Les Misérables
d'après Victor Hugo

  • Regie/Bearbeitung : Frank Castorf
  • Bühne : Aleksandar Denić
  • Kostüme : Adriana Braga Peretzki
  • Licht : Ulrich Eh
  • Videokonzeption : Jens Crull, Andreas Deinert
  • Dramaturgie : Frank Raddatz
  • Künstlerische Produktionsleitung : Sebastian Klink
  • Avec
  • Thelma Buabeng
  • Stefanie Reinsberger
  • Sina Martens
  • Valery Tscheplanowa
  • Andreas Döhler
  • Patrick Güldenberg
  • Jürgen Holtz
  • Oliver Kraushaar
  • Wolfgang Michael
  • Rocco Mylord
  • Aljoscha Stadelmann
  • Abdoul Kader Traoré
Berliner Ensemble, le 3 décembre 2017

Frank Castorf, le retour. Son contrat de directeur de la Volskbühne n’ayant pas été renouvelé au profit du projet d’entertainment chic de Chris Dercon, qui peine à prendre son envol, Castorf revient à Berlin, avec un spectacle où il ne lâche rien de ce qui a fait sa gloire et les débats autour de son théâtre, une adaptation des Misérables de Victor Hugo. 
Alors que Paris et la France étaient le thème de ses deux spectacles sur Faust (à l’Opéra et au théâtre), il propose pour ces Misérables qui ont Paris pour centre, de les externaliser sur l’île de Cuba prérévolutionnaire de Batista, où l’exploitation de la misère permit de faire de Cuba une sorte de paradis de la prostitution et de la mal vie dans un rapport tressé entre le roman de Victor Hugo et celui de Guillermo Cabrera Infante, Tres tristes Tigres qui raconte la vie  cubaine en 1958, tout comme de textes d'Heiner Müller (ex-directeur du Berliner Ensemble).
Ainsi se construit une partie de ce travail, qui se déroule dans le décor tournant toujours fascinant d’Aleksandar Denić.
Ainsi donc, le néo directeur du Berliner Ensemble Oliver Reese, s’est assuré chaque année une production de Frank Castorf.

La critique ne devrait jamais aller à la Première, mais un peu après, quand le spectacle a été un peu rôdé. Il n’a pas fallu longtemps à la production pour comprendre que 7h30 de spectacle, qui pouvait correspondre au roman gigantesque de Hugo (paru en 1862), pouvait aller à l’encontre du destin du spectacle. Ainsi, dès la seconde représentation, la durée en a‑t‑elle été réduite à 6h : le rideau tombe à minuit tapante, n’évitant cependant pas le départ de bon nombre de spectateurs après les 3h de la première partie. C’est donc un public un peu plus clairsemé, mais convaincu qui est resté juger d’une seconde partie raccourcie, mais, à ce que l’on en sache, avec les mêmes morceaux de bravoure.
Le décor d ‘Aleksandar Denić affiche à l’arrivée des spectateur la façade d’une fabrique de tabac, lointain rapport avec Carmen, autre œuvre sur les pauvres, mais dès le début, il tourne sur la traditionnelle tournette, laissant voir tout à tout un étal de fruits et légumes, une courette, une prison, une chambre, et ses habituelles affiches de vieux films et barils de pétrole : la douche que prend Valjean est alimentée d’un baril « Castrol », rempli d’eau pour l’occasion. Les costumes notamment féminins d’Adriana Braga Peretzki ont le clinquant des nuits de revue cubaine : la pauvreté qui tombe sur la femme (Fantine,Valery Tscheplanowa) la conduit souvent à la prostitution et aux autres compromissions nocturnes.
Anticipant l’une des grandes scènes de la seconde partie qui se déroule dans les dessous du théâtre, le monologue initial à peine murmuré de Jürgen Holtz, star incontestée (85 ans) de cette première partie traite de la saleté, des rats qui pullulent dans la ville et du réseau des égouts par où fuient les insurgés de la barricade (Tome V du roman) une description phénoménale de Hugo qui en fait l’un des tableaux les plus saisissants du roman, le ventre du Léviathan parisien.
