Programme

Arnold Schönberg (1874–1951)
Verklärte Nacht (La nuit transfigurée) op.4
d'après un poème de Richard Dehmel
Orchestration pour orchestre à cordes d'Arnold Schönberg (1943)
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Gustav Mahler (1860–1911)
Symphonie n°4 en sol majeur
Christina Landshamer, soprano

Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks
(Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise)
Daniele Gatti (Direction)

Herkulessaal, Munich, 9 février 2018

En un mois, trois concerts de Daniele Gatti, avec trois orchestres différents. Nous relatons chacun des moments. Voici pour conclure cette période le troisième concert, avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks. Au programme Schönberg et Mahler.

Voilà deux œuvres composées à peu près au même moment, et créées à quelques mois de distance, Mahler en novembre 1901 et Schönberg en mars 1902. Daniele Gatti une fois encore crée des apparentements signifiants, sur deux univers venus des mêmes origines, et après Beethoven et Schumann quelques jours avant, revient au post romantisme, son territoire de prédilection.

Après deux concerts avec « ses » orchestres, Daniele Gatti dirigeait à Munich l’un des grands orchestres d’Allemagne, sans doute l’un des plus grands, né après-guerre, en 1949, qui fut d’abord l’orchestre d’Eugen Jochum, puis de Rafael Kubelik qui l’a projeté au premier plan, dirigé ensuite par Colin Davis et par Lorin Maazel, il est aux mains depuis 2003 de Mariss Jansons, qui en a fait l’une des toutes premières phalanges au monde.
Aussi la curiosité était forte devant ce programme qui alliait le sextuor  Verklärte Nacht réorchestré pour orchestre à cordes en 1921 puis en 1943 par Schönberg (on entend peu aujourd’hui la version originale) et la Quatrième de Mahler, que Daniele Gatti avait dirigée cet été avec son RCO – Royal Concergebouw Orchestra.
Et xz soir de février vit une grande et belle rencontre. Un de ces concerts qui s’inscrivent dans une grande histoire. On se souviendra longtemps par exemple de cette exécution totalement stupéfiante de la Nuit Transfigurée.
La Nuit transfigurée (Verklärte Nacht) est inspirée d’un poème extrait du recueil Weib und Welt ((La femme et le monde)) de Richard Dehmel, qui raconte la marche dans la forêt profonde et nocturne d’un couple nouvellement formé, au cours de laquelle la femme avoue attendre un enfant d’un autre. L’homme accepte de prendre l’enfant pour lui. L’ambiance nocturne et la thématique sont évidemment proches de Tristan und Isolde et Schönberg dans sa réorchestration pense sans doute à la langue musicale de Wagner. La composition initiale est une œuvre de jeunesse (il a moins de trente ans), acceptée d’ailleurs avec difficulté de la société viennoise qui marque une vraie leçon d’un nouveau type de lyrisme.

C’est la version révisée de 1943 pour orchestre à cordes qui est jouée et ce sont tous les pupitres de cordes de l’orchestre qui sont à l’ouvrage. On connaît l’extraordinaire qualité des cordes de l’orchestre de la Radio bavaroise et Daniele Gatti joue avec les modulations, la fluidité, les reprises, avec une intensité notable, travaillant aussi des différents niveaux et du volume, ainsi que les textures sonores, si importantes, commençant dans le silence et l’à peine perceptible, comme une musique venant des tréfonds du sol, apparaissant ex nihilo (on imagine ce que ce son pourrait produire dans la fosse de Bayreuth…). Un résultat proprement époustouflant, comme il m’a rarement été donné d’entendre dans cette œuvre ; on pourrait même dire anthologique. Il y a là une science des équilibres, une force qui ne s’affiche jamais comme telle, mais qui vient de profondeurs mystérieuses et qui crée une grande intensité dramatique : l’expérience wagnérienne de Gatti, sa sensibilité lue aussi au prisme de ses mémorables interprétations de Tristan, sa manière de demander à l’orchestre les plus impossibles pianissimi et aussi de jouer comme sur un clavier d’organiste en mêlant les niveaux de sons, les pupitres et les volumes, créant une tension à donner le frisson, tout cela rend l’exécution époustouflante.

