Giuseppe Verdi (1813–1901)
Don Carlos (1867)
Grand Opéra en cinq actes
Version orignale française de 1867

Direction musicale : Daniele Rustioni
Mise en scène : Christophe Honoré
Décors : Alban Ho Van
Costumes : Pascaline Chavanne
Lumières : Dominique Bruguière
Chorégraphie : Ashley Wright
Chef des chœurs : Denis Comtet

Philippe II, roi d'Espagne : Michele Pertusi
Don Carlos, infant d'Espagne : Sergey Romanovsky
Rodrigue, marquis de Posa : Stéphane Degout
Le Grand Inquisiteur : Roberto Scandiuzzi
Un Moine : Patrick Bolleire
Elisabeth de Valois : Sally Matthews
La Princesse Eboli : Eve-Maud Hubeaux
Thibault, page d'Elisabeth : Jeanne Mendoche
Une Voix d'en haut : Caroline Jestaedt
Le Comte de Lerme : Yannick Berne
Un Héraut royal : Didier Roussel
Députés flamands :
Dominique Beneforti, Charles Saillofest, Antoine Saint-Espes, Paolo Stupenengo, Denis Boirayon, Thibault Gerentet
Coryphée / Moine : Kwang Soun Kim
Moines :
Jean-François Gay, Alain Sobieski, Paul-Henry Vila, Christophe De Biase, Florent Karrer

Chef des Chœurs : Denis Comtet
Orchestre, Chœurs et Studio de l'Opéra de Lyon

Opéra de Lyon, 17 mars 2018

À l’occasion d’une saison marquée par les 150 ans de la création de Don Carlos à l’Opéra de Paris, l’Opéra de Lyon propose à son tour Don Carlos pour son Festival annuel cette année consacré à Verdi pour marquer l’arrivée de Daniele Rustioni comme directeur musical. Un défi scénique tant l’œuvre est lourde et implique un effort sans précédent des forces vives du théâtre un défi musical puisqu’il s’agit de la version française de 1867 avec une partie du ballet, et un défi de distribution puisqu’on y compte cinq prises de rôles.

La manière dont l’opéra a été conduit par Daniele Rustioni et le metteur en scène Christophe Honoré suscitent une réflexion forte sur la nature de la version originale française et le style d’exécution requis. Le défi a été relevé, et avec quelle réussite…
 

Eboli et la Reine masquées (Acte III,1)

 

Une approche inattendue

Dans l’interview qu’il nous a accordée, Christophe Honoré disait qu’il aimait surprendre un public habitué à des approches très différentes des titres qu’il a mis en scène. De fait ce Don Carlos surprend : à l’opposé du décor très historié de Cosi fan tutte par exemple, ce sont des ambiances abstraites qui nous sont proposées, dans une vision apparemment « classique » du chef d’œuvre de Verdi. Pas de transposition, pas de détournement : l’œuvre est là, dans son déroulement, dans le strict respect du livret, où l’espace théâtral est l'un des protagonistes, un espace théâtral dont l’utilisation refuse toute intrusion technologique. C’est la mécanique de Verdi installée dans la mécanique de la scène lyonnaise : une mécanique qui nécessite d'ailleurs pour apparaître simple une grande complexité d’organisation dont les précipités (brèves interruptions de l’action par des baisser de rideau) assez nombreux nous donnent l’indice. Il faut faire souvent compliqué pour apparaître simple. Et cette simplicité a suscité chez certains l’idée que le travail de Christophe Honoré était simpliste, voire qu’il n’y avait pas de mise en scène.
Certes, à la différence des autres opéras qu’il a signés, il offre a priori de l’opéra de Verdi une vision linéaire parce que la mise en scène cherche à souligner la cohérence du livret, s’intéresse aux personnages d’une manière très attentive : la conduite du jeu d’acteurs est d’une grande précision, dans les gestes, dans la distribution du chœur dans les espaces, et ainsi le livret apparaît clairement dans sa continuité. Là où Warlikowski enfermait le drame dans une boite, Honoré ouvre un espace aux frontières floues, uniformément sombre et nocturne (sauf pour la « chanson du voile », la seule vraiment joyeuse et ensoleillée de cette vision).