Il est vrai que l’un des premiers grands travaux de la Rome légendaire, ce fut la Cloaca Maxima, et que le signe de la ville dévoreuse, c’est bien l’égout, avec toute la symbolique que l’égout peut porter dans un roman dédié aux Misérables : ce que la ville vomit…
Une longue scène où Marius intervient pour demander à son grand père d’autoriser son mariage avec une demoiselle Fauchelevent (Cosette) ouvre la soirée, qui du point de vue de la linéarité et de la « fidélité » de Castorf à l’histoire, est plutôt moins éclatée que dans d’autres productions.
Ce qui frappe d’abord, c’est que les espaces du Berliner Ensemble, un de ces lieux de théâtre où souffle évidemment l’esprit brechtien et l’Esprit, tout court, sont plus étroits et réduits : le décor monumental de Denić semble peiner à s’insérer dans un espace si réduit : la scène de la Volksbühne était autrement plus ouverte. Il en résulte un rapport de proximité des acteurs, un regard vers le décor qui semble plus « envahissant » qui change aussi la disponibilité du spectateur, en permanence sollicité par un accompagnement sonore multiforme, où la musique joue un rôle permanent, ambiance hitchcockienne quand Javert apparaît, mais quelquefois aussi ambiance de la fête cubaine. Jamais Castorf ne laisse en repos son public au point que lors des longs textes dits par les acteurs de la deuxième partie, le facétieux Castorf fait retentir en salle des toux sonores en haut-parleurs, comme pour mimer la lassitude du public, et les acteurs en scène lancent des pastilles en salle (j’en ai reçues deux) provoquant chez le public trop content de sortir de certains tunnels du texte les réactions que dans l’enfance on avait dans les manèges quand il s’agissait de saisir le pompon.

Même agacement toujours en seconde partie quand un monologue essentiel de Javert est interrompu pendant 20 minutes d’une sonnerie de téléphone empêchant l’attention de se focaliser. Car ce spectacle est structuré très différemment en première (dont le personnage central est l’évêque Bienvenu Myrel) et en seconde partie (plus centrée sur Javert), plus théâtral en première partie, avec des scènes prodigieuses, on le verra, et plus cinématographique en seconde partie où l’essentiel du spectacle se déroule à l’écran dans des espaces cachés au spectateur. Il en résulte un rythme différent, une ambiance différente, encore plus noire, encore plus dure, qui sollicite l’endurance du spectateur.
Car au-delà de la fascination, ce théâtre-là est épreuve, où le spectateur est comme on l’a vu presque pris à partie.
Le format exact du spectacle n’a pas été arrêté à la première, puisque Frank Castorf vient de communiquer qu’il y aura deux versions du spectacle, une version « ordinaire » de six heures, et une version « extra-longue » avec deux entractes qu’on jouera certains week-ends. Le format de la première de 7h30 a sans doute été plus problématique de prévu.
C’est bien que le spectacle à la fois n’est pas encore tout à fait calé, mais que le gigantisme du propos (le roman est de 1500 pages) et le désir de Frank Castorf de tisser comme à l’accoutumée des relations intertextuelles plus riches et débordantes ont déterminé ce choix.
Nous avons donc vu en deuxième représentation la version « ordinaire de six heures », construite entre les deux pôles dont il a été question plus haut. Au-delà des textes et des scènes, c’’est le personnage de Mgr Myrel, l’évêque de Digne, qui est central dans la première partie.
La scène pivot en est le repas où L’Évêque accueille à sa table Jean Valjean, un Jean Valjean lui-même apparu en scène après une bonne heure de spectacle, sorte de voyageur (presque) sans bagage qui surgit au milieu d’une trame qui semble aller son rythme. Longue scène où à la fois l’évêque accueille et offre gîte et couvert, mais aussi où Valjean pour la dernière fois va choisir le mal en volant la vaisselle d’argent, dernier vol qui en même temps va devenir le premier signe du bien, puisque lorsque Valjean est rattrapé, Mgr Myrel lui sauve la mise en affirmant que c’est lui qui lui a donné la vaisselle, et qu’en plus il lui laisse aussi les chandeliers…La scène du roman est très connue, et dans la version de Frank Castorf, elle repose entièrement sur le contraste entre deux styles de jeu, de diction, avec l’écrasante présence de Jürgen Holtz.
