JULIETTE, LE COMMENCEMENT

La Cité furieuse

Écrit par Grégoire Aubin, d’à peu près William Shakespeare
Dirigé par Grégoire Aubin et Marceau Deschamps-Ségura
Assistés par Anne-Céline Trambouze

Avec Gabriel Acremant, James Borniche, Margaux Chatelier, Théo Chédeville, Jean Chevalier, Louise Chevillotte, Milena Csergo, Marceau Deschamps-Ségura, Maïa Foucault, Lucie Grunstein, Louise Guillaume, Florent Hu, Jean Joudé, Hugues Jourdain, Kenza Lagnaoui, Pia Lagrange, Jean-Frédéric Lemoues, Joseph Menez, Sipan Mouradian, Asja Nadjar, Solal Perret-Forte, Maroussia Pourpoint, Isis Ravel, Morgane Real, Roxanne Roux, Léa Tissier, Alexiane Torres et Sélim Zahrani

Regard ponctuel Claire Lasne-Darcueil

Direction technique Vincent Détraz
Costumes Valérie Montagu
Régie Dominique Nocereau

 

Création au CNSAD – juillet 2017

Festival d'Avignon, Lycée Saint Joseph, 24 juillet 2017

A l’abri du traditionnel tumulte de la rue des Teinturiers, dans l’enceinte du lycée Saint-Joseph dont la piscine a été provisoirement reconvertie en lounge bar, sous la ramure des arbres à l’ombre salutaire, il y avait foule en fin d’après-midi pour assister à la représentation du projet des élèves du CNSAD intitulée Juliette, le Commencement, accueillie dans la programmation du 71ème  Festival d’Avignon.

Grégoire Aubin et Marceau Deschamps-Ségura

 

 

« On fait du théâtre parce qu’on est en colère»

Ce sont les mots qui achèvent une interview « fictive conduite par une mystérieuse journaliste » et La Cité furieuse, appellation qui désigne la compagnie qui a conçu Juliette, le Commencement. Et c’est bien à un moment de colère par le théâtre que les spectateurs ont assisté. Cueillis par les jeunes comédiens enfiévrés dès l’extérieur du Gymnase du lycée où se déroulait la représentation, le public voit défiler une Jeanne d’Arc tordue de douleur et de rage, recherchant la reine des Fées, Macbeth et Cordélia, jeunes mariés mal assortis, la reine Gertrude au bord de l’hystérie et… Juliette, ouvrière dans la sidérurgie, confrontée à une explosion d’usine. Ce défilé de personnages déchainés, échappés de plusieurs pièces du répertoire shakespearien, précède l’entrée en salle. A l’intérieur, pendant que certains des comédiens esquissent quelques pas de danse sur Love me, please love me, d’autres accueillent le public, lui sourient, le guident dans son installation sur les gradins, oscillant entre le discours de leur personnage et leur propre sens de l’hospitalité.

En effet, ils nous reçoivent dans leur univers. Certes, le plateau est vide. Il laisse justement libre cours à la composition de l’espace dramatique de la pièce. C’est alors que les comédiens vont  entrer à cour, à jardin, par le lointain, monter dans les gradins, s’asseoir dans le public, énoncer dans le champ métafictionnel, des commentaires sur ce qui se déroule en bas. Grégoire Aubin, l’un des deux metteurs en scène, affirme avoir voulu « proposer une expérience scénique puissante, épique, à même de questionner les problématiques majeures de notre société occidentale. » Il souligne que la pièce est « changeante et dynamique, portée par des comédiens et comédiennes engagés et passionnés par le potentiel quasiment infini des arts narratifs. » Le projet, très ambitieux et exigeant pour le dernier temps fort de ces élèves de la section « Jouer et mettre en scène » du CNSAD, se révèle cohérent et lisible par le spectateur « curieux » dont on veut qu’il perçoive des voies pour échapper au chaos et sortir des impasses auxquelles le monde contemporain conduit. Et il y a de la colère devant ce constat.

