Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 31 mai 2017

Mozart, Quintette à cordes n°6 en mi bémol majeur, K.614
Mahler,  Fünf Rückert Lieder (version avec septuor à cordes de Heime Müller, 2017)
Berg,  Sieben Frühe Lieder, op. 7 ; Vier Lieder, op. 2 (version pour voix et quatuor à cordes de Heime Müller, 2014)
R.Strauss,  Metamorphosen (version pour septuor à cordes Rudolf Léopold, 1994)

Yeree Suh, soprano

Wiener Solisten Septett : Rainer Honeck, violon I ; Christoph Koncz ; Tobias Lea, alto I ; Robert Bauerstatter, alto II ; Peter Somodari, violoncelle I ; Raphael Flieder ; violoncelle II : Christoph Wimmer, contrebasse

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 31 mai 2017

175 ans, cela se fête. Et si les Wiener Philharmoniker sont fréquents à Paris, le Septuor Wiener Solisten Septett, formé de musiciens du célèbre orchestre l'est moins. C'était l'occasion de l'entendre le 3& mai dernier au Théâtre des Champs Elysées, dans un programme à dominante viennoise (Mozart, Mahler, Berg) avec une cerise straussienne sur le  gâteau d'anniversaire.

Dans ce superbe programme, c'est à peu près à un crescendo qualitatif que l'on a assisté. Chose sans doute regrettable, car l'ultime quintette à cordes de Mozart, à l'instar des deux premiers et du cinquième, n'a décidément pas la place qu'il mérite sur scène. On peut l'expliquer par l'absence de caractère explicite de drame ou de grandeur, soit le manque de ce qui a fait la popularité des quintettes en ut majeur et en sol mineur. Cette relative bonhommie de ton est d'autant plus déroutante dans une optique sentimentale et biographique que l'oeuvre est l'ultime livrée chambriste du compositeur et que l'on voudrait qu'elle fût autrement pour cette raison. Mais comme pour Schubert, il est vain de penser que le Mozart de la dernière année écrivait en vue de sa fin. Ainsi, Charles Rosen écrivait-il entre autres à son propos – concluant avec son chic coutumier – q'uelle "semble à certains musiciens quelque peu problématique, sans doute parce qu'il lui manque la liberté expressive des autres quintettes, et qu'elle semble concentrer ses richesses. Dans le premier mouvement, seul le début du "second groupe", qui s'étend à loisir, témoigne de la générosité qu'on associe habituellement au nom de Mozart. De même, la complexité contrapuntique du finale et de son climat de franche gaieté ont l'air de se contredire l'un l'autre. Mais ce ne sont des défauts que si on attend de cette œuvre magnifiquement conçue non pas davantage, mais autre chose que ce qu'elle est en mesure d'apporter."

La difficulté interprétative n'en est pas moins réelle une fois évité le piège de l'attente erronée, précisément car le caractère déjà néo-classique (au sens rosenien où le premier, puis le dernier Beethoven sont aussi néo-classiques), rendu manifeste par la reprise de matériaux de plusieurs œuvres de Haydn, suppose d'être rendu d'une manière qui relève de l'hommage à un contemporain, et non du pastiche. Cette forme de naturel dans la révérence, de justesse immédiate de ton qui ne nécessite pas de second degré, de simulacre d'un humour pseudo-haydnien, les Viennois en ont l'intuition certaine. Ce qui empêche d'y goûter la plupart du temps est un niveau de réalisation technique très en-deçà de leur pedigree, cruellement audible dans presque tout le premier mouvement (à cause surtout d'altos complètement faux l'un par rapport à l'autre, obligeant tous leurs partenaires à jouer sur la pointe des pieds pour ne pas en rajouter). Le thème et variations se déploie avec une intonation mieux assurée et les premières variations attestent déjà d'une classe plus évidente, avant que le soufflé ne retombe dans la dernière, à la conduite indécise notamment chez le violon de Rainer Honeck. La suite est plus satisfaisante, le trio du menuet, comme attendu, un morceau sinon de bravoure, au moins de démonstration de savoir-faire artisanal venu de loin. Le finale est tout de même bien sage, non qu'il serait souhaitable de le jouer plus allant qu'un simple allegro, mais que le rebond rythmique n'y est pas inutile, ce qui suppose, notamment de l'alto et du violoncelle,  une façon… moins typiquement viennoise, avec ce vibrato parfois doucereux. Il est permis de penser que celle-ci tire cette écriture vers un ton lissant sa rusticité, ce qui n'est pas lui rendre justice, ni d'ailleurs ne contribue à rendre la densité de son contrepoint. Au total, l’ultime rai de la lumière mozartienne demeure un peu engrisaillé.

