Il Giasone (1649)
de Francesco Cavalli (1602–1676)
Libretto de Giacinto Andrea Cicognini

Direction musicale : Leonardo García Alarcón
Mise en scène : Serena Sinigaglia
Décors et costumes : Ezio Toffolutti
Lumières : Ezio Toffolutti et Simon Trottet

Giasone : Valer Sabadus
Medea : Kristina Hammarström
Isifile / Sole : Kristina Mkhitaryan
Ercole : Alexander Milev*
Besso : Günes Gürle
Egeo : Raúl Giménez
Oreste / Giove : Willard White
Demo / Volano : Migran Agadzhanyan*
Delfa / Eolo : Dominique Visse
Alinda : Mariana Flores
Amore : Mary Feminear*

Cappella Mediterranea
*Membre de la Troupe des jeunes solistes en résidence

Grand-Théâtre de Genève – Opéra des Nations le 28 janvier 2017

Leonardo Garcia Alarcón conduit une „Cavalli Renaissance“ . Après le grand succès d’Elena à Aix en Provence et d’Eliogabalo à Paris (dans la mise en scène de Thomas Jolly) moins convaincant au moins scéniquement, il présente à présent à Genève, l’un des opéras les plus connus du compositeur vénitien, Il Giasone (1649) avant de poursuivre à Aix en Provence par Erismena. 
Six ans après la mort de Monteverdi, et sept ans après L’incoronazione di Poppea (1642) à la composition duquel il participa sans doute, Il Giasone est une œuvre touffue dans la tradition d’un baroque shakespearien, qui allie quelques moments pathétiques et de nombreux moments comiques.