Acte I (final)

Un complexe système de signes et de motifs

Il serait erroné de s’en tenir à ces observations assez générales. Un regard attentif du travail de Christophe Honoré nous fait découvrir une foule de détails, des motifs qui se répètent, des scènes symétriques, des éléments qui cherchent souvent à casser le drame par un trait comique et une foule de décalages qui rendent d’une certaine manière un hommage au caractère touffus et hétéroclite du Grand Opéra.
Rien de gratuit dans ces éléments, mais une singulière volonté de montrer qu’on est au théâtre et que tout y est possible. Ainsi au premier acte dit de Fontainebleau, Honoré n’hésite pas à représenter des corps aimants, Elisabeth et Carlos qui se touchent et se caressent avec une certaine liberté, même si l’on peut supposer qu’à la cour d’Espagne, les choses n’en allaient pas ainsi (on sait qu’à la cour de France en revanche…), mais le coup de foudre fait voler l'étiquette en éclats et Honoré tient à montrer la sève du désir qui circule,  qui va très vite laisser place à la séparation. Ainsi aussi de la manière dont ensemble les deux amants tombent à terre, littéralement terrassés par la nouvelle du mariage avec Philippe II, ainsi enfin de la manière dont la Reine tombe dans la foule, telle un gisant, comme si devenir Reine était pour elle la mort.

Au début de l’acte II, Don Carlos dort au bord de ce qui sera sa tombe au cinquième acte, comme si on avait là le début d’une parabole, et il va descendre dans la tombe pour s’habiller, comme si pour lui aussi devenir « fils » de la femme aimée était une mort, une mort que les moines chantent évoquant Charles Quint, l'empereur dont le spectre est ici un enfant. Ainsi donc le couple qui était vie et désir à l’acte I devient mort et (presque) poussière.
Honoré installe la relation Philippe II/Carlos avec un simple mouvement initial qui devient signe : Philippe remarque un vêtement de Carlos à terre, et le ramasse tandis que Carlos vient le lui reprendre violemment : geste du père qui constate les désordres du fils et geste du fils rebelle. En un instant un rapport est installé.
D’autres motifs s’entrecroisent : la suivante de la Reine, comtesse d’Aremberg,  est une figurante noire et symétriquement l’écuyer de Carlos est noir lui aussi, avec l’installation d’un parallélisme, et d’une singularité en même temps.
Enfin, quelques images d'une grande poésie, dont l'image finale où Carlos devenu "adulte" prend dans ses bras le spectre-enfant pour s'enfoncer dans la tombe marquant ainsi l'une des lignes de force de la mise en scène,  la question du fils.

Des décalages d’un comique de situation qui casse volontairement la tension

De multiples petits traits comiques traversent tout le drame destinés à humaniser le hiératisme ambiant et à alléger la tension : l’écuyer noir qui au premier acte en se dandinant mime les dames qui arrivent ; la scène du voile, la fameuse sarrasine du deuxième acte  est traitée au départ à la manière des cigarières de Carmen, puis lorsque  la reine lit le mot de Carlos,  Eboli, curieuse, en fauteuil roulant, cherche à s’en approcher, mais Posa veille à préserver la reine de l’indiscrétion  en tirant en arrière ou en éloignant rapidement le fauteuil avec un air dégagé et complice qui provoque par sa répétition les rires en salle.
Pensons aussi toujours dans ce deuxième acte à la scène entre Posa et Philippe où les écuyers se précipitent (trois pour Philippe et un pour Posa) et se toisent de manière tendue dès que les voix s’élèvent trop fort ou que la situation se tend, ainsi aussi de la scène de l’inquisiteur à l’acte IV quand le prêtre aveugle croit s’adresser à Philippe et tend le bras dans une direction erronée ( le Roi est derrière lui ) et que le moinillon (souffre-douleur) lui réoriente le bras. Petits gestes, petits détails insignifiants mais qui montrent qu’on travaille des petits faits vrais à la Stendhal qui dessinent une ambiance et font théâtre. Le drame romantique n'est jamais uniformément drame

On pourrait aussi évoquer le rôle du seul élément exogène à l’espace scénique : les chaises, présentes de manière obsessive (Ionesco ?), sur lesquelles on s’assoit (Scène du voile), on s’écroule (scène Carlos/Elisabeth de l’acte II) où on se fait masser (Philippe II acte IV) et qu’on jette à qui mieux mieux quand on est colère (Carlos, désespéré par le refus d’Elisabeth, ou Philippe II à l’acte IV), mais qu’on range aussi : Philippe II à l’acte II commence à ranger les chaises que Carlos a jetées pendant la scène précédente avec Elisabeth. Décidément, Philippe est un homme d’ordre qui passe toujours derrière le fils désordonné.

