Modest Moussorgski
Boris Godounov
Opéra en sept tableaux, livret du compositeur d'après Pouchkine

Version de 1869, création à l'Opéra de Paris

Mise en scène : Ivo van Hove
Décors et lumières : Jan Versweyveld
Costumes : An D’Huys
Vidéo : Tal Yarden
Dramaturgie : Jan Vandehouwe

Avec :

Ildar Abdrazakov (Boris)
Ain Anger (Pimen)
Dmitry Golovnin (Grigori)
Maxim Paster (Chouïski)
Evgeny Nikitin (Varlaam)
Peter Bronder (Missaïl)
Vasily Efimov (L’innocent)
Evdokia Malevskaya (Fiodor)
Ruzan Mantashyan (Xenia)
Alexandra Durseneva (La nourrice)
Boris Pinkhasovich (Chtchelkalov)
Mikhail Timoshenko (Mitioukha)
Maxim Mikhailov (Un officier de police)
Luca Sannai (Un boyard)

Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris
Chœurs de l’Opéra national de Paris
Direction : José Luis Basso

Orchestre de l’Opéra national de Paris
Direction musicale : Vladimir Jurowski

16 juin 2018 à l'Opéra de Paris – Bastille

Ivo van Hove fait ses grands débuts sur la scène de l'Opéra de Paris avec Boris Godounov de Moussorgski, l'œuvre sans doute la plus emblématique de la quête du pouvoir et de ses conséquences dramatiques. Un an après une Salomé d'anthologie à Amsterdam, le spectacle parisien s'inscrit dans un cadre à la fois très sobre et très lisible, qui ne contraint pas à un effort particulier pour y discerner ce qu'on aurait voulu y trouver, à savoir : des reliefs et des nuances d'interprétation. Le plateau et la fosse sont en revanche dirigés d'un geste leste et sûr par un Vladimir Jurowski des grands soirs.

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

Boris Godounov est avec Pelléas (mais pour des raisons radicalement différentes) de tous les opéras sans aucun doute le plus bavard. L'action se situe hors champ, quand elle n'est pas tout simplement antérieure au moment où le rideau se lève, comme la scène absente mais capitale du meurtre du tsarévitch. Pour le reste, on tergiverse, on négocie et on fomente beaucoup, à l'instar d'un pouvoir qui ne tient qu'aux luttes d'influence, aux stratégies et aux faux-semblants. Débarrassé de son encombrant acte polonais, la version de 1869 concentre la narration sur une trajectoire dont la tension salutaire accentue la dramaturgie.

Evdokia Malevskaya (Fiodor) et Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

Les personnages sont chez Moussorgski les réceptacles d'une psychologie tout à la fois complexe et monolithique. Quel monologue pourrait en effet pénétrer le traumatisme et la dislocation morale de Boris ? Les mots prononcés restent à la surface d'une âme tourmentée que seul un Dostoïevski ou un Tolstoï pourraient déplier. En passionné autoproclamé de la politique et du pouvoir, Ivo van Hove tente d'appliquer à l'opéra des recettes visuelles qui fonctionnent plus naturellement sur une scène de théâtre. Il serait exagéré de dire qu'il échoue à faire exister son Boris au-delà d'un esthétique saisissante et glacée, mais on ne peut se déprendre de cette sensation que l'image tient lieu et place d'imagination. Dès l'introduction par exemple, quand les tourments du futur tsar se lisent dans ce gros plan sur ses yeux mi-clos qui occupe l'immense écran haute définition en fond de scène.

La jeune victime dont le meurtre libère la voie vers le pouvoir est représentée par ce garçonnet en gilet rouge qui poursuit un ballon. Par accident, le ballon finit sa course dans la fosse centrale – fosse de laquelle s'élève un immense escalier dont la pourpre impériale est encore tendue de noir en signe de deuil. Accédant au pouvoir, Boris émerge de ce niveau inférieur – tel Jochanaan dans la mise en scène d'Ivo van Hove à Amsterdam. A la fois bourreau et victime, il passe d'un statut à l'autre par le truchement d'un décor conçu pour mettre en valeur cet entre-deux dramaturgique. Découpé brutalement dans le sens de la longueur, les deux espaces forment une séparation temporelle (avant et après) autant que politiquement symbolique (antérieur et ultérieur, bas et haut). L'impressionnant dispositif vidéo complète un assemblage volontairement sombre et dépouillé, avec deux panneaux latéraux dont les jeux de miroir diffractent l'effet panoramique.

