Programme

Alfredo Casella, La Donna Serpente (frammenti orchestrali, 2nda seria), op. 50
Claude Debussy, Images
Sergueï Rachmaninov, Les Cloches, op. 35

Orchestre de Paris
Choeur de l'Orchestre de Paris

Gianandrea Noseda, direction

Irina Lungu, soprano
Dmytro Popov, ténor
Vladimir Vaneev, basse

Lionel Sow, chef de choeur

Philharmonie de Paris, 1er février 2018

Heureux, celui qui a l’opportunité d’entendre deux exécutions de ces trop rares, et si difficiles Cloches en quelques semaines, en des lieux distincts et par des combinaisons d’interprètes entièrement différentes. Après l’intéressante découverte de Stanislas Kochanovsky à Rome en décembre, nous retrouvions un spécialiste des plus capés du chef d’oeuvre en la personne de Gianandrea Noseda. Le public de l’Orchestre de Paris a cette fois eu son rendez-vous avec l’oeuvre, après l’annulation il y a deux ans des concerts de Rozhdestvensky, et l’acoustique de la Philharmonie aura, au passage, pu passer avec brio un nouvel examen.

Noseda avait fait très forte impression en 2010, à la tête de l’Orchestre National de France et du Choeur de Radio-France aux Champs-Elysées. Tout était différent en ce qui concerne les forces en présence, jusqu’au trio de solistes, qui était alors composé de  Kuznetsova, Andreyev et Tanovitsky. Il est amusant de noter d’ailleurs qu’en dépit de la rareté de l’oeuvre, ce sont quatre casts différents qui ont été réunis pour les trois dernières exécutions parisiennes et celle que j’ai entendue à Rome cette saison : outre la pré-citée, il y a eu (cast du concert avorté de Rozhdestvensky) Fedotova-Vyalikh-Kasyanov, et Dovraceva-Radchenko-Ivashchenko (avec Kochanovsky, remplaçant Bychkov à Santa Cecilia).  Et si Tanovitsky officiait de nouveau sur l’enregistrement de Noseda avec le BBC Philharmonic et le Choeur du Mariinsky, ce sont Vassileva et Didyk qui chantaient les parties de soprano et de ténor. Il est heureux que ce vivier d’une qualité élevée existe, mais cette diversité visible est aussi un signe que le circuit n’a pas identifié, pour chaque partie, sa voix d’incarnation évidente. Encore faudrait-il que l’oeuvre fût plus souvent donnée.

Le chef transalpin a acquis une notoriété et une légitimité fortes dans ce répertoire, qu’il est depuis longtemps invité à diriger un peu partout, puisqu'il a passé dix ans au Mariinski, de 1997 à 2007 comme "premier chef permanent invité"((Premier chef étranger à assumer cette fonction))… Au disque, ses Cloches fait figure de référence contemporaine. S’agissant d’une partition aussi délicate à mettre en forme sonore, avant même d’être mise en ordre interprétatif, rien ne vaut cependant, autant d’un point de vue émotionnel que d’appréciation des conceptions de l’interprète, l’expérience du concert. Et avec des partenaires entièrement renouvelés, Noseda confirme qu’il est ici chez lui. En huit ans, le style gestuel a légèrement évolué, s’est quelque peu assagi, mais la personnalité reste : l’athlétique carcasse est mise à contribution pour dessiner des lignes vastes sur des angles marqués, à la manière, abstraite et théâtrale, d’un Solti. Cette angularité a‑t‑elle à voir avec le talent particulier du chef pour structurer, clarifier les matières sonores complexes ? C’est possible et fait partie des mystères de la direction d’orchestre. On constate en tout cas le résultat, qui justifie de parler de science des plans et masses, qui trouvent rapidement leurs justes équilibres dès le premier mouvement. Celui-ci n’est pas exempt de reproches locaux, essentiellement d’un manque de caractère rythmique dans les traits d’orchestre, propres mais manquant de rebond, et de verve (les flûtes, les cordes intermédiaires). La toute première entrée du choeur manque certes de netteté, de soudaineté,  mais les concours vocaux apparaissent très vite mieux dessinés, tandis que Dmytro Popov livre une prestation sans reproches, très proche dans l’esprit de celle de Radchenko à Rome, encore que ce dernier présentait peut-être un caractère plus subtil, laissant entrevoir le fond tragique de ses tendres appels printaniers. Le sens et la matière tragique ne font en rien défaut à la magnifique basse russe de tradition qu’est Vladimir Vaneev. Un quart de siècle de Boris débouchent sur cette leçon d’économie de moyens vocaux, où le hiératisme extrême qu’appelle l’écriture n’est pas prétexte à l’imprécision rythmique ou d’intonation : c’est net, autoritaire, se pose là. Dans ce sublime finale, où Kochanovsky et ses forces romaines se mettaient le mieux en valeur, Noseda et l’OP se montrent disciplinés et équilibrés, mais le caractère d’outre-tombe (ou monde) fait un peu défaut dans l’introduction orchestrale. Les transitions sont bien ciselées, mais la conclusion, à son tour, manque de la noble effusion lyrique espérée.

