Wolfgang Rihm (*1952)
IN-SCHRIFT
Anton Bruckner (1824–1896)
Symphonie n° 9 en ré mineur WAB 109
. Feierlich misterioso
. Scherzo, bewegt, lebhaft – trio. Schnell
. Adagio. langsam. Feierlich
Royal Concertgebouw Orchestra
Daniele Gatti, direction musicale
Lucerne Festival-KKL Luzern, 4 septembre 2017

Traditionnellement, le Royal Concertgebouw Orchestra part en tournée de fin d’été et passe à Lucerne, la salle qui sans doute se rapproche le plus des conditions acoustiques de leur salle mythique d’Amsterdam. Il y a quelques années (2013), l’exécution à Lucerne d’une 9ème de Mahler avait sans doute décidé ensuite l’orchestre à choisir Daniele Gatti comme successeur du grand Mariss Jansons. Cette 9ème de Bruckner leur confirmera sans doute qu’ils n’ont pas eu tort. Il se passe toujours quelque chose à Lucerne.

Il y a toujours une difficulté à composer un programme qui convienne à côté de la Neuvième de Bruckner, insuffisamment longue pour faire programme à elle seule (au contraire de la Neuvième de Mahler) ; dans cette même salle, pour son dernier programme, Claudio Abbado avait lié les deux inachevées, Schubert et Bruckner, avec une signification très directe reliée à l’état du chef.
Daniele Gatti a proposé un programme qui sans le vouloir, est lié à Claudio Abbado, parce que In Schrift, de Wolfgang Rihm est la première œuvre qu’il ait dirigé dans la nouvelle salle du KKL (avec les berlinois), et la Neuvième de Bruckner la dernière (avec le LFO).

Cette proposition de programme convenait parfaitement : les 20 minutes hypertendues et presque éprouvantes (mais en un sens positif) de In Schrift ont permis de mettre l’âme en alerte, comme un arc bandé, avant l’incroyable Neuvième qui suivit qui la mit comme en élévation, ce qui est bien naturel, puisque l'oeuvre est dédiée à Dieu.
La liaison des deux œuvres est intéressante, et doit être liée à la question de l’espace et de l’architecture, c’est pourquoi Lucerne est LE lieu idéal pour ce programme.
In-Schrift (jeu sur Inschrift : inscription) a été créé en 1995 dans et pour  la Basilique Saint-Marc de Venise en référence à une expérience de Gabrieli 400 ans auparavant pour écrire une musique qui s’inscrive dans les particularités de l’architecture. En tenant compte des espaces, des coupoles et des absides, Wolfgang Rihm écrit une pièce qui est en soi architecture, et expérience sonore de l’architecture, avec ses échos et ses renvois, ses reflets. Ce n’est évidemment pas un hasard qu’Abbado ait choisi In-Schrift pour une des pièces du concert inaugural du KKL de Jean Nouvel en 1998. Il s’agit là-aussi de célébrer une architecture conçue par référence aux grands espaces verticaux des cathédrales. La salle de Lucerne est élévation, avec son orgue qui écrase vers lequel l’œil fatalement s’élève dans une mise en valeur théâtrale comme dans les églises ou les cathédrales, et son plafond en forme de ciel étoilé, comme dans les tombes étrusques ou égyptiennes appelle aux espaces infinis et presque immatériels. L’élévation, le rappel des espaces ecclésiaux est l’une des clefs de lecture de cette salle. In-Schrift, créé pour Saint-Marc à Venise trois ans auparavant, ne pouvait que convenir, manière d’inscrire ce son-là dans cet espace-là.