La quatrième de Mahler par Daniele Gatti est particulière et assez différente que ce qu’on a l’habitude d’entendre. À Lucerne avec le Concertgebouw cette approche ne m’avait pas convaincu, je l’avais trouvée quelquefois massive et manquant de clarté, et la réentendre ici m’a permis de mieux percevoir ce qui est sous-jacent dans cette approche.
Cette Quatrième n’a en effet pas la légèreté attendue, non au sens du son, mais de l’ambiance : il y a là une souffrance cachée, il y a un regard sur le monde toujours un peu sarcastique ou mélancolique. La félicité mahlérienne garde toujours des ombres.
Avec cet orchestre, d’une qualité comparable à celle du Concertgebouw, mais au son différent, le rendu apparaît lui aussi différent, les sons plus clairs, quelquefois plus précis aussi et l’ensemble n’est pas dépourvu d’une certaine virtuosité car les (nombreux) motifs du premier mouvement s’entrechoquent savamment dans cette évocation du Pays de Cocagne (Scharaffenland) breughélien. Abordé sur un ton qui est en cohérence avec le deuxième mouvement, où alternent moments grinçants et décalés voire grotesques et moments de grand lyrisme, on expose ces points et contrepoints, avec la complicité d’un orchestre au sommet où les bois – flûte, hautbois, clarinette-  se « heurtent » aux cordes extraordinaires et veloutées : il en émane à la fois une grande poésie, mais en même temps une certaine rudesse « paysanne ». Gatti réussit à adoucir le son jusqu’à l’inaudible, puis reprend de manière explosive et marquée (final), reproduisant les termes tendus d’un dialogue qui apparaît quelquefois faussement apaisé, comme dans les contes de fées qui enchantent et en même temps inquiètent les enfants. Le vert paradis des amours enfantines n’est jamais si vert, ni si paradisiaque : le tout début de la symphonie où avant la mélodie souriante reprise par les cordes, la flûte et les clochettes installent une ambiance étrange, très marquée, qui efface presque l’effet rassurant de la mélodie qui suit est à ce titre emblématique.
Le deuxième mouvement accentue ces effets, en une danse où le violon apparaît l’instrument diabolique, au son grinçant, en décalage qui répond en écho à une évocation presque bucolique, presque pastorale au sens beethovenien du terme, une pastorale jamais loin de quelque chose de plus tendu. C’est bien cela qui intéresse Gatti : la mise en exergue de ce qui marque l’inquiétude d’un monde où la paix n’est jamais donnée, mais se gagne. C’est une danse de fous ou de mort qui nous est donnée ici en un enchaînement d’une rare fluidité mais aussi d’une vraie complexité où le sourire devient mortifère, même si Mahler inscrit « gemächlich » – modéré – pour qualifier le mouvement, de danse populaire (Ländler). Il y a quelque chose de breughélien (on a en tête des scènes de Breughel avec leurs contrastes et leurs sourires) dans l’approche de Gatti, avec un sens évocatoire marqué, et en même temps une sorte de réalisme poétique quelquefois aussi trivial, dans un mouvement dialectique d’adhésion-répulsion, qui reste au total moins offensif qu’on pourrait le penser.
Le troisième mouvement, « Ruhevoll » est un adagio qui retrouve une sorte de tristesse fondamentale, voire « tragique » au sens de la 6ème, qu’il rappelle singulièrement, avec de claires allusions aussi aux Rückert Lieder (et notamment à Ich bin der Welt ab Handen gekommen ). Un univers qui sait aussi être dansant mais d’une danse qui va en tourbillonnant et jusqu’à la déconstruction en sons désordonnés pour reprendre l’ambiance initiale totalement apaisée jusqu’au silence, auquel répond un final en explosion ouvrant vers le paradis du quatrième mouvement. C’est peut-être dans ce mouvement que Gatti est le plus engagé et le plus convaincant, atteignant à un extraordinaire lyrisme, avec des moments sublimes aux cordes (jeu final des cordes et de la harpe est bouleversant) où Gatti obtient des pianissimi de rêve comme « un reste de chaleur tout près à s’exhaler » qui avec une fluidité étudiée s’enchaîne avec le quatrième mouvement sans rupture, pour qu’on entre de plain-pied dans la vie céleste « Das himmlische Leben ».

Placée en arrière, sur un podium, la soliste Christina Landhamer est peut-être desservie (on ne comprend pas toujours tout le texte) mais la couleur relativement sombre de la voix et le style appariassent en vraie cohérence avec la couleur voulue par le chef : on est clairement de plain-pied avec ce vert paradis enfantin dont il était question au premier mouvement, où le paradis est un monde à la fois céleste et terrestre, où les saints, les animaux, les nourritures, fruits et légumes voisinent : les choses de la vie et leur projection symbolique.  Tout cela finit par Cécile patronne des musiciens. Car le paradis est un monde de musique sublime (voir les anges musiciens dans les peintures de la renaissance), qui n’a rien de commun avec la musique terrestre. Mahler a toujours cette ambition de la totalité, de l’expression qui essaie d’atteindre toujours un au-delà. Gatti cherche à exprimer à la fois ce lyrisme évocatoire, où la voix humaine semble être l’apothéose du sublime, fondue dans l’orchestre, dans un mouvement qui s’apaise avec le cor anglais final et se fond dans un silence méditatif et en même temps presque pastoral : ce paradis est Arcadie (« Et in Arcadia ego… »). Gatti réussit dans ce dernier mouvement à évoquer tour à tour toutes les ambiances des mouvements précédents en une approche syncrétique comme une dialectique qui trouverait là sa synthèse, mais avec une mélancolie qui va annoncer les symphonies futures, sans jamais tomber dans le simple sourire ou l’optimisme que voudrait traduire ce chant enfantin. C’est un moment tout à la fois d’apaisement, de profonde communion et en même temps de profonde humanité, mais aussi d’inquiétude que la direction cherche à rendre avec ferveur. Bouleversant.

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Trois concerts, trois ambiances, trois moments d’un regard musical sur le monde, trois orchestres et donc trois univers différents avec à chaque fois des audaces nouvelles, une volonté d’aller toujours plus avant dans la recherche d’un sens, avec les risques inhérents. Beethoven, Schumann, Wagner, Bruckner, Mahler et Schönberg :  en un mois tout un siècle musical a été lu « derrière les yeux » et toujours ouvert vers un ailleurs possible et des moments anthologiques comme Verklärte Nacht (Munich) ou l’ouverture de Genoveva de Schumann qui ouvrent des abîmes nouveaux. Rien n’est jamais fini avec Gatti.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Crédits photo : © Wanderersite (en tête)
© Peter Meisel (à la tête du BRSO)
© Pablo Faccinetto (portrait)

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