Auditorium de Radio France, le 22 septembre 2017

Beethoven, Grande Fugue pour quatuor à cordes en si bémol majeur, op. 133
Bartok, Concerto pour violon n°1, sz.36, op. posth

Beethoven, Symphonie n°3 en mi bémol majeur, op. 55

Cécile Agator, 1er violon, Pascal Oddon, 2e violon, Marc Desmons, alto, Jérôme Pinget, violoncelle

Vilde Frang, violon

Orchestre Philharmonique de Radio France
Mikko Franck, direction

Auditorium de Radio-France, le 22 septembre 2017

Les juges de paix du répertoire se succèdent à une densité croissante dans les programme de Mikko Franck depuis sa prise de fonction, en particulier depuis la saison dernière. Il y avait eu le Chant de la Terre, la 1ère Symphonie de Brahms, La Mer, Le Sacre la semaine précédant ce concert, et maintenant l’Héroïque. Si l’on y ajoute la 5e de Prokofiev et les 2e, 5e et 7e de Sibelius, se dessine une exploration dont le mélange d’ambition et de précocité évoque le jeune Bernstein. A l’heure où les jeunes loups de la baguette s’empressent de diriger tout Mahler (ou de se spécialiser dans le contemporain ou dans le baroque et le classique sur instrument d’époque), la démarche comme telle épate par sa fraîcheur et son aspect intemporel. Et même quand le résultat a un goût d’inachevé comme ici, les promesses y sont évidentes.

 

Avant ce nouveau crash-test, ce sont quatre membres de l’orchestre qui inauguraient une idée qui sera creusée encore au cours de la programmation du Philhar : jouer de la musique de chambre en ouverture du concert. La démarche inspire la sympathie et l’encouragement. Non parce qu’il s’agit de mettre des anonymes à l’honneur, mais parce qu’est renforcée la possibilité qu’on les écoute, eux, et le répertoire qu’ils proposent. L’enjeu mérite qu’on s’y arrête. Paris est une, sinon la capitale mondiale de la musique symphonique, mais y écouter de la musique de chambre dans de bonnes conditions, du quatuor en particulier, reste bien plus difficile que dans d’autres grandes cités.  Une conséquence de ce déséquilibre est la spécialisation évidente, et dommageable des publics, et le fait qu’il y ait peu de chances que les abonnés ou simples récurrents des soirées orchestrales entendent la Grande Fugue sans qu’on la leur amène. En ce sens, et si les traditionnels week-end de Radio France incluant des propositions chambristes ont le mérite d’exister, cette démarche produit immédiatement un résultat plus probant, par le seul fait de mettre 1200 personnes face à l’œuvre, dans un contexte certainement plus favorable par sa relative solennité qu’un samedi après-midi dans un studio 104 clairsemé.

Les protagonistes mettent à profit cet environnement favorable. Leur entame est certes ambiguë : au contraire d’une habitude de strict respect du texte, le quatuor attaque la pièce sur un mezzo forte troublant, qui fait craindre un instant une exécution sur la pointe des pieds. Il se peut que les musiciens aient tenu compte de la contrainte acoustique (et s’ils l’ont fait involontairement, le résultat demeure) : l’Auditorium de RF n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, favorable à la chaleur et à la respiration des cordes, d’autant moins en formation de chambre. Les dynamiques perçues sont plus que limitées dans ces conditions, et ce qui importe sont donc les dynamiques relatives. De fait, les relations dynamiques, qui dans la présentation des idées successives de la Grande Fugue font entièrement partie de l’appareil rhétorique et logique, sont préservées avec rigueur jusqu’à l’arrivée du sujet principal. L’intensité semble manquer mais la tension est bel et bien là. Le premier développement peut lui aussi paraître un peu sage, mais a d’indéniables vertus de concentration, de stabilité et surtout (c’est généralement là que le bât blesse) d’équilibre polyphonique, entre les violons en particulier. L’élément sauvage est apporté principalement par le violoncelle de Jérôme Pinget, qui se meut avec une liberté et un engagement faisant parfois vivre le quatuor dangereusement, mais au moins le fait vivre, à coup sûr, et de bon cœur (dans une église ou Salle Cortot, l’impact aurait été tout autre). La section en bémol présente les mêmes qualités, et la sorte de froideur de l’acoustique, d’une façon paradoxale, à force d’épurer le son, donne du caractère aux cantus firmus.