L’acte III comme pivot

Un des actes les plus réussis est sans doute l’acte III, coupé en deux par l’entracte pour des raisons logistiques dues au décor, dont les deux parties s’opposent terme à terme. Un premier tableau (les jardins de la reine) installé dans l’espace horizontal, où glissent des rideaux et un second tableau, l’autodafé tout en verticalité où l’on passe du rideau souple qui bouge, qui cache et qui révèle, au béton (bois ?) massif à la Le Corbusier qui laisse quelques espaces aux foules pour apparaître…

Un moment du ballet

Face à l’autodafé,  le ballet (huit minutes seulement sur une durée habituelle d’une quinzaine),  qui cristallise souvent les discussions sur la version originale, marque ici une rupture esthétique que certains n’ont pas vraiment goûté (chorégraphie Ashley Wright) ,  un bal masqué (à l’opéra les bals masqués finissent rarement bien…) qui commence comme une danse collective vaguement folklorique, et finit en entremêlement de deux couples hétéro et homo, dont les ébats sous la pluie battante se terminent en arrestation, des corps qu’on revoit dans l’autodafé en sacrifiés et pendus et dont on retrouve les cadavres gisant en fond de scène à l’acte IV Philippe chante « Elle ne m’aime pas », comme s’il s’agissait d’un motif qui se tisse avec le drame intime et qui constitue une petite histoire (d’oppression) dans la grande histoire (d’oppression).
Il s’agit de montrer d’abord la cour en goguette dans l’entre soi des jardins de la reine (voir notre interview de Christophe Honoré) avec ce ballet masqué puis cette tension marquée par la présence de l’eau qui tombe et des corps trempés, tension qui se détend ensuite par le jeu Eboli/Carlos/Posa en un jeu presque marivaudien, où le bras qui dépasse du rideau qui piège Carlos fait singulièrement penser à la fameuse scène d’Alice Sapritch dans La Folie des Grandeurs faisant émerger son bras d’une haie cherchant à se le faire embrasser. Tout cela dans cette première partie marque quelqu’un chose d’un divertissement léger qui vire à l’aigre, et un passage violent du divertissement "privé" de la cour qui s'en donne à coeur joie face à l'autre "fête"officielle de l'autodafé-couronnement où la cour est en représentation qui se termine par ces mots, pendant que vont brûler les suppliciés : « maintenant à la fête ! ».

L'autodafé : la fête…

Ainsi la verticalité très théâtrale du dispositif est-elle évidemment emblématique de l’ordre des choses, en haut l’église, au centre le Roi, en bas le peuple,  chacun constituant un tableau qui n’est pas sans rappeler un retable,  chacun dans sa case, avec le peuple tout en couleurs chantant l’allégresse (« ce jour est jour heureux et plein d’allégresse », et en même temps (!) l’Église en noir chantant la colère de Dieu (« ce jour est jour de colère »). La Reine  dans sa « loge », le Roi  au centre, et Posa et Carlos à droite. Mais bientôt Carlos envahit l’espace royal en menaçant son père, pendant que les suppliciés pendus et vêtus d’habits ottomans (infidèles…) se tordent sous la corde.
La manière dont la scène est construite fait apparaître l’impuissance de Don Carlos, par la  taille comparée des deux personnages : Carlos, placé légèrement en arrière de Philippe quant à lui au bord de la rambarde, apparaît au public de très petite taille face au roi grandi, d’autant qu’à la couronne royale imposante répond la petite couronne de Carlos – il y a quelque chose du Roi se meurt de Ionesco dans ces jeux de couronnes, qu'on prend difficilement au sérieux. Honoré installe ainsi encore une fois des rapports père-fils  inscrits visuellement dans l’espace qui se déclinent aussi par la différence vocale ténor/basse. Dans ces conditions peut-on prendre au sérieux la menace du prince qui marque le caractère velléitaire de l’attitude de Carlos, plus une provocation à l’égard du roi et de Posa, qu’une menace réelle.
Les personnages regardent tous  (la reine est presque tétanisée) vers un lointain qui est la salle et les spectateurs, dans des positions qui m'ont aussi fait penser à des marionnettes (on est à Lyon…).

 

Acte IV : Philippe II (Michele Pertusi) Elisabeth (Sally Matthews)

Un théâtre de l’humain et du corps

Honoré a imposé une présence des corps : des corps qui se caressent, qui se touchent, qui se frôlent, qui se brutalisent (scène Philippe II/Elisabeth à l’acte IV), des corps interdits qui cherchent à se toucher ou des corps bridés (Eboli). Étonnante aussi la manière émouvante dont Carlos s’accroche à son père, comme s’il recherchait un signe de tendresse, tout comme le réglage de la scène Posa/Carlos à l’acte IV où les deux corps à terre cherchent à se toucher par la main, un moment bouleversant.
Honoré travaille sur des personnages dont chaque geste est signe, étonne, déstabilise, fait rire ou sourire aussi. Il y a là une exposition de tous les signes contrastés d’humanité  avec un vrai travail sur les signes scéniques minimaux, et d’autres plus importants comme le face à face du Christ en croix et de Carlos au début de l’opéra à Saint-Just (claire allusion au sacrifice du fils par le père) , et la mise face à face du Christ et de Marie, qui interrompt brutalement le duo Elisabeth/Don Carlos à l’acte V où les deux personnages se sont dit adieu de mère à fils…