Il Giasone, créé au Teatro San Cassiano de Venise, est l’exemple même d’une œuvre désireuse de séduire un public de Carnaval, la période la plus païenne de l’année, où dans cette Venise en déclin mais toujours immensément riche des XVIIème et XVIIIème, on dépense, on s’amuse, on folâtre. C’est donc d’abord une fête que le théâtre à cette époque, où dans la salle tout est possible, et où le public n’a rien du public d’opéra compassé d’aujourd’hui, et l’opéra réservé à la cour arrive à la ville à Venise depuis à peine une décennie. Aujourd’hui, à l’opéra qui est un lieu sacral, pas question de folâtrer, manger, jouer pendant la musique : cloué dans son fauteuil, le spectateur du XXIème siècle voit donc ce sans doute qu’un spectateur du XVIIème et surtout du XVIIIème ne regardait que par intermittence. Il faudrait qu’un jour on essaie de reproduire ces ambiances festives et désordonnées qui faisaient des théâtres aussi des salles de jeu, et des loges des salons de conversation très rapprochée ou non, où l’on dînait et bavardait, à rideau ouvert ou fermé. Pour capter l’attention, les spectacles à machine, les pièces à transformations, où l’on passait d’un décor à l’autre avec des angelots voletant, et où chaque opéra devait avoir sa scène de tempête, où cela bougeait et tonnait, à la lumière vacillante des chandelles.
Parmi les architectes des machines théâtrales, un nom nous reste, Giacomo Torelli, qui fut appelé à Paris par Mazarin, à qui l’on doit les décors de l’Orfeo de Rossi en 1647. C’est par hommage à Torelli, et par référence à une de ses scénographies (Venere gelosa de Niccolò Enea Bartolini pour le Teatro Novissimo de Venise) que le décor de Ezio Toffolutti (lui-même vénitien) est construit.
Mais la fête baroque est contrainte par la scène de l’Opéra des Nations : une boite, avec peu de dégagements et un dispositif scénique très limité. Le décor sera plus ou moins unique ou ne sera pas. Cela contraint à des solutions mécaniques ou à l’intervention de figurants-machinistes qui déplacent nuages ou arbres. Un décor unique de roches (avec un rocher central en forme de sexe féminin) et de bosquets avec l’essentiel du jeu sur le proscenium, comme à l’époque baroque où pour des questions d’éclairage les chanteurs chantaient sur le devant de la scène.
L’histoire nous renvoie à la légende de Jason et des Argonautes, relatée dans les Pythiques de Pindare, et les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, avec leurs histoires complexes et les strates qui se rajoutent, avec des versions différentes (Ovide évoque la légende dans les Héroïdes). Le livret de Giacinto Andrea Cicognini souligne dans cette histoire un Jason « Volage adorateur de mille objets divers » ((Phèdre Acte II sc.5)) qui va devoir choisir entre Hypsipyle, reine de Lemnos qu’il avait épousée, de qui il a des jumeaux et qu’il a abandonnée pour Médée, reine de Colchide son épouse actuelle, de qui il a eu aussi deux jumeaux. Le metteur en scène, Serena Sinigaglia propose de cette histoire une vision à la fois inspirée du monde du dessin animé ou de la BD, avec un Jason habillé en Corto Maltese, du genre, j’ai une femme (pas seulement) à chaque port,  Amore en combinaison capitonnée, gros putto prêt à intégrer la Cendrillon de Maguy Marin, Hercule (Alexander Milev) aux muscles tout aussi capitonnés, qui ne dédaigne pas quelques mamours avec Jason (l’amour grec…) et une nourrice  jouée par un Dominique Visse(qui joue aussi Eole, dont Jason est descendant) désopilant, jouant de l’état actuel de sa voix en arborant une poitrine de mousse abondante et offerte.
L’entrée d’Egeo costume blanc immaculé, suivi du serviteur Demo (Migran Agadzhanyan) avec valise et mandoline fait vaguement penser à l’entrée d’un Don Giovanni vieilli (Raul Gimenez qui eut son heure de gloire) suivi de son Leporello. Et Sir Willard White, Oreste (pas celui auquel on pense, mais le serviteur d’Hypsipyle) a l’air d’un garde du corps sorti des années folles avec son pistolet dissimulé. Quant à Hypsipyle, elle est accompagnée de jeunes femmes de ces mêmes années dont la jeune Alinda, un rôle très secondaire interprété par la remarquable Mariana Florès, sous distribuée en l’occurrence.
Tout cela est léger, assez agile, mais va un peu dans tous les sens (on allie sans vraie justification le souvenir de Torelli et des machines baroques au monde de la BD ou du cinéma des années 30) accompagne les longueurs de l’œuvre – pourtant réduite à 3h30 sur les 5 initiales : aux jeunes filles années folles accompagnant Hypsipyle répondent les argonautes, soldats – figurants- un peu machinistes (treillis et marcel) emmenés par le fidèle Besso (Günes Gürle), la tempête déchaînée par Giove (Jupiter), magnifique à l’orchestre, fait apparaître des machines (dont celle originale de la Fenice de Venise) à souffler le vent, mais ces allusions à la machinerie baroque prennent place dans un déroulé qui reste assez confus.
Ce qui manque dans ce travail un rien répétitif c’est d’abord une ligne ferme : certes, il y a des moments réussis (la scène du duo Jason/Médée dans les bois par exemple), mais aucune des idées n’est menée jusqu’au bout. Les allusions paillardes ne manquent pas dans une œuvre et on eût pu aller plus loin dans ce sens, mais on aurait pu tout aussi bien jouer la fantasmagorie de manière plus franche, où le lyrisme ou le rêve. On a l’impression que tout s’arrête au seuil de l’intérêt et reste à la surface des choses, par touches légères sans solution de continuité dramaturgique, comme une sorte de « revue » musicale remplie des clichés voulus (Faites l'amour, pas la guerre en image finale) mais sans fil rouge convaincant. Certes, ce n’est pas désagréable, certes, c’est assez fluide, mais c’est aussi un peu ennuyeux et ne fait pas sens, ni dans la reprise archéologique, ni dans l’interprétation moderne, ni dans l’exploitation de la bande dessinée. Jason est Corto Maltese, et puis… ? Rien n’est vraiment exploité, même dans les bonnes idées.