 

La section bâtie sur le sujet en trille est remarquablement menée d’un bout à l’autre, et les musiciens paraissent y gagner en liberté sans perdre en rigueur : dans cette page qui est sans doute la plus lyrique et émouvante de la partition, l’interprétation de ce quatuor d’un jour atteint une certaine grandeur. L’emballement discursif qui suit manque sans doute de force, au sens premier du terme, et l’acoustique n’y aide pas. Les récapitulations transitoires préparant le coda sont propres mais paraissent parfois hésiter, tandis que la coda proprement dite est, elle, admirablement conduite par le premier violon. La chose est rare et mérite d’être saluée : on a vu bien des primarius d’ensembles réputés donner ici dans l’approximation et manquer la précision, la pureté de phrasé nécessaires au couronnement de l’œuvre. Il est vrai que Cécile Agator, chef d’attaque des seconds violons du Philhar, est à ses heures primarius de son propre quatuor (Capriccio). La réussite musicale fait honneur à l’audace de la proposition, et pour cette première ambitieuse, y parvient sans recherche artificielle des clichés interprétatifs usuels : ni le côté mastoc, ni la course échevelée postulant que le public entend surtout des fausses notes de toute façon, ce qui demeure plus vrai que jamais, il faut bien le reconnaître. Mais on peut espérer que, dans un recoin de l’auditorium, un jeune ou un moins jeune a tiré profit de l’opportunité peu courante d’entendre, en direct peut-être pour la première fois, et la Grande Fugue et l’Héroïque dans une même soirée.

 

 

Il était bienvenu d’entendre le premier concerto de Bartók, qui mérite mieux que les miettes que lui laisse dans le circuit symphonique son imposant successeur. L’œuvre est certainement plus difficile à défendre que ce que sa transparence de construction et d’orchestration laisse entendre, précisément parce qu’elle met non seulement la technique, mais surtout l’expression du soliste à nu, en plus (comme dans tout Bartók) des pupitres de chaque groupe. Sur ce plan, on regrette certains légers excès de vibrato et une élocution un peu traînante du violon de Vilde Frang dans le premier mouvement, mais ce sont les petites réserves qui séparent un excellent interprète de Bartók d’un autre qui en manie la langue maternelle dans sa musique, et qui rendent, a fortiori dans cet hybride du style propre encore en maturation du compositeur et de mélismes post-romantiques, où la difficulté est augmentée par rapport à l’accent immédiat des œuvres plus tardives. L’orchestre, concentré et précis, participe pleinement au discours et Mikko Franck évite le piège de l’écrin statique. Le II est pleinement convaincant en ce que la virtuosité y sonne avec une facture classique et détendue, prolongeant avec naturel le récit amoureux. Frang y assoit sa solidité qui se mesure sans peine aux plus hauts standards du circuit virtuose. Elle révèle un supplément de personnalité qui ne m’avait pas frappé lors de sa première apparition avec les mêmes partenaires, dans le Korngold il y a deux ans. Au diapason de l’esprit général de ce concert, le tapage et l’esbroufe son bannis de ce jeu qui aspire à l’évidence de ton. La sonorité tirée de son Vuillaume a une belle homogénéité et, dans les conditions peu flatteuses de la salle, suggère une rare chaleur. Le sostenuto central du mouvement, dont l’intelligibilité expressive ne se donne certainement pas à n’importe qui, est nettement le point fort de cette exécution, tant grâce aux solistes du Philhar qu’à l’intuition du style parlando du passage par Frang.

Le concerto était enregistré la veille du concert, et l’on peut supposer que le temps de répétition consacré à l’Héroïque en a pâti. Que ce soit vrai ou pas, cette exécution laisse un sentiment mitigé, quoi que positif quant à l’essentiel : la vision de l’œuvre et la conception générale de la direction d’orchestre qui, comme rarement ici, est mise en lumière par Franck. La réserve principale est ici, une fois n’est pas coutume, le fait de l’orchestre, pris dans sa globalité. Si aucun des pupitres ne démérite franchement, aucun n’est vraiment à la hauteur des événements dans le premier mouvement, et les choses ne vont que partiellement en s’améliorant par la suite. Les violons, malgré le retour à leur tête de Sveltin Roussev, manquent de discipline et d’homogénéité, à l’image de chacune des progressions de croches staccato au sein de l’exposition (jouée avec reprise). Les longs traits mélodiques en trémolos manquent de corps, les bois de franchise en presque tous les endroits. Même la flûte de Thomas Prévost, d’ordinaire distinguée et volubile, ne conduit pas vraiment ses phrases (y compris dans la chaconne). Le hautbois d’Olivier Doise, la clarinette de Jérôme Voisin sont bien timorés aussi, y compris et surtout dans la marche funèbre.L'édification du développement, notamment à partir du fugato, a l'intelligence de la patience, mais pâtit d'un manque d'impact physique de l'orchestre. Malgré l’évidente clarté de conception de Franck, qui ici autant que dans son exemplaire 1ère de Brahms, donne par ailleurs une leçon d’économie gestuelle : suivant sa propre profession de foi, pas un geste pour le public, pas une concession au dessin de phrasé dans l’air. Mais une générosité de battue et une incitation aux phrasés francs et simples, à chaque instants. Et, on le devine plus qu'on le voit, un souci de la menée à terme des phrases, notamment dans la cathédrale contrapuntique de la coda, où perce le désir de grand style, celui obtenu par sens de la mesure et de la patience. Seule la réalisation technique n’est pas tout à fait au niveau.