On l’a dit, le travail sur les mouvements et les personnages est essentiel : j'en isolerai le traitement d’Eboli, en fauteuil roulant qui est une trouvaille très originale et dérangeante   pour marquer le caractère du personnage.
On sait qu’historiquement, la véritable Eboli portait un bandeau sur l’œil, marque visible d’un handicap. Le fauteuil roulant et une jambe paralysée sont évidemment une marque encore plus déstabilisante, d’autant pour un personnage considéré comme une séductrice invétérée, maîtresse du roi et amoureuse de Carlos.
Honoré nous montre un personnage plein de relief, mais marqué lui aussi par la frustration sexuelle (voir la manière dont elle se touche dans la chanson du voile) ou la frustration sociale suggérée de manière très fine quand, en plein dans sa chanson vive et gaie, la jeune femme se lève sur la lancée de cette joie, et subitement le visage se tend, elle se touche la jambe, – le handicap  se rappelle à elle –  et fait passer l’espace d’un instant sur son visage un nuage de drame.
Bien sûr, Honoré fait fi de la vraisemblance de la scène I de l’acte III où l’échange d’habit entre la reine et Eboli ne peut guère fonctionner si l’une est en fauteuil et l’autre pas : c’est le jeu des faux semblants et de la convention qui est ici souligné, comme dans les travestissements marivaudiens ou mozartiens…Il reste on le verra, que le personnage est porté avec grand style par Eve-Maud Hubeaux, assez stupéfiante dans sa composition. Il reste enfin que Christophe Honoré donne au personnage une vérité humaine marquée, qui souligne l’un des traits typiques de Verdi (sauf pour Iago peut-être) c’est que souvent le méchant n’est jamais tout à fait méchant.

Une grande qualité d’ensemble

Plusieurs éléments enfin doivent être soulignés qui illustrent ce travail d’une grande précision pas vraiment traditionnel.