Le monde de Juliette, le commencement est celui d’une cité où règnent l’iniquité et les abus sociaux. L’épopée, revendiquée par les deux metteurs en scène, prend appui sur les multiples orientations de l’intrigue. Dans un grand foisonnement narratif, on distingue notamment les tensions autour de la succession du Roi qui vient de mourir, la recherche de Titania par Jeanne d’Arc furieuse contre la dernière Fée – formidables Roxanne Roux et Lucie Grunstein – et le soulèvement populaire avec Othello et Juliette à sa tête, luttant contre l’aliénation des êtres par les inégalités de tous ordres. D’autres « fils » partent ensuite de ces trois lignes diégétiques élémentaires, laissant le spectateur rencontrer des personnages hauts en couleurs. Citons par exemple, Iago le rappeur blanc « pas vraiment engagé » ; Bottom voulant jouer et remporter le concours des arts narratifs ; Ariel qui fait vœu de joie permanente afin de panser ses plaies intérieures infligées par la guerre ;  Richard III, l’ultime survivant d’un pays anéanti, assoiffé de vengeance ; Mab, sorcière mettant ses espoirs dans un monde plus juste, privé de toute préoccupation financière. Tous vont et viennent, s’abandonnant souvent à leur propre colère, dans un déchaînement incessant. Celui de leur environnement détraqué, où chacun lutte pour ne pas glisser dans son propre abîme. Du moins pas trop vite. Une fois que tous seront tombés, Juliette pourra alors devenir celle par qui le Commencement advient, ainsi que le titre elliptique le laisse entendre.

Les personnages féminins se distinguent mais l’ensemble de ces figures familières du théâtre de Shakespeare se dressent pour suivre un itinéraire qui les transforme, suivant différentes évolutions. Tous ont le choix – « faire face et combattre » ou bien « accepter et abdiquer » – tous suivent « un grand rite initiatique » et doivent « en ressortir grandi(e)s. » Leur monde en proie à toutes les injustices et à tous les conflits, leur impose l’action qui fera d’eux « des héros, des héroïnes ou des martyrs. »

Dans cette perspective, le parti pris des metteurs en scène est clair : on ne cherche pas le moindre effet cryptographique, pas de « sens caché » derrière des images abstraites ou une herméneutique fumeuse du texte. Grégoire Aubin et Marceau Deschamps-Ségura ont seulement opté pour une simple direction d’acteurs et d’actrices. Le premier d’entre eux précise que « la pièce a été écrite de manière à offrir des rôles d’une égale importance à chaque interprète », ce qui participe également de son originalité. L’écriture s’est essentiellement faite au plateau, proposant « un canevas » dont on perçoit nettement que chacun, chacune l’a étoffé, l’a enrichi de soi. Les inspirations multiples vont de Shakespeare à Victor Hugo, en passant par l’activisme féministe de Valérie Solanas ou encore le cinéma de Christopher Nolan.

Amère, la reine Gertrude, clame catégoriquement : « Moi aussi, petite, j’avais des rêves. Mais on ne peut pas tout avoir ». Comme cette réplique cinglante, la pièce se démarque par sa radicalité. Pas d’esquive dans les choix artistiques effectués. Pas de flou dans la conception du théâtre défendue. Pas de tiédeur dans l’engagement idéologique.

Le résultat est un spectacle rigoureux, dense, physique et colérique, politique et finalement très joyeux. Un authentique « blockbuster » suivant le souhait des metteurs en scène, relevant d’un art populaire où le public a les moyens de retrouver ses marques, de se divertir, de prendre aussi la distance nécessaire pour envisager un horizon différent, réfléchir et apprendre, adopter un autre regard – qui sait ?

Bien entendu, l’axiome placere et docere est connu. Encore faut-il le réactualiser sans maladresse. C’est ce que cette jeunesse engagée très prometteuse semble avoir réussi ici, en célébrant l’irruption du Politique dans l’espace théâtral, en célébrant  aussi l’Art qui apporte le progrès aux Hommes. Et tout cela fait du bien.

 

 

 

 

 

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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