Jürgen Holtz, c’est d’abord un tempo, lent, qui contraint le spectateur à tendre l’oreille, mais en même temps un texte « mastiqué » et dit avec un ton d’une sobriété étonnante, et avec une humanité qui tire les larmes. Il faut entendre la manière bouleversante dont il nomme Valjean « Bruder » (frère), sans pathos aucun, là où l’on pourrait croire que le « bien » a besoin d’être mis en scène. Cette scène d’une simplicité désarmante, presqu’entièrement visible à l’écran, est le sommet de la première partie.
Ce qui frappe dans l’économie de cette première partie c’est à la fois la manière dont est tissé l’original hugolien et le texte de Cabrera Infante, et l’apparition successive des personnages, Marius, les Thénardier, Fantine, et Cosette. Si la Thénardier est bien identifiable, rousse, robe rouge, outrageusement maquillée, une sorte de mère maquerelle, les autres femmes sont plus interchangeables, comme si la misère effaçait les caractères singuliers. Gavroche (Rocco Mylord) au contraire est une sorte d’Ange à la fois léger et mortifère, qui apparaît derrière un comptoir, et déplie ses longues jambes glabres, comme un enfant qui a trop vite grandi, déjà en décalage, puis en mort de Carnaval pendant la deuxième partie, masque, fleurs, et collant sur lequel est imprimé un squelette fluorescent : une sorte de vie étrange faite de promesse de mort.
Ce qui frappe dans la première partie, c’est une manière peut-être inhabituelle de vivre l’acteur, souvent, les acteurs de Castorf sont exceptionnels (ici par exemple Patrick Güldenberg), mais restent au service d’une construction et d’une mise en scène, ils sont des instruments- géniaux – mais restent des instruments.
Ici, dans la première partie, la personnalité de Jürgen Holtz utilisée pour ce qu’elle est laisse penser que c’est la mise en scène qui tourne autour de l’acteur, qui du même coup assume l’humain – le bien qui est le destin de Valjean. Il est suffisamment rare de voir Castorf soumis à l’acteur que cela méritait d’être signalé. Fixe, disant le texte d’une manière uniforme et sublime, c’est le même acteur qui lit le discours prémonitoire de Hugo qui clôt la première partie, et qui quitte la scène, silhouette fragile et voix assurée en citant l’auteur Victor…Hugo…un Victor Hugo dont il a très étrangement le regard.

Alors, puisque Jürgen Holtz disparaît dans la deuxième partie, Castorf va construire son discours autour de l’autre profil, celui de Javert, un Javert obsédé par la loi, qui joue un jeu de chat et de souris avec Valjean, sans jamais sembler le persécuter, Il est servi par un acteur exceptionnel lui aussi, Wolfgang Michael, méditatif et sans aucune agressivité, presqu’ailleurs, qui fait penser à un Colombo (Peter Falk) de théâtre, même allure négligée, même manière très absente d’avancer, même air de ne jamais y toucher, mais une sorte de profil hiératique et ascétique, comme dévoré de l’intérieur par une mission. Un personnage qui va être fidèle à lui-même et à ses convictions jusqu’au suicide. Signe qu’il fait pendant à Holtz, il conclut les six heures à la place même où Holtz la commençait par son discours sur les égouts.
Entre ces deux pôles très différents mais d’une certaine manière symétriques, où Castorf veille jalousement à ne pas donner d’autres signes que discursifs, laissant ses acteurs conduire, évolue un Valjean neuf dans le monde castorfien, mais neuf aussi au Berliner Ensemble puisque venu du Deutsches Theater voisin il vient d’intégrer la troupe, Andreas Döhler, un acteur puissant, encore jeune, qui surgit, avec son énergie, interrogeant le monde ou le fuyant, dans une scène touchante avec la jeune Sina Martens, un jeu où l’on se regarde, où l’on s’échange des grains de raisin, dans une sorte de nuit où Valjean dort sur sa valise. L’idée du voyageur, de celui qui n’a plus de lieu, suffit à être esquissée, par un geste, une valise, par le débit légèrement agressif de Valjean (qui va trancher avec Holtz immédiatement après). Le Valjean de Döhler est dans la force de l’âge, il ne va plus avoir aucun doute après la scène avec l’évêque, quelle que sera sa posture future : il traverse le monde étrange de Hugo, de Cabrera et de Castorf.