  • Les éclairages magnifiques, brumeux et froids, de Dominique Bruguière, une des très grandes artistes des lumières en France, qui a travaillé avec tous les grands metteurs en scène des dernières années, dont Patrice Chéreau ou Luc Bondy, qui sculptent les visages avec leurs ombres, construit des contrastes d’ambiance marqués (Fontainebleau , scène du voile, Autodafé, tout l’acte IV…) et crée un véritable univers immédiatement installé au lever de rideau.
  • Les costumes de Pascaline Chavanne, évocatoires, sombres, marqués par l’image qu’on a de la cour espagnole du XVIe siècle, tout en noir, mais sans véritable exactitude historique (les costumes des héroïnes féminines notamment) sollicitant l’imaginaire du spectateur d’une manière frappante et réussie, parce qu’ils donnent une véritable cohérence d’ambiance sans être ni "beaux" ni "laids" (attendait-on des chamarrures?). Intéressante la manière dont Elisabeth se présente aux premier et cinquième actes sous le même costume, clair, en contraste avec la robe noire de reine qu’elle affiche dans les autres actes, comme si elle redevenait elle-même et non ce qu’elle était pour la cour aux deux moments où elle retrouve une intimité avec Carlos.
    Sans qu’on puisse inscrire ces costumes dans une époque, ils s’inscrivent eux-mêmes dans le drame, dans le décor, dans la lumière et sans jamais en faire des reconstitutions historiques (par exemple les costumes des moines) ils sont signes sans aucun hiatus, dans une grande fluidité de lecture, y compris dans ce qui pourrait paraître excessif : la grande couronne de Philippe II, celle plus petite d’Elisabeth qu’ils portent en permanence aux actes II, III et IV, et celle encore plus réduite de Carlos, comme des pièces d’un jeu d’échecs humain visualisant la thématique centrale.
  • Le décor d’Alban Ho Van épouse le plateau par les matériaux (le bois), et aussi par le jeu des pendrillons et des rideaux, par les estrades et les trappes, en l’éprouvant aussi par l’eau (ballet) dans une utilisation de matériaux élémentaires qui signent cette identité épurée du drame. A ce titre, la deuxième partie (au moins III,2, et IV) installe un construit massif sur scène quand la première partie (I, II, III,1) affichait plutôt des matériaux souples qui font varier l’espace de jeu. Ce construit assez lourd s’impose de manière polysémique dans l’autodafé avec ces « loges » dont la forme rappelle Le Corbusier (à Lyon on n’est pas loin du Couvent de la Tourette) mais renvoie aussi à des loges de théâtre comme pour assister à un spectacle, tout comme il peut aussi évoquer les scènes multiples de certains retables voire un théâtre de marionnettes.
    Dans une scène qui nécessite la plupart du temps un déploiement de foule sur tout le plateau, tout devient ici mur qui bouche les perspectives par sa présence écrasante.  Les éléments construits vont déterminer et imposer l’ambiance particulière du cabinet du roi (corridors, rares lampes) qui devrait être intime et dans l’ampleur  écrase les personnages, parce que le rideau de fond et les « loges latérales » imposent au spectateur l’idée de théâtre, d’un théâtre dans le théâtre et d’un théâtre de l’humain : le rideau de fond aspire les cadavres des suppliciés puis aspire Eboli qui s’y enfouit pour disparaître, comme une figuration théâtrale de la mort, réelle ou sociale.
    L’escalier d’un mur noir latéral qu’on voit dans la scène de la prison épouse toute la hauteur du plateau (il a été utilisé comme fond de scène dans la scène du voile à l’acte II) et impose dans l’acte IV l’idée de soupirail, malgré un vaste espace. L’utilisation dans la scène de la prison de l’espace entier du plateau délimité par deux hauts murs dont l’un est ce long escalier étroit fait que l’espace vide cher à Peter Brook écrase les personnages qui surgissent du haut, du fond obscur. Dans cet espace vide, les corps étendus de Posa et Carlos n’en prennent que plus de valeur.
    On voit bien que la légèreté dont on a parlé est en réalité assez lourde, que la monumentalité est réelle et que les personnages sont même un peu perdus dans ces vastes espaces.
  • Soulignons enfin le travail exigeant auquel Honoré a contraint les chanteurs sur le texte, travail évidemment plus sensible avec les chanteurs francophones (Hubeaux et Degout), où l’on entend l’expression, la couleur les variations subtiles dans le phrasé. Mais un travail partagé avec les autres chanteurs de la distribution, où l’on note l’effort de chacun pour être clair et compréhensible et pour dire l’un des textes les plus beaux de la littérature des livrets d’opéras. À ce titre, faire des différences entre l’italien et le français est inutile parce que le livret italien n’est que traduction rythmique de l’original français, et que Verdi dans toutes ses révisions a travaillé à partir du livret français auquel il avait activement collaboré . Ainsi Sergey Romanovsky (Don Carlos) a un français d’une grande clarté, avec une expression poétique marquée, laissant à chaque mot son poids, et les deux italiens de la distribution ont tous deux aussi une langue claire, même si « l’italianità » perce quelquefois dans le style, mais ce n’est pas si grave tant les incarnations sont fortes.

Honoré rend un hommage indirect au Grand Opéra, non par le spectaculaire, qu'il refuse, mais par la complexité, installant un jeu des apparences entre la simplicité et complexité particulièrement étudiée, qui met au centre le théâtre, comme lieu dont on s’empare tout entier pour illustrer un genre qu’on dit spectaculaire, ici plutôt spectral.
Là où au XIXe les toiles peintes montaient et descendaient pour donner l’illusion du vrai, Honoré raconte cette histoire théâtrale par le lieu même, – et par sa représentation, comme si les actes III et IV imposaient de figurer le théâtre pour les scènes les plus « théâtrales » de l’œuvre : inquisiteur, scène Elisabeth/Philippe, chute d’Eboli  en imposant d’ailleurs à la structure un effort particulièrement  intense. Une tentative qui n’est pas sans rappeler Peter Stein dans son approche de Das Rheingold en 1976 au Palais Garnier, qui installait l’histoire dans la cage de scène et en utilisant les possibilités extrêmes de la nudité de la machinerie scénique des dessous aux cintres.