Que Cavalli soit un musicien de grand poids, dont on entend tout ce qu’il doit à Monteverdi, c’est hors de doute ; mais l’opéra à l’époque est d’abord un divertissement de Carnaval, et il est tout aussi évident que Cavalli ici développe et fait un peu de remplissage, avec des personnages inutiles, des moments qui eussent pu être coupés pour une vision dramaturgique plus resserrée. Le choix d’une version (presque) complète (il y a quand même à peu près d'1h30 de coupures) est très respectable, et on pourrait le partager pour découvrir une œuvre, mais alors, il faudrait une mise en scène plus fouillée et plus audacieuse, qui proposât une ligne cohérente en fourmillant d’idées qui puissent tenir en haleine. Rien de cela ici sinon du conforme, du conformisme non dérangeant et assez fade au total.
Il en va tout autrement du point de vue musical, où comme souvent à Genève, on cherche avant tout à mettre en valeur la jeune génération de chanteurs en les faisant côtoyer des valeurs éprouvées, ici Raul Gimenez (à la voix un peu forte qui a perdu un peu de souplesse, même si le timbre reste séduisant) et Willard White (plutôt en forme, dans une salle au volume qui convient à cette voix toujours imposante, bien projetée, et douée d’une diction d’une grande clarté, même si elle a perdu un peu de profondeur). On ne peut que saluer le travail de la jeune troupe en résidence : les trois membres, Mary Feminear, magnifique Amore, voix très bien posée, ronde, puissante, et jeu vif (dans sa combinaison capitonnée), alerte et juste, le jeune Migran Agadzhanyan en Demo, sorte de Leporello un peu perdu, image du valet typique de la comédie moyenne pas très futé, mais plutôt vocalement au point et scéniquement très alerte, et Alexander Milev, un Hercule doué d’une impressionnante voix de basse et d ‘une belle présence (qui ne chante guère qu’en première partie).
Mais les airs les plus convaincants reposent sur les deux rôles féminins principaux, ce qui n’est pas dépourvu de logique, dans la mesure où Jason est contraint de choisir entre les deux. Fort opportunément Cavalli affiche une Médée mezzosoprano, Kristina Hammarström, vêtue initialement de noir dans un costume qui rappelle de loin celui de Callas dans le film de Pasolini, dont la voix reste un peu pâle, manquant quelquefois du mordant qu’on attend du personnage face au lyrisme d’Hypsipyle confiée à la soprano lyrique Kristina Mkhitaryan, tout droit venue du Bolchoï, avec une voix très contrôlée, très expressive et particulièrement émouvante avec une magnifique ligne de chant. C’est sans doute la trouvaille de la soirée, qui remporte un succès public mérité.
Comme toujours Dominique Visse (la nourrice gaillarde Delfa) en fait des tonnes, jouant parfaitement sur l’état actuel de sa voix, tantôt contreténor, tantôt un peu plus ténor, et bien dans le personnage proche d’Arnalta la nourrice de Poppea, dont Cavalli s’est évidemment inspiré.

Quant à Jason, c’est Valer Sabadus, contreténor élégant au format physique plutôt fluet, un Jason diaphane, qui s’oppose à l’Hercule bodybuildé d’Alexander Milev. C’est le séducteur et le héros, comme on l’a dit vêtu comme Corto Maltese, dont il a l’habit mais pas la sûreté ni l’audace ; ce Jason-là qui devrait séduire à tour de bras, reste tout de même scéniquement un peu en retrait, presque une projection des désirs des autres plus qu’un personnage actif. Le chant est bien dominé, précis, avec de magnifiques moments (les duos en particulier) et le personnage semble plus un adolescent timide que le Jason un peu cynique de la légende. Certes, on ne se fie pas à l’eau qui dort. Mais cette eau-là reste reste peu salée. La mise en scène ne joue pas suffisamment sur le contraste entre l’idée du rôle et le physique de l’interprète, et surtout Valer Sabadus, artiste particulièrement intéressant, ne semble pas très à l’aise avec le personnage, habillé comme Corto Maltese, mais qui en est loin dans la manière de gérer le chant et les attitudes. C’est un peu dommage.
Leonardo Garcia Alarcon confirme qu’il est un explorateur très efficace de l’univers de Cavalli. La Capella Meditarranea répond avec précision et vivacité aux sollicitations d’une musique très diversifiée – au point que certains dont le chef lui-même renvoient l’œuvre à ce que serait aujourd’hui le Musical. Jolies percussions, continuo présent et particulièrement en relief, cordes acérées, l’ensemble rend parfaitement justice à une œuvre qui essaie de travailler sur une continuité dramatique, malgré l’hétérogénéité du genre, qui va bientôt évoluer vers la mise en valeur de performances vocales, au mépris du drame. La fluidité dans les changements d’ambiance, dans le passage du burlesque au lyrique et au mélancolique, tout cela est particulièrement bienvenu. C’est l’orchestre qui fait l’unité de l’ensemble et son incontestable qualité. Avec une mise en scène moins « gentille », la soirée eût pu être de celles qui marquent.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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