UN JOUR OU L’AUTRE
Compagnie Les Cris du Nombril

Texte : Linda McLean (Ed. Actes Sud Papiers) traduction : Blandine Pélissier, Sarah Vermande

Mise en scène : Blandine Pélissier
Assistante à la mise en scène : Behi Djanati Ataï
Interprétation : André Le Hir, Line Wiblé, Eric Herson-Macarel, Sarah Vermande
Scénographie costumes : So Beau-Blache
Création lumières : Xavier Duthu
Création sonore : Phil Reptil

Création 2016
Théâtre Artéphile – Avignon (84)

Avignon le Off, Théâtre Artéphile le 24 juillet 2017

Après un Festival OFF 2016 marqué par une très bonne programmation, le théâtre Artéphile d’Avignon, après sa troisième année d’existence, réitère cet été. Si l’excellent travail d’Hélène Soulié sur Un Batman dans ta tête avait retenu notre attention l’an passé, c’est Un Jour ou l’autre par la compagnie Les Cris du Nombril qui a suscité notre intérêt lors de cette édition 2017.

Comme la traduction du titre original Any given day, proposée par Blandine Pélissier et Sarah Vermande, Un Jour ou l’autre suggère une alternative. Entre deux moments. Entre deux univers transcrits à la scène pour ce « diptyque » composé de « deux tableaux » présentant « deux mondes différents dont les protagonistes ne se croisent pas et dont la connexion n’apparaît qu’à la toute fin. »

Un jour sans. Premier tableau. Au sein d’un univers urbain ressenti comme étrange et hostile, un couple de déficients mentaux vit reclus dans un logement social. La lumière monte sur leur intérieur. Installée sur une sorte de balançoire, Berta – bouleversante Line Wiblé – oscille doucement d’avant en arrière quand Bill entre. Et les chamailleries commencent. Il se moque d’elle gentiment, l’affublant de surnoms comme « Bécassine » ou « Andouille » tout en lui recommandant pourtant de ne pas « faire sa bécasse ». Leur fragile stabilité repose seulement sur l’exécution des rituels de leur morne existence : la cérémonie du  thé, la préparation et la consommation du pain de mie deviennent obsessionnelles. La perturbation survient du fait qu’il manque justement du pain de mie. L’équilibre rompu, c’est effectivement un jour sans, dans leur vide existentiel.

On s’agite. On s’interroge. On ressasse. La parole tourne à vide et reste sans effet. Quel parti prendre ? Comment surmonter la difficulté ? Car Jackie va venir. Leur nièce, semble le seul et unique lien avec l’Ailleurs extérieur, cette terra incognita qui les terrorise et dont ils s’isolent. Pourtant Berta « fait coucou » à Ellen qui traverse la rue ou à ce garçon dont elle s’étonne qu’il ne lui rende pas son salut amical. Bill lui demande alors de ne surtout pas rester près de la fenêtre.

Le temps passe. Bill ordonne sa vie suivant la course du soleil. Berta craint continuellement que le ciel ne se couvre, que l’obscurité de la nuit vienne. Le pain de mie manque et malgré les biscuits et la sauce tomate, rien ne va. Il faut rompre l’isolement, sortir pour se procurer ce qui fait si cruellement défaut pour la réception hebdomadaire de la nièce.

Un jour sans. La tension monte. Un bruit de verre brisé résonne dans la salle. La vaisselle jonche le sol, le thé est répandu car le plateau est tombé des mains de Berta. Elle hurle. « Taistoitaistoitaistoitaistoitaistoi. »

Bill la plaque au sol, finit par la calmer. L’attaque de panique est passée. Reste le caillou jeté à travers « la nouvelle vitre ». L’hostilité a surgi, la brutalité du dehors les a atteints une fois de plus, sans doute.

