficace souligne avec justesse le propos d’Alexandra Badea à travers son texte. Fort de cette expérience commune, le metteur en scène et l’auteure doivent prochainement collaborer à un nouveau projet pour la scène que nous ne manquerons pas de voir évidemment. En attendant, on sort remués de cette représentation qui cherche à dessiller le spectateur. Cela n’est pas sans rappeler que le théâtre, art de l’illusion par excellence, possède aussi le pouvoir paradoxal de désillusionner, combattant de ce fait toute tentation d’un optimisme béat. Sans doute à pulvériser.

Au premier plan, Haini Wang. Face à elle sur le podium, Simona Maicanescu

 

 

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
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