Le service culturel Migros propose une saison théâtrale, une saison de musique de variété et, ce qui ici nous intéresse, une saison classique de grande qualité, huit concerts au Victoria Hall dont la Philharmonie Tchèque (Tomáš Netopil), l’Orchestre National d’Espagne (avec le très étonnant David Afkham), l’Orchestre du Mariinski (Valery Gergiev) ou le Sylmphonique de Vienne avec Philippe Jordan, pour ne citer que les plus fameux. C’est ainsi qu’a été programmé en janvier le Mahler Chamber Orchestra sous la direction de Daniele Gatti dans le cadre d’une tournée en Suisse (Lucerne, Zürich, Genève) gérée elle aussi par Migros.
Le Mahler Chamber Orchestra est un orchestre particulier, fondé en 1997 par des musiciens issus du Gustav Mahler Jugendorchester qui voulaient continuer de jouer ensemble, soutenus et « lancés » par Claudio Abbado. De cette formation initiale il y a encore quelques membres fidèles qui sont comme garants de l’âme de cette formation.
Une âme.
Car le Mahler Chamber Orchestra a indiscutablement une âme, qui se lit au rapport qu’elle entretient avec certains artistes pour qui l’orchestre se donne à fond. C’était le cas pour Abbado bien sûr, le père fondateur qui a été aussi celui qui a accompagné ces musiciens depuis qu’ils étaient les jeunes du GMJO, qui les a soutenus et les a fait être le cœur du Lucerne Festival Orchestra.
Une âme, cela veut dire être réunis d’abord pour « Zusammenmusizieren », faire de la musique ensemble, et faire de leur réunion un moment de plaisir . On voit dans ce cas comme le choix des chefs est important parce qu’il conditionne une ambiance et des envies.
C’est exactement ce qui se passe avec les concerts de Daniele Gatti, conseiller artistique de l'orchestre, qui manifestement sont des moments de communion intense et de plaisir de jouer ensemble : il en sort une chaleur, un engagement, des émotions et une vraie joie.
C’était le cas ce soir à Genève, et c'est ce qui donnait à cette soirée une couleur particulière.
Le programme composé de deux pièces de Schumann (la très connue Symphonie Rhénane et la moins connue ouverture de Genoveva) et la symphonie n°4 de Beethoven, les deux symphonies sont donc liées chacune par une ambiance plutôt positive : la 4ème Symphonie de Beethoven moins jouée que d’autres appartient à un des rares moments de tranquillité du compositeur, et la Rhénane a été composée au moment où Schumann venait de se transférer à Düsseldorf, dans un moment d’euphorie qui marquait ses débuts comme GMD.
Ainsi est-ce une couleur joyeuse qui marque l’ensemble de la soirée, même si l’ouverture de Genoveva avec ses clairs obscurs, avec sa tension, avec ses contrastes donnait une vraie couleur romantique et tourmentée.
La pièce, moins rare au concert que l’ensemble de l’opéra dans les théâtres, a été un sommet. L’exécution a été d’une rare virtuosité, qui commence dans une concentration beethovénienne, en tension, avec un crescendo initial stupéfiant qui bientôt va laisser la bride à un orchestre aux mille qualités, dont l’adaptabilité aux ruptures de tempo, de volume, avec un soin à la dynamique, laissant à la fois entendre l'audace d'un son massif tout autant que des raffinements incroyables . Echos des cors, des bois puis reprises aux cordes littéralement acrobatiques d’une étourdissante vélocité imposent dans ces dix minutes une certitude : on souhaiterait entendre l’ensemble de l’œuvre si rarement jouée. Alors que souvent dans ce genre de concert la première pièce est apéritive, on rentre là in medias res et avec quel panache ! Moment exceptionnel voire anthologique.