Avec une mâle autorité Bill s’adresse à une Berta mal assurée mais énamourée, parfois volontiers roublarde. Il retrouve un morceau de puzzle avec le bleu du ciel. Mais voilà, il fait gris dans ce jour sans. Berta finit par bouder. Elle rabroue Bill quand il dit les choses « comme sa mère ». Peu à peu, elle revient vers lui. « J’ai presque fini de ne pas t’aimer », lui précise-t-elle, avant d’affirmer enthousiaste que « ça va maintenant », qu’ils sont à nouveau « à égalité. »

Un jour sans. On sonne. Nouvelle inquiétude. Nouvelle agitation. D’hésitations en atermoiements, la sonnette se tait. Si c’était Jackie, elle est partie. Il faut la rattraper. Bill sort, laisse Berta. Et noir : l’Effroyable advient.

 

Un jour avec. Deuxième tableau. Dans un bar, entre des tabourets chromés privés d’assises, une femme frotte le sol avec un balai. Un homme derrière le comptoir la regarde. La femme se nomme Jackie et arbore presque insolemment sur son t‑shirt, l’inscription « Be careful, hungry squirrel. » Il faut donc se méfier de l’écureuil affamé. Dave, le patron du bar, qui l’observe, ne semble pas se préoccuper de l’avertissement. Il doit lui transmettr le message que son fils a laissé pour elle. Et c’est au milieu des explications fournies sur les circonstances de cet appel qu’il se révèle dans un souffle. « Tu me plais. » Cependant, la phrase tombe à plat. C’est le moment de livrer le contenu du message du fils. « Aujourd’hui, c’est un jour avec. » Frappée de plein fouet par la phrase transmise, Jackie pleure soudain.

Un jour avec et « ça déborde ». Même si elle dit ne pas savoir ce qu’elle va « en faire », Dave lui conseille de ne pas le « gâcher ». La détente entre eux s’amorce. Les corps commencent à se décontracter. Comme l’approche de Dave reste maladroite, Jackie le rejette mécaniquement et réplique avec rudesse, lui donne des coups de griffe par ses mots. Presque sauvagement, elle le repousse. Les mots sont crus mais on la devine « affamée » d’aller vers l’Autre, sous la lumière jaune des projecteurs découpant l’espace clos du bar.

Dave et Jackie finissent par se livrer l’un à l’autre, grisés par cet échange et le vin qu’ils partagent. On découvre leur itinéraire professionnel, leur vie familiale. On prend la mesure des ecchymoses, des douleurs qu’ils ont cherchés à enfouir dans leurs solitudes respectives, s’en prémunissant grâce à des « automatismes. »

Un jour avec. Comme le dernier remonte à quatre et demi plus tôt pour Jackie, il importe d’en profiter. Afin de le rendre inoubliable, pourquoi ne pas sortir des habitudes, en quittant le quotidien du bar, en suivant peut-être l’idée de Dave qui consiste à rouler jusqu’à la mer, se déshabiller et courir dans l’eau glacée ? A travers le langage non-verbal des corps qui hésitent encore puis se frôlent, on comprend que Jackie cède, qu’elle va suivre Dave dans ce jour avec. Pour qu’ensemble, ils se sentent vivants.

Elle doit seulement prévenir son oncle et sa tante qui l’attendent pour le thé, en ce jour de visite hebdomadaire habituelle, réunissant ainsi les deux tableaux qui constituent la pièce. Elle appelle, laisse un message. Personne n’a décroché. Et noir : Dave et Jackie partent.

 

La mise en scène de Blandine Pélissier, le jeu plein de sensibilité des quatre comédiens, la scénographie et les lumières soulignent avec justesse la singularité du théâtre de Linda Mac Lean, finement traduit en français.

À la croisée du documentaire et du théâtre britannique in-yer-face, la dramaturge originaire de Glasgow n’accuse pas ici la société consumériste et libérale qui génère le déclin du système psychiatrique, l’isolement et plus largement, un individualisme des plus redoutables. Elle interroge plutôt cette évolution et, par son théâtre, fait entendre le murmure déchirant de ces personnages jetés à terre, abîmés dans leurs drames intérieurs. Explorant le champ de la tragédie, ses pièces réactualisent l’essentielle fatalité, et renvoient le spectateur à une réalité qui paraît advenir sans qu’on puisse l’éviter. Un jour ou l’autre.

 

 

 

 

 

 

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
Crédits photo : ©Blandine Pélissier (image mise en avant et intro)
©So Beau Blache
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