Karol Szymanowski (1882–1937)
Le Roi Roger (Król Roger) (1926)
Opéra en trois actes
Livret de Jarosław Iwaszkiewicz

Roi Roger : Lukasz Golinski
Rossana : Lauren Fagan
Le berger : Edgaras Montvidas
L’archevêque : Marco Spotti
La diaconesse : Helena Rasker
Edrisi : Kurt Azesberger

Orchestre, Choeur e Choeur d’enfants de l'Accademia Nazionale di Santa Cecilia
Directeur musical : Antonio Pappano
Chef des choeurs : Ciro Visco
Mise en scène en direct et projections video : MASBEDO

 

 

Roma, Auditorium Parco della Musica, sala Santa Cecilia 9 octobre 2017

Exécution en version concertante dirigée par Antonio Pappano, dans laquelle paradoxalement les vidéos qui auraient dû être une simple illustration, cherchent à devenir protagonistes.

Traduction de l'italien de Guy Cherqui

Karol Szymanowski a commencé la composition du Roi Roger – son seul opéra- en 1918 mais la première représentation à Varsovie n’a eu lieu qu’en 1926, après un long (et complexe) travail avec son librettiste Jaroslaw Iwaszkiewicz. L’accueil ne fut pas vraiment enthousiaste. En revanche le succès à Prague en 1932 fut important, mais sans conséquences sur le destin immédiat de l’œuvre, sans doute aussi à cause des temps troublés qui arrivaient. C’est ainsi qu’il a fallu attendre la fin de la guerre pour voir Le Roi Roger de nouveau à la scène, en 1949 à Palerme. En moins un siècle on compte à peine une vingtaine de productions, avec une intensification ces dernières années, ce qui laisse espérer que l’on s’aperçoive finalement que cet unique opéra de Szymanowski non seulement est important pour la musique du XXème siècle, mais que c’est tout simplement de la belle musique : j’utilise à dessein un mot mis au ban de l’esthétique contemporaine, parce que cette œuvre est belle avant tout, que le compositeur polonais y recherche la plus grande élégance, en cohérence avec la préciosité qui caractérisait quelques domaines artistiques des années vingt. L’autre élément qui y joue un rôle important – peut-être encore plus important- est le symbolisme. Ce symbolisme n’appartient plus à notre époque contemporaine, ce qui fit dire à un critique à l’occasion d’une reprise ultérieure à Palerme que Le Roi Roger était « anachronique ». il avait parfaitement raison, pourvu qu’on ne donnât pas à un jugement de ce genre la connotation négative qu’il avait à cette époque quand pour la critique militante être anachronique était  une erreur impardonnable, alors qu’aujourd’hui non seulement c’est toléré, mais c’est même devenu une qualité, qui indique comment une œuvre d’art fait référence à des valeurs et un sens qui se placent au-delà des va et vient continus des modes. L’anachronisme ne représente plus un problème, même pour le spectateur moyen d’aujourd’hui, habitué à des musiques de siècles, styles et pays divers, et donc préparé à se confronter à une œuvre éloignée de ses références culturelles immédiates, comme en témoignent les applaudissements des plus de 2000 spectateurs de chacune des trois exécutions du Roi Roger qui ont inauguré la saison de l’ Accademia Nazionale di Santa Cecilia en collaboration avec RomaEuropa.