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov)

La plupart des éléments de la scénographie pâtissent de cette présence écrasante des images au-dessus de la scène. En témoignent par exemple, ce chromo du peuple inquiet et stupide à qui on distribue aussi bien des bulletins de vote pré remplis que des icônes orthodoxes. Chantant la tête basse, la masse est résignée à un pouvoir temporel et spirituel qui la tient sous son joug sauf évidemment, quand on lui promet du pain – auquel cas les mains se pressent pour toucher le tsar bienfaiteur dans une scène de liesse assez convenue. Que dire de ce monarque usurpant en complet-veston, cravate bleue et couronne rutilante, un pouvoir conquis au prix d'un crime crapuleux ? On hésite devant ce décorum entre satire et admiration pour le pouvoir.

D'un noir quasi-total émerge le moine Pimen, dont la vague ressemblance avec Raspoutine jure avec la table Ikea et Grigori en survêtement à capuche. La scène de l'auberge sur fond de friche industrielle offre un cadre insolite au récit de Kazan par Varlaam tandis que la fuite de Grigori est traitée sous forme d'ellipse, mise en scène par un arrêt sur image. Il n'est pas rare que les images fassent du sur-place, à défaut de servir de courroie d'entraînement efficace relativement à la dramaturgie. C'est le cas dans le bref épisode où l'on voit Boris entouré par ses enfants sur fond de champ de blés mûrs et de paysages de taïga et sans surprise surgit l'allusion au rouge sang de la robe de Xenia ou le parallèle entre le tsarévitch assassiné et Fiodor. La couleur pourpre de l'escalier se change en rouge vif au fur et à mesure que les souvenirs et les hallucinations remontent à la surface. L'image de l'assemblée des boyards façon conseil d'administration du CAC40 cède en intérêt à celle de la foule affamée et révoltée qui occupe l'escalier et se dresse devant Boris. La réalité fait irruption dans le récit de l'Innocent lorsque le tsar apparaît, chancelant, poursuivi par un groupe d'enfants en blousons rouges qui occupent à leur tour ce sempiternel escalier. Tout droit sorti d'une prédelle d'un retable primitif, l'Innocent tient à la fois du fou dans Wozzeck et de l'illuminé imitant le Christ avec son perizonium alors qu'une très inutile vidéo montre la course au ralenti des enfants qui se précipitent vers Boris comme un souvenir qui revient à la charge pour le harceler. La conclusion est en partie gâchée et affadie par l'image de Boris étendu sur les marches qu'il a jadis gravi et la foule en s'écartant qui laisse voir le meurtre de Fiodor par l'usurpateur Grigori tandis que Chouïski ricane à contrejour…

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov) et Ruzan Mantashyan (Xenia)

Interprétant le rôle-titre en alternance avec Alexander Tsymbaliuk, Ildar Abdrazakov compose un tsar absolument somptueux de poids et de présence. Il trône au milieu d'un plateau russophone à l'engagement et à l'énergie très homogènes. Ain Anger est un Pimen à la voix d'airain, contrastant avec le Grigori quasi héroïque de Dmitry Golovnin. On pourra trouver dans le Chouïski de Maxim Paster une instabilité lors des changements de registres ou la façon de marquer les accents. De la même manière le Varlaam de Evgeny Nikitin ou l'Innocent de Vasily Efimov laisse entendre des lignes vocales fissurées dans les moments de tension. Des lauriers en revanche pour l'aubergiste d'Elena Manistina et la nourrice d'Alexandra Durseneva, tandis que le couple Fiodor et Xenia (Evdokia Malevskaya et Ruzan Mantashyan) est stupéfiant de vérité et d'impact. Boris Pinkhasovich complète ces bonnes impressions avec une prestation remarquable dans le rôle de Chtchelkalov. Vladimir Jurowski fait oublier rapidement les décalages et les approximations étonnantes du chœur en jouant sur le fil étroit entre la mise en valeur des détails et la charge émotionnelle. Le geste est à la fois leste et précis, ne sacrifiant jamais à une surexposition des effets et des moyens.

Ildar Abdrazakov (Boris Godounov) et chœur

 

Vidéo de Boris Godounov – Opéra de Paris – mise en scène Ivo van Hove : https://culturebox.francetvinfo.fr/opera-classique/opera/boris-godounov-de-moussorgski-a-l-opera-de-paris-274117

Vidéo de Salomé – Opéra d'Amsterdam – mise en scène Ivo van Hove : https://culturebox.francetvinfo.fr/opera-classique/opera/salome-de-richard-strauss-mis-en-scene-par-ivo-van-hove-271751

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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