Raffinement et profondeur dans la fosse

Un travail d’une telle subtilité qui est tout sauf glacé, qui ne cesse de vibrer, est accompagné et respire grâce à une approche musicale de très haut vol dont il faut rendre grâce à Daniele Rustioni. Il n’est pas évident d ‘aborder un tel monument à 35 ans, à l’instar d’ailleurs d’un Claudio Abbado qui, à 35 ans avait aussi ouvert son mandat de Directeur musical à la Scala avec Don Carlo en 1968, dans  une production de Jean-Pierre Ponnelle, dix ans avant  celle de Luca Ronconi en 1977–78, il y a 50 ans…Souhaitons à Rustioni un destin comparable…
Rustioni fait entendre de l’œuvre des subtilités rares, en essayant de coller à l’ambiance de la version originale, qui n’a pas la même couleur que les versions dites italiennes. L’importance que Verdi accordait au texte, au mot, à sa couleur et à sa correspondance avec la musique doit être ici mise en valeur et affirmée par la direction musicale. Le texte doit systématiquement apparaître et jamais Rustioni ne couvre ses chanteurs. Il ne cesse de souligner la complexité de l’instrumentation et la variété coloriste de la partition avec un orchestre globalement au point à quelque scorie de cuivres près.  Il rend justice à une partition qui n’est pas linéaire, mais au contraire foisonnante, avec des jeux de correspondances de couleurs (acte I/acte V), avec un rythme qui sait épouser le rythme scénique, tout en accompagnement attentif des personnages et sans jamais écraser le plateau. Il répond au spectral scénique par une direction où au brillant superficiel sont préférées une précision chirurgicale et une couleur sombre et concentrée, dans une salle où l'acoustique sèche tuerait le brillant…

Bien sûr il y a des coupures  mais elles n’entachent jamais la linéarité de l’ensemble et son déroulé. Tout musicalement garde sa cohérence, y compris le ballet, évidemment dansant mais pas démonstratif dans une musique qui serait trop clinquante ou trop m’as-tu vu. Une seule menue coupure me dérange : dans la scène entre Posa et Philippe II (acte II) ce moment le Roi se confie à Rodrigue en évoquant l’espace d’un instant ses soupçons sur sa femme et l’infant, (« tout y parle de trahison…La reine, un soupçon me torture, mon fils… ») qui dans l’intrigue place Posa entre le marteau et l’enclume . C'est ici coupé et cette coupure ôte toute vérité humaine à l’intimité que le roi veut installer avec Posa, qui est intimité amicale et non pas seulement confiance envers un être « moral » et droit.

C’est un travail d’orfèvre qui a été fait là sur la partition, en tenant compte de l’ambiance scénique, du son spécifique à la salle de Lyon, qui reste un cadre intime, tout en restant très attentif à la clarté de l’exécution là où il serait facile quelquefois de tonitruer, ou bien d’en souligner excessivement la noirceur, avec un orchestre très sollicité par trois Verdi successifs très différents en un week-end. Rustioni réalise un travail à la fois vibrant et équilibré et qui ne va sans doute cesser désormais de s’affiner. Pour Verdi, il va falloir désormais compter avec lui.
Il faut aussi noter la qualité du chœur, plus à l’aise dans ce Don Carlos que dans le Macbeth de la veille, dirigé par Denis Comtet, au phrasé impeccable, à la diction parfaite, très expressif, jamais en coulisses et toujours présent sur scène. Beaucoup de relief et de justesse qui marquent la qualité atteinte par cette phalange depuis quelques années.

Une distribution d’une très grande homogénéité

La distribution d’un Don Carlos en version originale française est toujours un défi : comme à Paris cet automne, on compte cinq prises de rôle, ce qui permettra à d’autres théâtres qui auraient des envies de Don Carlos d’avoir un choix large de chanteurs disponibles ayant la pratique de la version originale.
Évidemment, c’est une distribution adaptée au lieu, où l’on ose des styles de voix que dans une autre salle on n’aurait sans doute pas osé, un ensemble homogène d’abord par le français, compréhensible, clair la plupart du temps (on regarde peu le surtitrage) et des voix rares dans ces rôles, qui pour certaines se projettent d’emblée au premier plan. Tous sont engagés sur la scène, et tous garantissent un niveau vocal d'une grande dignité, où même les petits rôles sont appréciables, le moine de Patrick Bolleire, Le comte de Lerme de Yannick Berne, le Thibault de Jeanne Mendoche, et la voix du ciel intéressante de Caroline Jestaedt.

