P.I.Tchaïkovski (1840–1893)

La Pucelle d’Orléans (1881) (Орлеанская дева )
Musique et livret de Piotr Ilitch Tchaïkovski
d’après Friedrich von Schiller

 

Orchestre et Chœur du Théâtre Bolchoï de Russie
Tugan Sokhiev, direction

Anna Smirnova, Jeanne d'Arc
Oleg Dolgov, Roi Charles VII
Bogdan Volkov, Raymond
Anna Nechaeva, Agnès Sorel
Andrii Goniukov, Dunois
Stanislav Trofimov, L'Archevêque
Petr Migunov, Thibaut d'Arc
Igor Golovatenko, Lionel
Nikolay Kazanskiy, Bertrand
Andrii Kymach, Le Soldat
Marta Danusevich, L'Ange

17 mars à la Philharmonie de Paris

L’opéra en concert est désormais un genre proliférant : depuis le début de la saison, l’Orfeo, Didon et Enée, Armide, Rodelinda, L’Enlèvement au sérail, le Mariage secret, Fidelio, Hermione, Carmen, Simon Boccanegra, Andrea Chénier… ont figuré à l’affiche. Dans cet inventaire à la Prévert, la Pucelle d’Orléans de Tchaïkovski donnée à la Philharmonie de Paris restera sans conteste l’un des plus brillants joyaux. Composée en 1878–79 dans la foulée de son Eugène Onéguine, l’œuvre est rare, même à la scène. Elaboré par le compositeur lui-même, le livret puise à plusieurs sources, y compris françaises. Mais l’argument principal est tiré de Die Jungfrau von Orléans de Friedrich von Schiller, dont il modifie l’issue : Jeanne meurt bien sur le bûcher, pas sur un champ de bataille. Tchaïkovski révisera l’œuvre en 1882, transposant notamment le rôle principal de la voix de soprano à celle de mezzo.

André Lischké le soulignait justement dans ses notes de programmes : « Tchaïkovski a écrit un grand opéra à la française, où ne manque aucun des éléments qui le définissent : grandes scènes chorales, batailles, défilés, chœur religieux, ballet au deuxième acte, dilemme entre l’amour et le devoir patriotique, et tressage des destinées individuelles avec le devenir collectif ». Ses quatre actes dépassent largement les deux heures et demies. Sa complexité d’écriture (le traitement des scènes chorales et des ensembles) fait sa richesse ; nombreux sont les moments où affleure le Tchaïkovski d’Onéguine, des grands ballets, mais aussi de la 5ème symphonie ou de la « Pathétique ». L’enjeu de l’interprétation est alors de conférer une continuité dramatique à des situations et moments très différenciées (climats, affects), parfois jugés inégaux dès la création en 1881 à Saint-Pétersbourg.

Les tournées de Valery Gergiev et du Mariinski au Théâtre des Champs-Elysées ou au Châtelet étant – déjà – de l’histoire ancienne, c’est le Théâtre Bolchoï de Moscou (solistes, chœur, orchestre) qui a repris sceptre et flambeau sous la baguette de Tugan Sokhiev, son nouveau directeur musical et chef titulaire. La réussite première de ce dernier réside précisément dans l’unité dramatique, la tension théâtrale flamboyante et soutenue, qu’il insuffle à l’exécution. Question de tempérament, bien sûr. Mais aussi, profondément, de culture : Sokhiev est ici dans son élément (on se souvient de ses mémorables Boris Godounov et d’Alexandre Nevski donnés Salle Pleyel, avec les forces de Toulouse) ; sa maîtrise de cette musique et de sa langue, de ses ressorts et de ses affects, ont statut d’évidence. L’exécution, tant orchestrale (étourdissantes séquences de ballets) que chorale (quatre-vingts choristes ; il nous dira avoir donné l’œuvre à Moscou, pour sa prise de fonction, avec rien moins que cent vingt chanteurs !) est d’une discipline impressionnante. La puissance pure, le volume, la projection, ont un ambitus vertigineux – la Philharmonie sature plusieurs fois dans les scènes chorales. Cette intensité physique immédiate, ce melos si habité, n’obèrent pourtant jamais la sensibilité du ton et des couleurs. Cet instinct dramatique signale le vrai chef de fosse, qui respire et fait corps avec ses chanteurs.

Mais cet accomplissement va de pair, et se nourrit, d’une distribution vocale confiée à une véritable troupe à l’ancienne. A‑t‑on oublié, ou feint-on d’oublier, les vertus des troupes ? Les chanteurs ont très souvent suivi les mêmes cursus, ils se connaissent et travaillent ensemble au quotidien. Dans un monde lyrique dominé par des distributions de stars météoriques et pas toujours assorties, il y un plaisir per se à goûter une distribution sans faiblesse, où chaque chanteur possède le vrai format de son rôle. Ensemble, portés par Sokhiev, ils préservent une authentique unité de style, un même naturel de la langue. La mezzo-soprano Anna Smirnova est prodigieuse dans le rôle crucifiant de Jeanne d’Arc. Voix très puissante, phrasés tendus, projection dardée, énergie déployée inépuisable : ce phénomène ne triche jamais. Dans les airs magnifiques des 1er et 2ème actes, on est tenté un instant de trouver son éclat presque trop monolithique ; mais cela résonne avec l’illumination missionnaire, quasi fanatique, du personnage. Elle crée d’emblée une tension avec le personnage du père, Thibaut, incarné dans toute son inquiétante noirceur par le baryton Pyotr Migunov – c’est lui qui trahira et dénoncera sa fille au 3ème acte.

Le ténor Oleg Dolgov se tire avec habileté et une réelle présence vocale du rôle du Roi Charles VII, personnage faible, difficile à rendre consistant – Dolgov y parvient sans jamais forcer le trait. Le couple qu’il forme avec la soprano Anna Nechaeva (Agnès Sorel, voix lyrique et chaleureuse) est très crédible. Outre le père, Thibaut, les autres basses (Andrii Goniukov, Dunois ; Stanislav Trofimov, l’Archevêque, basse profonde mais sans lourdeur) ou baryton-basse (Nikolai Kazansky, Bertrand) possèdent chacun un caractère distinctif – timbre, grain, phrasé – qui évite toute confusion. Le Lionel touchant du baryton Igor Golovatenko est d’une grande justesse psychologique, lui qui est seul capable de fendre l’armure d’airain de Jeanne (duos d’amour des 3e et 4ème actes)… même s’il est parfois délicat de tenir tête à la puissance de Smirnova, laquelle fait évoluer son personnage avec finesse. L’Ange de la soprano Marta Danyusevich révèle un timbre très original, peut-être pas aussi « séraphique » qu’attendu compte-tenu du rôle. Quant au chœur, personnage à part entière, il est très engagé, collectivement envoûtant – on le voit suivre avec complicité les prestations des différents solistes. Le legato pianissimo des basses, tenu sans effort, restera longtemps en mémoire, évoquant les abîmes du chant orthodoxe. Signalons qu’il était disposé immédiatement derrière les musiciens d’orchestre, les solistes étant pour la plupart placés en arc de cercle, surélevés, au niveau des derniers rangs d’orchestre : c’est clairement la meilleure disposition pour les voix à la Philharmonie. Enivrante soirée. Disons-le : on entend rarement à Paris un opéra exécuté avec une telle unité de ton, une telle intensité orgiaque. Vivement que le Bolchoï revienne !

 

 

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