Les choses prennent un tour plus séduisant à partir de la fugue de la marche(l'exposé pêchant encore par approximations instrumentales), qui évite avec soin les pièges poncifs des modes interprétatives récentes. Franck veille à hiérarchiser ses entrées de sorte à conduire les énonces stratégiques du sujet à terme, plutôt que de faire ressortir chaque début de sujet et de contre-sujet. Le choix s’avère payant en force rythmique et en profondeur d’expression. La suite est encore plus réussie, avec une progression bien construite à partir de l’appel de basses en la bémol, auquel le chef refuse intelligemment l’effet dynamique exagéré pour mieux faire surgir une tension inquiète, et ménager la possibilité d’un vrai crescendo. La récapitulation et les délicates digressions finales sont idéalement conduites, avec une attention portée à la continuité rythmique et au refus de l’épisodique. Tout procède avec logique et nécessité. Le scherzo est conduit dans un même esprit de saine simplicité, mais l’orchestre y retombe dans ses travers prosaïque du soir. Le finale sera nettement plus convaincant. Il s’ouvre par une étonnante théâtralisation (luftpause après le trait introductif, thème exposé très lentement, la première variation ramenant progressivement le tempo principal) que je n’avais plus entendu depuis l’exécution si marquante (en orchestration Mahler) offerte par Jurowski et le LPO aux Champs-Élysées en 2010. Une fois installé dans un tempo de croisière médian (voire lent rapporté à la norme échevelée actuelle), Franck se montre maître de la tension par cumul sans concession rythmique à l’excitation passagère : on sent déjà l’anti-Rattle, mais aussi l’anti-Thielemann dans cette manière à la fois austère et pleine de bienveillance, concentrée uniquement sur le principal, le pas, le ton et le battement de long terme, qui crée un cadre strict dans lequel les musiciens, enfin un peu libérés, peuvent s’exprimer avec une respiration naturelle (même si la petite harmonie joue encore bien trop en-dedans). La grande progression finale vers l'andante précédant la coda est spécialement exemplaire de force motrice et cumulative.

Il faut espérer que sous cette baguette qu’on sent déjà plus personnelle et mûre que celle de Salonen dans cette musique (dont l’Héroïque donnée l’an dernier avec le Philharmonia ne manquait certes pas d’allure, mais à la virtuosité tournant parfois à vide ) ce répertoire soit davantage ré-exploré par le Philhar, qui l’a ces dernières années trop réservé à des chefs baroqueux sans que cela ne s’intègre dans une démarche esthétique globale. Ce genre de greffes fonctionne rarement. Elle est peut-être la cause de la relative confusion stylistique régnant au sein des violons qui n’ont pas toujours l’air de savoir s’ils doivent vibrer un peu, beaucoup ou pas du tout, jouer des coups d’archet courts ou longs, etc, de sorte que chacun cherche son propre compromis avec son voisin. Le Philhar est un orchestre moderne, et même, un orchestre moderniste, qui n’est pas adapté à une logique de reconstitution, mais qui a vocation à jouer Beethoven (et Haydn, et Mozart et Schubert) aux côtés de Wagner, Stravinsky ou Boulez, avec les mêmes instruments, et une technique convenant à ces instruments. Cet état d’esprit, qui ferait pleinement jouer au Philhar la confrontation avec les phalanges les plus prestigieuses du circuit mondial (où l’orchestre est encore trop assimilé à la musique française et au répertoire du XXe siècle), est encore à reconquérir. Sur le plan des intentions de direction, ce qu’a montré Franck ici fait espérer une telle réorientation. On n’avait peut-être plus vu à Paris ces dernières années un chef montrer aussi clairement où il allait dans l’Héroïque, et aller autant vers cette manière classique au sens noble du terme, depuis un certain Marek Janowski, l’homme qui a fait du Philhar la formation tout-terrain de très haut niveau qu’il est.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : © Marco Borggreve (Vilde Frang)

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