Roberto Scandiuzzi et Michele Pertusi

Roberto Scandiuzzi, vieux routier des scènes fut jadis Philippe II, il est ce soir Grand Inquisiteur et sa voix puissante et sonore s’impose encore. Et la différence de couleur notable avec celle de Michele Pertusi qui chante Philippe II donne à la scène de l’Inquisiteur au début de l’acte IV un relief particulier mais surtout un sens qu’une trop grande similitude entre les deux voix peut embrumer. Ici il y un combat de pouvoir qui s’exprime vocalement, et Philippe II qui vient de chanter « Elle ne m’aime pas » où il exprime sa lassitude va finir par se laisser dominer. Par le timbre plus clair, son raffinement et sa subtilité Michele Pertusi fait de Philippe II un être hésitant et torturé, face au bloc vocal de l’inquisiteur qui ne donne pas dans la subtilité quant à lui : on entend immédiatement qui est vainqueur et qui est vaincu.
Pertusi donne à Philippe II une épaisseur particulière, avec un français impeccable, en intériorisant le rôle sans jamais renoncer aux aigus particulièrement puissants, sans renoncer à la profondeur, mais avec une couleur vocale un peu plus claire qui fragilise le personnage. Il a bien sûr derrière lui l’expérience de plusieurs Filippo II (voir son interview dans notre site), dans une interprétation assez proche mettant en relief les fragilités, mais il domine aussi la version française, avec un très beau phrasé. Son interprétation est puissante, marquante, d’une très grande justesse, un travail de très grand style, particulièrement convaincant dans lequel on reconnaît le chanteur belcantiste.

Eve-Maud Hubeaux

Eve-Maud Hubeaux ne chante pas Eboli, elle EST. La voix n’est pas si grande, mais les aigus sont dominés (moins celui de l’air du voile cependant) notamment dans le « Don fatal ». D’abord, elle a le phrasé,  le style, l’expressivité,  la subtilité, et son français, évidemment idiomatique est particulièrement soigné, clair avec de magnifiques accents…
La chanson du voile (la « Sarrasine ») montre un contrôle sur la voix d’une très grande précision, les notes ne sont jamais mangées, les trilles et les agilités sont là, sans jamais être démonstratives mais toujours justes. Cette scène permet d’ailleurs de construire le personnage dont elle exprime aussi les fragilités, en faisant non la méchante, mais la frustrée qui s’illusionne. Hubeaux rend tous ces aspects du personnage, suggérés par la mise en scène. Empêchée par son fauteuil roulant, elle s’impose d’autant plus que chacune de ses entrées est évidemment valorisée par la situation, avec une présence scénique incomparable. Le « Don fatal » tellement expressif est magnifique de finesse et de justesse : les aigus sont là, mais on n’est jamais dans la furie, on est dans le désespoir. Eve-Maud Hubeaux rend son Eboli humaine et déchirante, on la prend en pitié et la performance est exceptionnelle.

Stéphane Degout

Il en va de même pour Stéphane Degout : le chant français peut s’enorgueillir de deux Posa d’exception, Ludovic Tézier vu à Paris et Stéphane Degout. Avec des moyens et un style différents : il y a un peu la même différence entre Tézier et Degout qu’il y avait entre Scandiuzzi et Pertusi plus haut. Ludovic Tézier est un baryton verdien dans la grande tradition des Cappuccilli et autres, il peut chanter la version originale française et la version italienne, la voix est magnifiquement projetée et contrôlée, le souffle infini, le personnage expressif et bouleversant.
Stéphane Degout est tout aussi expressif et bouleversant, avec des moyens tout autres. La voix est moins puissante mais peut-être plus juste pour cette version, et en tous cas pour la salle lyonnaise : il compose un Posa moins verdien (c’est son premier Verdi !) que debussyste et le chante avec un style proche de la mélodie française, avec un phrasé, des accents et une langue incomparables, un Posa tout en tendresse, en vibrations sensibles et en grandeur simple. En ce sens il est idéal pour la version originale parce qu’il est l’emblème de sa singularité. Évidemment l’acte IV est bouleversant et tire les larmes. Il a aussi dans l’attitude et la tenue une jeunesse, une fraicheur qui construit un personnage à la fois noble et naïf, peut-être unique dans la (courte) histoire du rôle en français. Degout est d’un stupéfiant naturel, avec un chant sans maniérismes, qui fait entendre le texte avec une modestie rare et avec une intériorité unique. Il nous fait jouir de cette langue exceptionnelle et illustre parfaitement la grandeur du livret.

Sally Matthews

Sally Matthews est peut-être celle dont la langue française est la moins ciselée, bien que globalement compréhensible, mais elle travaille plus sur la voix, sur le volume – avec un vibrato quelquefois excessif – que sur  l’expression, bien que son « Toi qui sus les grandeurs… » du cinquième acte soit vraiment intense. Ce chant est cependant plus maîtrisé qu’incarné, et c’est sans doute des cinq protagonistes non la moins convaincante mais presque la plus conforme et la plus attendue. On n’y entend que par moments la singularité de la version française. Même si l’ensemble est bien plus qu’honorable, on n’est jamais déchiré par cette Elisabeth. Il est vrai que le rôle est redoutable en italien comme en français et qu’on y a vu de très grandes s’y empêtrer .