Le niveau de fini instrumental et d’assurance discursive fait un net bond dans Mahler. Dans le premier des arrangements d’Heime Müller (violoniste du Quatuor Artemis) proposés ce soir, le septuor viennois propose un fondu de textures extrêmement maîtrisé, qui rend justice à la sobriété d’écriture : l’accent est mis sur l’intelligibilité harmonique et le transcripteur n’a de toute évidence pas cherché à reproduire vainement les saillances d’orchestration, n’hésitant pas à aplanir les plans pour créer un accompagnement correspondant aux aptitudes naturelles de l’ensemble à cordes. On perd bien sûr les aspects populaires ainsi que les grincements – il est clair que le passage de tel appel de trompette ou de basson au violon ou au violoncelle en modifie directement la nature expressive, en général pour en supprimer la distanciation, ou le caractère dolent. L’expérience est en soi passionnante, car la réception passe de l’habillage des notes aux notes mêmes. Sont-elles alors elles-mêmes une autre doctrine ? Dans Blicke mir nicht in die Lieder, d’entrée, c’est ce qui est suggéré. La musique parle autrement, pour ce qui est du domaine instrumental, et c’est une pastorale au charme simple et touchant que l’on entend, sans l’arrière-plan inquiétant voire sardonique qu’y mettent usuellement cuivres et bois. Ich atmet’ ein Linden Duft est ici la haut-lieu du cycle. Il se trouve que c’est le lied dont le profil expressif est le moins altéré en version à cordes (même si les interventions finales de la flûte et de la harpe ne peuvent être recréées), mais c’est surtout la prestation admirable de Yeree Suh et des Viennois qui fascine ici, et rend justice au mieux à l’indication Sehr zart und innig ; langsam. Le soin apporté à l’intonation et à la tenue rythmique, dans un tempo mesuré, est admirable et hypnotique. Um Mitternacht est quant à lui le lied le plus étrange dans un tel arrangement, et pour ainsi dire méconnaissable en son cœur dont les cordes sont normalement absentes, et pour autant le rendu obtenu ici est sans doute le meilleur possible, dans cette musique devenue autre. Curieusement, le passage le plus réussi, et intéressant en tant que déplacement d’aspect, est l’appel final « Macht in deine Hand gegeben ! », dont l’hymne en fanfare résonne d’une manière tout à fait frappante au septuor. Liebst du um Schönheit fonctionne assez bien dans une logique de simple allègement, comme à l’ouverture du cycle, mais repose surtout sur l’engagement subtil et maîtrisé de Suh. Celui-ci manque encore un peu d’intensité, d’incarnation, dans Ich bin der Welt…, dont la finesse versatile du tissu de timbre ne pouvait être rendue : mais au moins évite-t-elle, au diapason de ses sobres et exacts partenaires, toute sucrerie et toute évanescence  malvenues. Cette conclusion ne dépare pas dans ce moment mahlerien d’une beauté originale, forçant un mode d’écoute exotique et stimulant. 

