La résistible ascension d'Arturo Ui de Bertolt Brecht (1898–1956)

Mise en scène : Katharina Thalbach
Scénographie et costumes : Ezio Toffolutti
Lumières : François Thouret
Travail chorégraphique : Glysleïn Lefever
Son : Jean-Luc Ristord
Arrangements musicaux : Vincent Leterme
Collaboration artistique : Léonidas Strapatsakis
Assistanat à la mise en scène : Ruth Orthmann

Traduction : Hélène Mauler et René Zahnd

avec la troupe de la Comédie-Française :

Thierry Hancisse (Roma),
Éric Génovèse (Flake et Greenwool),
Bruno Rafaelli (le vieil Hindsborough),
Florence Viala (Dockdaisy et Betty Dollfoot),
Jérôme Pouly (Clark et le Médecin),
Laurent Stocker (Arturo Ui),
Michel Vuillermoz (le Comédien et le Juge),
Serge Bagdassarian (Manuele Gori),
Bakary Sangaré (Bonimenteur et Hook),
Christian Gonon (Butcher et Bowl),
Stéphane Varupenne (le Jeune Hindsborough et Ignace Dollfoot),
Jérémy Lopez (Gobbola),
Nâzim Boudjenah (Sheet, O’Casey et le Procureur),
Julien Frison (le Jeune Inna et l’Avocat de la défense)

et les comédiens de l'Académie

27 février 2018 à la Comédie française

Fille d'un metteur en scène et d'une actrice, Katharina Thalbach s'est appropriée le théâtre de Brecht comme on apprend une langue maternelle. Son adaptation de La résistible ascension Arturo Ui porte les stigmates d'une époque et d'un style qui fait de ce théâtre un classique parmi les classiques. Cette reprise donne à voir un spectacle efficace, rondement mené par une troupe de la Comédie française en grande forme. Pour autant, on pourra regretter certaines options qui bornent le propos en-deçà d'une portée potentielle plus ambitieuse et plus large.

Arturo Ui appartient avec La Vie de Galilée et Mère Courage à la série des "pièces-paraboles" – combinaison entre la grande Histoire avec l'histoire personnelle de Bertolt Brecht. Frappé d'interdit dès l'accession d'Hitler au pouvoir et les premiers autodafés en 1933, Brecht se voit contraint de fuir l'Allemagne et bientôt l'Europe au moment où la Guerre éclate. Les Etats-Unis qui l'accueillent en 1941 le déclarent indésirable en 1947 dans la fièvre des prémisses de la guerre froide qui donnera le Maccarthysme. Il finit par s'installer en RDA où il fonde le Berliner Ensemble en 1949.

Dans la lignée du Dictateur (1940) de Charlie Chaplin, Brecht choisit dans La résistible ascension d'Arturo Ui la figure sinistre d'Adolf Hitler, à la fois modèle et bouc émissaire comique. Fidèle au principe de la distanciation, il relate la prise de pouvoir du dictateur, transformé au passage en gangster de Chicago. Ce déplacement s'explique en partie par la volonté d'obtenir les faveurs du public américain mais aussi par le souvenir du séjour à New-York en 1935 pendant lequel il écuma les salles de cinéma en compagnie du compositeur Hanns Eisler. Il y a évidemment du James Cagney et du Edward G. Robinson dans le personnage d'Arturo Ui. Brecht choisit de montrer la théâtralité du fascisme en mettant en perspective Adolf Hitler avec Scarface ou Little Ceasar. Son personnage se distingue avant toute chose par le désir de sortir de l'anonymat et devenir célèbre. Contrairement à l'obscur peintre amateur passé chancelier du Reich, Arturo Ui ne se distingue pas par un antisémitisme et un anticommunisme acharnés. Brecht dénonce la fascination du spectacle fasciste sur les foules, bien plus que le parallèle entre nazisme et gangstérisme ou bien encore la dénonciation de la rapacité capitaliste. C'est là la force d'un spectacle qui utilise Broadway et la forme d'un gangster show pour mettre à l'index la consanguinité entre le spectacle et dictature.