Et pourtant ce n’est pas une œuvre facile. L’aspect plus directement appréciable par l’auditeur en est la splendide composition orchestrale qui sert d’écrin aux voix comme un tissu oriental précieux et doux taché de couleurs. Szymanowski y déploie toute ses connaissances des secrets de l’art de l’orchestration, qui peut rappeler Debussy, et plus encore Ravel. Avec ses coups de pinceaux délicats et changeants, ou bien Scriabine, pour l’alternance de flamboyances et de sonorités diaphanes ainsi que pour le chromatisme extrême, tantôt tourmenté, tantôt extatique.
L’orchestre est indiscutablement un protagoniste de l’opéra – dans bien des passages le protagoniste absolu – mais il n’est presque jamais utilisé par Szymanowski dans un but expressif, mais plutôt comme le ciel doré d’une mosaïque byzantine, dont les reflets brillants entourent les figures en les isolant sans qu’entre le fond et les figures ne s’instaure une relation directe.
Si l’on apprécie immédiatement la qualité suprême de l’orchestration, bien plus difficile à pénétrer pour l’auditeur est en revanche le symbolisme du livret de Jaroslaw Iwaszkiewicz sur lequel le compositeur est intervenu si amplement, qu’il en a été considéré le co-auteur. On a beaucoup discuté et on continue à discuter de la signification de cet opéra. La critique s’est demandée si le berger n’était pas en réalité Dionysos (ça en réalité c’est assez clair) et si il y a des analogies secrètes entre le berger/Dionysos et le Christ (le compositeur lui-même en parle dans une lettre), s’il y a des références autobiographiques à l’homosexualité (ça aussi c’est assez clair, même s’il s’agit de signes plus que discrets, parce que l’argument était alors tabou : y voir une apologie de l’homosexualité pourrait être vraiment hasardeux). Il y a bien d’autres éléments obscurs, mais c’est là l’essence du symbolisme, qui par sa nature est indéterminé et insaisissable, suggère sans affirmer, laisse libre d’interpréter ses suggestions : l’unique interprétation erronée serait celle qui serait univoque.
Szymanowski aurait voulu définir Le Roi Roger un Mystère, comme une représentation médiévale sacrée (Scriabine aussi en commença un : autre lien entre le compositeur polonais et le russe) et cela fait comprendre qu’il n’avait pas en tête au départ une représentation scénique traditionnelle. Et ainsi ce n’était pas incompatible avec une représentation dans l’auditorium où en général les opéras sont exécutés en version de concert ou dans une réalisation scénique a minima.
Dans le cas présent on a essayé de faire quelque chose de plus en s’adressant à MASBEDO, un acronyme qui réunit Niccolo’ Massazza et Iacopo Bedogni, dont les vidéos, en partie tournées auparavant et en partie en direct étaient projetées sur un grand écran au-dessus des exécutants et s’imposaient encore plus à l’attention que la plus invasive des mises en scène contemporaines. Au début les images qui reproduisent une mosaïque dorée sont très suggestives pendant que les voix du chœur d ‘hommes et des enfants dispersés dans la salle entonnent un chant liturgique byzantin : exactement ce que Szymanowski demandait dans les didascalies. Puis MASBEDO fait fausse route. Bientôt la mosaïque disparaît et apparaît sur l’écran la poitrine glabre d'une jeune garçon sur laquelle sont tatoués les mêmes saints que ceux qui entourent le Christ dans la mosaïque. Il s’agit peut-être de Roger et veut-on ainsi indiquer comment en lui se conjuguent et se confondent religion et sensualité ?
Le spectateur est ainsi contraint de résoudre une série ininterrompue d’énigmes de ce type, à condition que les images ne dérangent pas ou ne soient pas sans intérêt. Dans de telles conditions suivre le fil de la musique devenait difficile et la solution la plus juste aurait pu être de fermer les yeux et suivre l’exécution musicale, d’un niveau de perfection auquel il est pratiquement impossible de prétendre dans un théâtre.
Antonio Pappano évidemment aime cet opéra et le connaît bien  – c’est en effet l’un des rares à l’avoir dirigé à plus d’une occasion, la précédente au Royal Opera House de Londres – et arrive à un double résultat que semblerait impossible : il obtient de l’orchestre des sonorités souples et iridescentes même dans le fortissimo et dans le déchainement orgiaque, et donne une substantielle unité aux divers éléments stylistiques mis en jeu par Szymanowski qui alterne des raffinements impressionnistes et des danses populaires, expressionisme et orientalisme. Magnifique la réponse de l’orchestre et du chœur de  l’Accademia di Santa Cecilia, ce dernier préparé par Ciro Visco. Le baryton Lukasz Golinski interprète le Roi Roger avec une vocalité contrôlée y compris dans les passages les plus forts, ceux où s’expriment les doutes et les tourments du personnage, qui à la fin trouvent leur solution dans son choix en faveur du soleil et donc d’Apollon. L’autre protagoniste, le berger, est le ténor Edgaras Montvidas, qui navigue d’une manière sûre dans la tessiture aiguë difficile du personnage, tout en s’exprimant avec une voix suffisamment forte pour dominer un orchestre extrême. À côté de Roger un second ténor bien différent, le conseiller Edrisi, sage et tranquille, bien rendu par la voix esperte de Kurt Azesberger. Laura Fagan, jeune soprano qui n’avait jamais eu jusque-là d’engagement aussi important, affronte le rôle de Rossana et introduit une note féminine dans un opéra tout au masculin.
Marco Spotti qui donne sa voix de basse solide, sombre, imposante à l’Archevêque et le contralto Helena Rasker dans le petit rôle de la Diaconesse complètent une distribution impeccable.

 

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Mauro Mariani
Mauro Mariani a écrit pour des périodiques musicaux italiens, espagnols, français et allemands, il collabore pour des articles ou des conférences avec des théâtres et orchestres italiens importants comme l’Opéra de Rome, l’Accademia di Santa Cecilia, le Maggio Musicale Fiorentino, La Fenice à Venise, le Teatro Real de Madrid. En 1984 il a publié un livre sur Verdi. Jusqu’en 2016, il a enseigné Histoire de la musique, Esthétique musicale et Histoire et méthodes de la critique musicale au Conservatoire « Santa Cecilia » de Rome.

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