In medias res parce qu’il va être question de romantisme et de nature dans un programme dont Gatti lui-même dit que dans Beethoven, la Pastorale eût été tout aussi bien adaptée entre les deux pôles schumanniens. Mais c’est la Quatrième moins connue qu’il propose. Une symphonie dont Schumann lui-même disait non seulement qu’elle était la plus romantique des symphonies de Beethoven, mais que coincée entre deux monuments comme l’Eroica et la Cinquième, elle était „eine griechisch schlanke Maid zwischen zwei Nordlandriesen“ ((une mince jeune femme grecque entre deux géants du Nord)). Gatti et l’orchestre – ils font corps – vont s’employer à montrer par un jeu de contrastes l’ouverture vers ce qu’on appellera le romantisme, un romantisme encore emprient de classicisme (à dessein Schumann parle de Grécité) souriant certes, mais jouant à la fois de sons raffinés, contrôlés, tendres, et d’autres plus énergiques, plus massifs aussi : Gatti n’hésite jamais à aller jusqu’au bout de ses idées, et sait jouer des contrastes pour tenir un vrai discours qui consiste ici à montrer l’unité profonde d’un programme d’une certaine manière induit par la couleur schumanienne de l’ensemble. Un Beethoven franc, direct, classique aussi par le son et le volume, mais qui en même temps est éminemment lyrique, avec les bois – la flûte de Chiara Tonelli ‑stupéfiants, mais aussi des équilibres aux cordes tendus à l’extrême qui évoquent l’espace d’un instant les ambiances précédentes de Genoveva. Beethoven père de la symphonie du XIXe, duquel Schumann va s’éloigner, en découvrant la Grande de Schubert. Gatti laisse aller la musique, avec beaucoup de fluidité, et l’adagio est un des forts moments de cette exécution où l’on perçoit par le jeu des bois et des cuivres (ah la clarinette et la flûte !) quelque chose qui anticipe la Pastorale.
La fluidité des cordes pendant le scherzo, qui semblent se laisser aller avec une étonnante suavité est mise en écho à un jeu stupéfiant des bois et des cuivres une fois de plus, la qualité de chaque soliste singulier, la manière dont chacun s’entre répond, montre qu’on est bien dans l’écoute de l’autre, dans l’attention à l’ensemble, dans la contribution à un ensemble, qui confirme bien l'ambiance chambriste de l’orchestre. La conclusion du scherzo est presque wéberienne, pré romantique en diable.
Au cœur du romantisme, Schumann écrit sa troisième (en réalité sa quatrième…nous entendons en réalité deux quatrièmes ce soir) à un moment (en 1850) où il arrive à Düsseldorf et découvre les paysages de Rhénanie et le Rhin dont il ne quittera plus les bords.
La soirée ouverte par un Schumann exceptionnel se clôt par un autre Schumann d’exception, à la fois joyeux et explosif mais non dénué de sens dramatique. Gatti travaille les masses sonores d’une clarté remarquable, laissant jouer les cordes avec les cuivres en arrière-plan faisant du premier mouvement (« Lebhaft ») une véritable fête vivifiante, effectivement menant son orchestre avec une énergie tonique qui ne semblerait jamais s’épuiser.
Le second mouvement est aussi caractérisé par la dynamique d’un continuum aux cordes d’une fluidité saisissante, y compris quand le deuxième thème aux vents apparaît : Gatti privilégie la dynamique plus que le dansant (la mélodie rustique rappelle le Ländler) : il n’ y a pas de rupture de couleur avec le premier mouvement, et il y a là affirmation d’une cohérence avec un final en suspension éblouissant .
Plus retenu, le troisième mouvement (qui fera contraste avec le majestueux quatrième mouvement) laisse aux cordes exprimer une délicatesse retenue et légère. Cette délicatesse et cette légèreté aérienne sont une grande réussite, avec un côté apaisant (une fois de plus l’engagement des cordes fait merveille) qui contraste avec les deux premiers mouvements presque plus tendus avec encore un final suspendu à se damner.
Couleur toute différente au quatrième mouvement plus solennel « feierlich », inspiré par la vision de la Cathédrale de Cologne et d’une procession, une marche aux couleurs plus graves où les cuivres sont à dire vrai exceptionnels. Le MCO est une formation de beaux solistes, et leur son est incroyablement précis et ciselé, presque grandiose dans ce mouvement qui ferait oublier que c’est là un orchestre de chambre (avec un nombre de musiciens d'ailleurs à peu près équivalent à celui de la création). On perdrait sans doute à voir ses qualités noyées dans un grand orchestre symphonique. Et que dire de cette note finale tenue qui va être interrompue par le cinquième mouvement (lebhaft), sans pause, qui retourne à l’exubérance des deux premiers mouvements, mais presque mise en scène avec un relief particulier ici : Gatti appuie sur certaines phrases, accentue çà et là aux cordes, et tournoie, ici léger et presque évanescent, là plus affirmé en créant en même temps une tension en va et vient qui ira crescendo jusqu’au tourbillon final aux cuivres éblouissants, en explosion !
Triomphe final d’un concert festif vibrant d’envie de se dépasser et de joie de jouer ensemble.