Les onze lieder du premier Berg voient à leur tour leur nature remise en cause, et  demandent à être écoutés différemment. Il est courant d’entendre les 7 Frühe Lieder orchestrés, ou dans le réarrangement mixte pour nonet avec piano de Robert de Leeuw. Il serait intéressant de regarder dans quelle mesure la partition pour quatuor à cordes de Müller se base sur une extraction de celle de de Leeuw. Il semble d’après la seule audition qu’elle soit faible, et c’est heureux. La création lors d’un superbe concert du Quatuor Voce et de Juliane Banse aux Bouffes du Nord en 2013 m’avait déjà impressionné. Il est là encore évident que toute une dimension de fragilité, d’écartèlement rythmique, de caractère parfois tortueux des arpèges, d’acheminement difficile vers la clarté harmonique, passe à l’as, et que c’est donc encore une musique différente. Mais au moins l’articulation avec la ligne vocale conserve-t-elle une cohérence propre – la transcription d’après le seul piano, cas de la Sonate de Berg passée par Müller au sextuor à cordes, étant beaucoup plus affadissante. Comme dans la version de de Leeuw, le gain en naturel correspond à une perte en tension, comme dans le trémolo sur syncopes du sublime passage de Schilflied (« Un ich mein’, ich höre wehen leise deiner Stimme… » qui passé aux cordes devient anodin. Les arpèges du Nachtigall aussi gagnent en fluidité lyrique ce qu’ils perdent du caractère de décomposition d’accords, mais le résultat est d’une beauté saisissante et la légèreté de trait et de phrasé des Solisten appréciable. Yeree Suh, plus proche encore du répertoire dans lequel on l’a vue exceller récemment (Boulez ces trois dernières années et surtout Webern cette année), impressionne par sa souplesse vocale ; son instrument est certes léger, et l’on est habitué à des sopranos dramatiques ici, mais la projection est suffisante et surtout, la diction et la subtilité d’accent très convaincantes. C’est dans Sommertage, et dans l’opus 2, notamment le dernier Mombert (« Warm die Lüfte… »)  que les plus belles réussites interprétatives et d’arrangements se conjuguent pour élever la pratique de ces pages bien rares dans les grandes salles le niveau de concentration qu’elles méritent.

La difficulté posée par la réduction à sept voix des Metamorphosen tient moins à la diminution de la densité qu'à la suppression de la variation de densité – une part essentielle de la tension physique intégrée au discours pensé par Strauss est en effet la propension des textures à passer dans des intervalles très courts, parfois d'une mesure, de 20 à 2 ou 3 instruments sollicités. Le défi est donc considérable pour le septuor, qui outre le fait qu’il a plus de notes à jouer, doit parvenir à habiter le caractère cumulatif de l’architecture sans cette béquille qu’est la dialectique de saturation/aération mise en place par Strauss. La façon dont les Viennois se sortent du piège est tout à fait impressionnante. Leur stratégie semble être d’en garder toujours autant que possible sous la pédale, de créer rapidement le cadre d’une tension fondée sur l’intensité d’écoute, sur une échelle dynamique réservée. A raison ne cèdent-t-ils pas à la tentation expressionniste, dans une partition que cela ne flatte sans doute pas, même dans cette configuration polyphonique plus individualiste. Précisément, le jeu est à chaque instant tourné vers la cohésion de ton, et l’homogénéité sonore. Sans être surjoué, le sérieux du propos confine à une austérité encore plus bienvenue que dans la version originale. Toute flamboyance est bannie au profit d’une décantation qui confère aux petits événements, aux fugaces moments d’abandon, une valeur encore plus grande. Ainsi, l’entame si pudique de la grande section centrale, m. 80, Etwas fliessender ; ou le dialogue en contrepoint tout simple entre premiers violon et violoncelle, appassionato, à partir de la m. 145, ou les poignantes petites gammes du konzertmeister s’efforçant vers la lumière, à partir de la m. 271. Le développement menant au climax juste après met les altos à rude épreuve dans cet environnement asséché, mais ils s’en tirent avec les honneurs, et surtout l’ensemble reste rythmiquement uni sans jamais sacrifier la souplesse de battue. Durant le premier et le dernier tiers (la tripartition est parfaitement dessinée et les transitions expertes), on remarque aussi que la configuration instrumentale rend plus présente, et grave d’expression la contrebasse. Celle, aux pizz aussi fins (joués avec une infime anticipation du temps) que goûteux de Christoph Wimmer, le démontre avec grande classe. L’impression d’ensemble est celle d’une sage apothéose dans l’apaisement de l’ombre, comme si tout le concert avait préparé ce mélange de Tristan et de Capriccio chambristes.

 

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).

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1 COMMENTAIRE

  1. Votre analyse du programme est vraiment très poussée, je dois admettre avoir profité de cette représentation et l'avoir accueillie comme un plaisir simple, sans y mettre autant de réflexion. Pour autant, j'approuve en majeure partie vos commentaires. Les musiciens, s'ils ont lu votre article, doivent être ravis de découvrir qu'ils vous ont inspiré de cette façon !

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