C’est dans les deux mouvements centraux que l’assurance de la direction ouvre grand les portes du génie de Rachmaninov, plus grand qu’avec Kochanovsky. C’est aussi que la voix d’Irina Lungu fait une impression des plus fortes, par sa matière dense et fruitée , mais surtout par l’usage intelligemment dramatique qui est en fait. Le vibrato est assez large mais le timbre dense l’autorise, tout comme l’éloquence expressive. La récente Gilda du Met, Aix (déjà avec Noseda) et Paris, Liu de Munich et Mimi de Turin réussit à dégager la ligne opératique (la seule de l’oeuvre qui puisse recevoir ce qualificatif) sans dépareiller dans l’esprit symphonique général : beaucoup de classe. Altos et violoncelles lui fournissent un écrin discret mais élégant. Les cloches de bronze, dévastatrices sans être tapageuses, sont la grande réussite de cette exécution, alors qu’elles étaient le point faible, en particulier sur le plan de la performance chorale, de la prestation romaine. La clarté rythmique et de plans supérieure l’explique pour partie, mais il paraît évident que l’acoustique y joue un rôle majeur également. La comparaison est d’autant plus instructive que j’ai entendu les deux concerts à des places quasi-équivalentes, au centre du parterre (ce qui dans les deux cas n’était sans doute pas idéal, mais c’est une autre affaire). La supériorité de la Philharmonie sur l’Auditorium Parco della Musica, au moins en ce qui concerne la faculté d’encaisser ce type d’oeuvres, est évidente, alors même que la salle est légèrement moins volumineuse et que son temps de réponse est à peu près équivalent. Mais ces données théoriques, on le sait, n’enseignent rien de décisif en ce qui concerne la qualité de caractérisation et de définition des plans, timbres, alliages. Ici, l’oreille y voit plus clair, essentiellement parce qu’elle fatigue moins, que la densité et la dynamique lui parviennent sans l’agresser, que les grandes masses circulent sans claquer. Cela étant, le soin mis par Noseda et Lionel Sow a ce que le choeur, en particulier les voix hautes, ne crient pas dans le III, est aussi un facteur essentiel de cette réussite, le soin de faire monter les climax étant d’abord imparti à un orchestre réactif et précis, à défaut d’offrir des timbres toujours maitrisés. Noseda semble faire partie des rares chefs invités à toujours tirer vers le haut le niveau d’engagement et de discipline de l’OP – l’on repense à son très bel Alexandre Nevsky en 2011.

A rebours de l’ordre du concert, on ne s'appesantit pas sur des Images qui, sans appeler de reproches particulièrement saillants, ennuient joliment selon l’expression paresseuse. C’est qu’on y sent aussi un peu de paresse, aussi bien à faire saillir les traits et à sortir du brouillard de textures (dans Gigues) qu’à caractériser rythmiquement (dans Rondes de printemps). Si la direction évite toute vulgarité ou alanguissements inutiles, elle n’avance pas non plus, et ne crée guère de climats, sinon une vapeur confortable. La sobriété presque exagérée a au moins le mérite de donner un éclairage inhabituel à Iberia, et d’en faire une pièce de caractère moins univoque qu’à l’accoutumée. La découverte de la suite d’après la Donna Serpente de Casella (Noseda avait dirigé l’opéra intégral au Teatro Regio de Turin la saison passée) est en revanche une découverte agréable. On comprend qu’avec ses idiosyncrasies à la limite du collage (debussystes, mahlero-wagnériennes, busoniennes, repisghiennes et tutti quanti) cette musique ait eu du mal à trouver tant son public qu’une place bien identifiable dans l’histoire, tant du genre que du langage musical, d’autant que sur le plan vocal et du livret, elle ne paraît pas présenter beaucoup d’atouts. Il est possible (comme l’est notre erreur) que le concert lui soit plus propice que le théâtre. Et si la musique n’est pas dépourvues d’effets triviaux qui font douter de son intégrité stylistique, c’est plutôt du point de vue technique et harmonique qu’elle recèle de belles trouvailles, et même des audaces tout à fait singulières dans le prélude du 3e acte – improbable mais convaincante fusion de Doktor Faust et… d’Alexandre Nevsky – et la Battaglia e finale. Noseda fait honneur à sa réputation de défricheur de partitions méconnues ou oubliées, qu’il dirige toujours comme s’il s’agissait de canons à honorer et où l’interprétation doit être poussée fort et loin. L’orchestre le suit avec un appétit communicatif. Que regretter de cette soirée sortant avec réussite de l’ordinaire ? Peut-être que Noseda n’ait pas, à la place de Debussy, remis aussi le couvert pour la belle cantate Printemps de Rachmaninov, qu’il avait couplée avec ses Cloches au TCE… ou alors, n’ait pas donné les deux suites (qui ne se recoupent pas) de La Donna Serpente, pour nous faire entendre la superbe berceuse du 1er acte. 

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : © Steve J. Sherman (en tête)
© NYphilharmonic

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