Trois figures de l’acteur, très différentes, mais qui pour une fois, vont « personnifier » une situation, et tous les autres vont se construire autour de cette trinité, dans le monde hyperthéâtral habituel de Frank Castorf, qui va jouer sur les tresses textuelles entre Hugo et Cabrera, qui va jouer aussi sur Paris et Cuba : dans ses deux Faust, Castorf avait bien marqué la question de la colonisation comme un point de focalisation. Cette idée revient ici, mais à propos d ’une colonisation plus sulfureuse, la colonisation de Cuba par une mafia américaine qui soutient Batista et qui laisse la population dans une misère de « Misérables », faisant le pont entre Cabrera Infante et Hugo. Et allant jusqu’à Guantanamo puisqu’on voit dans le décor un mirador affichant fièrement la bannière étoilée, qui répond à l’autre bannière étoilée, celle de Cuba, qui pend en façade de la fabrique de tabac initiale. Jeu sur la prison, les grilles, jeu sur les espaces, ceux qu’on voit en direct et ceux qu’on voit recréés à l’écran. Ces croisements prennent toujours sens, et Castorf reste fidèle à lui-même : encore plus pour répondre à son Ex-Volksbühne où il ne s’est pas passé grand-chose depuis qu’il est parti, il affirme fièrement sa propre éternité, « tel qu’en lui-même enfin » avec un public où il y avait beaucoup de jeunes trentenaires, signe que ce théâtre reste actuel et parle aux nouvelles générations (c’était aussi souvent le cas à la Volksbühne) contrairement à ce que certains imbéciles ignorants colportent.
C’est effectivement un théâtre discursif, difficile, un théâtre d’images, stupéfiantes (l’utilisation de la vidéo est encore virtuose), mais un théâtre de texte, qui fait méditer, qui fait lire, qui fait que le rideau baissé ne clôt rien, amis ouvre d’autres perspectives, un théâtre qui fait se croiser les textes, un théâtre de rencontre et de culture, un théâtre qui n’est pas simple flaque, mais flaque d’éternité, comme dit Rimbaud. Ce théâtre-là est pure poésie, au sens de ποίησις, ce qu’on crée, pure création, pure construction et en aucun cas consommation.
Alors le poète construit un monde, où les Thénardier le couple maudit sont des horreurs presque sympathiques (la Thénardier de la jeune Stefanie Reinsperger, nouvelle chez Castorf, est stupéfiante de vérité, la seule applaudie à scène ouverte, ou son mari, presque clownesque – Aljoscha Stadelmann). Les jeunes femmes, Fantine, Cosette, Eponine sont presque en regard interchangeables dans la fraicheur de leur souffrance : elles sont les victimes, comme le sont Thelma Buabeng et Abdoul Kader Traoré habituels chez Castorf qui portent les discours sur l’esclavage (Traoré parle en français, langue de la colonisation).
Certes, on pourra souligner (et reprocher ?) que toutes les obsessions de Castorf sont là : mais sont-ce des obsessions que de montrer un monde qui ne change pas, où la misère sert de marchepied aux petits arrangements, où les révoltes de la pauvreté sont réprimées dans le sang (La Commune), où les mêmes triomphent toujours. Oui nous sommes au Berliner Ensemble, au temple du théâtre épique, qui nous montre simplement le monde tel qu’il va, dans le même discours que celui qui inondait le Ring Wagnérien à Bayreuth.
Et puis, il y a ces moments sublimes de théâtre authentique, de théâtralité du cinéma, ou de théâtre pur au prisme de l’écran, comme cette longue scène des égouts où tous les personnages défilent comme des animaux d’un même zoo, dévoré par le ventre de Paris, de ce Paris monstrueux qui digère tout, qui ne fait presque plus de différence entre les personnages, où la caméra fabuleuse de Jens Crull et Andreas Deinert nous entraîne dans les dessous du théâtre, le ventre du théâtre comme le ventre de la ville, le lieu caché où tout se fait, le monde de la machinerie comme le monde des machinistes, le monde du prolétariat théâtral étourdissant, qui devient métaphore lui aussi, parce que le théâtre est monde, de bas en haut, sous la lumière comme dans les dessous : bien sûr le spectateur pourra dire comme certains imbéciles à Avignon « ah, on n’est pas au cinéma quand même ! », mais ce cinéma-là, c’est évidemment du pur théâtre, outil de pure représentation, qui grouille et qui vit, et qui donne à la représentation un incroyable relief, qui nous permet de dire : Castorf est hugolien. C’est bien une légende du siècle qui nous est ici servie.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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