Ainsi donc, l’élévation sonore de In-Scrift, expérience profane de l’expansion du son, répond dans ce programme à l’élévation mystique voulue dans sa 9ème Symphonie par Bruckner, dans le même espace, presque conçu comme métaphore d’une cathédrale, cathédrale de la musique pour le spectateur, cathédrale de l’élévation vers Dieu pour le compositeur.
In-Schrift est une expérience de la limite pour l’oreille, ouvert par des cloches (l’église !) et continuée par des flûtes qui jouent en continu un Fa dièse. Éiiminant les cordes hautes, Rihm confie les sourdines en continu aux contrebasses et violoncelles fabuleux du Concertgebouw, et l’orchestre est exclusivement composé sinon des bois, des cuivres et des percussions qui s’échangent tour à tour la voix soliste ou la phrase musicale avec un incroyable relief . La musique contemporaine est une excellente didactique de l’orchestre, des jeux sonores, des échos instrumentaux, un excellent entraînement de l'oreille à la lecture sonore : à des niveaux de volume divers, avec des moments à la limite du tenable (les flûtes et le piccolo), d’autres moments incroyablement spectaculaires (l’ensemble des percussions !), l'orchestre nous emporte littéralement dans un univers de contrastes dans une sorte d'expérience de l'extrême. Il faut saluer la performance des cuivres, des trombones et des cors en particulier, leur précision, leur justesse et leur sûreté. La perception  du volume, de la modulation sonore, de l’espace dans une salle qui semble avoir été créée pour, fait de ces vingt minutes un moment exceptionnel d’expérience musicale, loin d'être une sorte de prélude apéritif avant le grand moment.
Pour la 9ème de Bruckner, l’orchestre quasiment complet, va nous faire faire une autre expérience de la limite, mais une expérience plus spirituelle que physique (en cela aussi les deux œuvres se répondent) : il s’agit pour Bruckner de rendre compte d’une totalité, la totalité d’une musique et la totalité spirituelle qu’elle véhicule. Une expérience, autant que faire se peut, de la transcendance. Une fois de plus, l’orgue, silencieux et monumental, écrasant de sa hauteur le podium, rappelle que Bruckner était organiste, et que sa musique cherche sans cesse à reproduire les effets que l’orgue, qui par sa forme est élévation, et par son écho sonore dans l’espace ecclésial est aussi métaphore d’une certaine transcendance. Il ne s’agit pas alors d’être flamboyant, d’être décoratif, mais l’écriture elle-même est si foisonnante, si riche, qu’elle ne nécessite qu’une exécution plutôt austère sans recherche de l’effet qui rendrait cette plénitude excessive. Une austérité digne des grandes basiliques romanes.
Daniele Gatti refuse le décoratif et choisit un certain hiératisme monumental pour cette exécution anniversaire (Bruckner est né un 4 septembre, il y a 193 ans), sans rupture. Une exécution d’une incroyable cohérence, y compris dans son scherzo qui annonce tant Stravinski par certains aspects, qu’il attache littéralement au premier mouvement (respectant une notule de Bruckner apparue dans les dernières éditions de la partition), il n’y a entre les deux qu’un très court silence, parce que premier mouvement (Feierlich, misterioso) et scherzo appartiennent au même univers, d’où aussi le choix d’un tempo plus lent, qui rattache aussi le scherzo au troisième mouvement (Adagio. Langsam). Ce que veut montrer Gatti ici, c’est la cohérence, c’est une ambiance unifiée, quelque chose de massif et de solidaire qui fait corps mystique et corps sonore. Il y a là une prise de position qui nous renvoie à des exécutions à la Celibidache ou à la Klemperer, qui refusent le décoratif, et même l’humain (qu’Abbado par sa tendresse au contraire valorisait) : le monumental sonore répond au monumental architectural et se veut métaphore de l’enjeu spirituel de l’œuvre mais aussi de notre petitesse. Et Gatti n’hésite pas à jouer des paradoxes : cette 9ème est tellurique, profondément ancrée dans le sol, dans la terre, et c’est cette terre-matière qui devient Esprit, qui toute entière s’élève dans sa matérialité écrasante et se transfigure en Esprit. Le sentiment d’écrasement est très marqué à la fin de l’exécution, d’une tension insoutenable. Je parle écrasement, je ne parle pas de lourdeur, tant l’orchestre dans sa magnificence est limpide : cette impression de masse est contrebalancée par l’incroyable luminosité du son, magnifiée par l’acoustique du lieu, réverbérante, mais pas trop, jamais sèche, mais jamais trop luxueuse, qui la rend si particulière et si adaptée à ce type de symphonies monumentales. On entend tout, dans une cristalline clarté,  les moindres inflexions des cordes allégées au maximum, les contrebasses, profondes, inquiétantes même, les violoncelles et les altos, pulpeux, et des cordes en général époustouflantes, si présentes et aussi quelquefois si évanescentes, mais surtout, l’ensemble des cuivres et des bois, d’une précision et d’une justesse étourdissantes : y‑a‑t-il au monde des cuivres plus somptueux qui savent moduler jusqu’à l’infime, qui ne sont jamais écrasants mais toujours contrôlés dans la brillance. On les avait écoutés avec une certaine gourmandise dans In-Schrift où ils faisaient merveille, ils achèvent ici de stupéfier, en dialogue avec des bois (hautbois ! basson !) qui par leur cohésion rappellent la petite harmonie des Berlinois. Il y a dans cet orchestre un engagement, une jeunesse, une confiance qui laissent rêveur, tout en restant modeste : c'est un orchestre rigoureux, jamais démonstratif, mais d'une insondable profondeur.  En tous cas, tous semblent avoir trouvé avec Daniele Gatti un vrai dialogue.
Car Gatti, conscient de l’instrument dont il dispose, essaie de l’amener aux limites du possible, expliquant les choses, tentant chaque jour quelque voie nouvelle, ne se répétant jamais parce que chaque concert est un enjeu , et parce qu’il sait pouvoir avec cet orchestre explorer des contrées inconnues. Il en a résulté ce moment exceptionnel, qui a saisi le public, les musiciens et le chef visiblement heureux mais éprouvé.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Crédits photo : © Priska Ketterer / Lucerne Festival

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