Sergey Romanovsky

Enfin le Carlos de Sergey Romanovsky n’est sans doute pas parfait d’un point de vue strictement vocal, d’autant qu’au soir de la première il était particulièrement tendu, notamment au début.  Les aigus sont quelquefois un peu tirés (le si de l’acte III reste assez « savonné » ). Mais il est tellement juste et émouvant par ailleurs qu’on peut passer sur des défauts vocaux qui rappellent que la partie est particulièrement ardue, sans air spécifique (sauf au 1er acte, brièvement),  nécessitant une présence quasiment continue sur scène sauf au quatrième acte.
Ainsi c’est une excellente idée que de lui avoir proposé ce rôle qui exige d’abord d’être au sens fort « poétique ». Et Romanovsky a la poésie voulue, il a l’émotion, il en a aussi la présence-absence exigée notamment par le travail de Christophe Honoré auquel il colle. Ce chanteur rompu aux techniques rossiniennes et donc à un contrôle vocal de tous les instants a fait un extraordinaire travail sur le phrasé et la langue. Il est expressif, engagé, il a un timbre jeune et clair qui l’oppose presque aux autres (sauf Degout), y compris à l’Elisabeth de Sally Matthews au grain vocal plus charnu et plus mur. Sa présence scénique, la justesse de son expression, ardente et triste, en font sans doute l’un des Carlos les plus incarnés que j’ai pu voir. On ne peut le comparer à Kaufmann par les moyens et la technique, mais Kaufmann composait une sorte de Carlos qui était déjà Werther, déja ailleurs et c’était enchanteur. C’est ici le Don Carlos poétique par sa jeunesse, mais aussi par sa maladresse, sa rudesse aussi, et son côté rêche, c’est presque un enfant que les autres regardent aussi comme tel : si Honoré voulait en faire l’éternel fils à qui on vole l’existence, il a trouvé en Romanovsky l’interprète qui rend très directement le personnage, avec un chant d’une telle sensibilité et d’une telle émotion qu’on en oublie les menues failles.

En guise de conclusion 

L’engagement qu’a pu représenter cette production pour l’Opéra de Lyon m’a incité à chercher dans les détails ce qui pouvait rendre cette production singulière. Sous son apparente linéarité, elle présente une foule de détails, de décalages, de points de vue qui la rendent vraiment complexe parce qu’elle offre une lecture très théâtrale à tous niveaux, avec  les conventions, la variété et les ambiguïtés du théâtre. Après Dialogue des Carmélites et Pelléas, Honoré nous montre un autre chemin où d’une certaine manière il nous emporte et il nous piège. L’entreprise est soutenue par une réalisation musicale exceptionnelle, avec une distribution faite d’une somme de sensibilités et d’intelligences, qui contribue à l’homogénéité à l’émotion de l’ensemble. Pas une production récente de la version originale ne rend avec une telle justesse hommage à la grandeur de l’œuvre et à la sensibilité verdienne et à sa poésie.

Saint Just (Acte I)

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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3 Commentaires

  1. Après avoir vu, hier, le spectacle de Lyon, je partage (presque) toute votre analyse, sauf peut être pour Christophe Honore dont le travail est remarquable, en particulier pour une magnifique direction d'acteur et pour sa mise en espace mais qui, comme tous nos jeunes metteurs en scène, ne peut se passer de quelques provocations gratuites (la scène du ballet…) Mais qu'on le coupe, ce ballet (dont la musique n'atteint jamais, d'ailleurs, le niveau du reste de la partition) et dont les ms ne savent pas quoi faire !

    • Je ne suis pas d'accord pour le couper. Le ballet fait partie de l'oeuvre. Il reste à savoir qu'en faire et les metteurs en scène ont trouvé diverses solutions, pas toujours chorégraphiques d'ailleurs. Celle d'Honoré se justifie, même si on peut ne pas aimer cette esthétique et cette rupture de "ton". mais elle est cohérente.

  2. J ai enfin vu ce don Carlos…
    Aucun mot à ajouté à votre article.
    Si ce n est la différence sidérante avec la production de Paris de cette saison.
    Comme si le veau d or avait perverti tout la production de la Bastille.
    Une mise en scène qui part dans toutes les directions, une distribution sans aucune cohésion est une direction à pleurer d ennui.
    Des moyens colossaux qui tournent à vide, seul Garanca et Tézier ont sauvé les meubles.
    A Lyon une union stupéfiante, une économie de moyens pour atteindre le meilleur. Pour citer votre phrase favorite pour la joie de zusammen Musik machen…
    Des nouvelles de vos spectacles berlinois ?

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