On peut d'une certaine manière regretter que ce message universel soit en partie gommé par la mise en scène de Katharina Thalbach. Fille du metteur en scène Benno Besson et de la comédienne Sabine Talbach, cette représentante du brechtisme canal historique a appris son Arturo Ui sur le bout des doigts à l'époque où, enfant, elle assistait à sa création au Berliner Ensemble avec sa mère jouant en alternance avec Barbara Schall (la fllle de Brecht), le rôle de Dockdaisy.  Sa mise en scène porte les stigmates sonores de la tradition berlinoise. On ne parle pas, on déclame et on joue du microphone. On est entre mystère médiéval et spectacle de foire, le tout volontairement sonorisé à la serpe, ce qui finit par ajouter de la confusion à la perception générale. Le Gobbola de Jérémy Lopez hurle dans le haut-parleur tandis que le Bonimenteur de Bakary Sangaré est quasi-inaudible dans un prologue bruyant largement inspiré par le dompteur dans la Lulu de Berg/Wedekind.

Cet univers circassien alterne fanfares rutilantes et réminiscences wagnériennes (Rienzi) sur fond de cabaret berlinois. La mise en scène refuse à cor et à cri toute allusion au jeu naturaliste, comme pour mieux se conformer à la doxa brechtienne. La scénographie d'Ezio Toffolutti montre un plateau en forte déclivité, avec des apparitions et disparitions de personnages par un système de trappes. La pente accentue la sensation de déséquilibre – sensation relayée par l'immense toile d'araignée qui vient superposer ses lignes obliques sur le plan rectiligne des avenues de Chicago. La toile crée un lien manifeste entre des personnages perçus en tant que prédateurs ou victimes innocentes comme la scène où Hindsborough et son fils discutent sous la surveillance des nazis-gangsters se déplaçant sur la toile comme des araignées au-dessus d'eux. La toile s'abat parfois sur le plateau en emprisonnant les personnages, ou bien se relève et fait office de quatrième mur séparant salle et scène.

Comme si tout cela n'était pas déjà suffisamment explicite, on donne à voir au spectateur l'identité réelle des protagonistes dès le prologue. Les acteurs révèlent leur masque blafard sous les masques et les déguisements de Hindenburg (Hindsborough), Göring (Gori), Gobbola (Goebbels) et Ui (Hitler). L'originalité consiste à montrer des gangsters vêtus de costumes sur lesquels on voit des marques de tailleur, comme si la coupe n'était pas définitive et qu'ils s'étaient enfuis avec, dans la précipitation. Le costume, c'est l'accessoire par excellence du superficiel et pour l'apprenti-gangster, le moyen d'en "imposer".

La résistibilité de l'ascension est scandée par des panneaux explicatifs avec au centre de la toile, la scène principale comme une peinture naïve (le chantage exercé autour de la propriété de Neudeck, la nomination de Ui au poste de chef de gang, l'allégorie de la Justice aux mains des gangsters etc.). Laurent Stocker fait le pari (gagnant) de placer son personnage sur le registre d'une extrême nervosité. Cette tension qui menace de rompre à chaque instant surligne les contours de ce pantin sinistre au visage de clown blanc. La scène de la leçon avec l'acteur (extraordinaire Michel Vuillermoz) vaut à elle seule le déplacement alors que la dernière demi-heure baisse nettement en rythme, après l'incendie de l'entrepôt de Hook (allusion à l'incendie du Reichstag). Les méandres qui mènent à l'assassinat de Dollfoot (Dollfuß) font de la montée vers le contrôle de Cicero une illustration assez pesante qui oublie en route son modèle (la menace et les conséquences de l'Anschluss).

Au croisement du "grand style" et de la distanciation, le style de Brecht trouve dans Arturo Ui une forme d'absolu qui puise dans l'emballement de l'Histoire un matériau dramatique proche du ready-made. La trivialité du trust des choux-fleurs sert de paravent à une réalité politique qui fait du gangstérisme une facette incontournable de la montée du nazisme. Katharina Thalbach traduit la distanciation en un catalogue d'images plutôt efficaces, sous-estimant au passage la possibilité de pousser plus loin le procédé pour atteindre à un théâtre (épique) total qui donne à mieux penser de ce "ventre fécond" qui sert de parabole conclusive…

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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