Rusalka

Conte lyrique en trois actes
d'Antonin Dvořák
Livret de Jaroslav Krapil
Version allemande de Bettina Hartz et Werner Hintze

Direction musicale : Henrik Nánási
Mise en scène : Barrie Kosky
Décor et lumières : Klaus Grünberg
Costumes : Klaus Bruns
Dramaturgie : Bettina Auer
Chef de chœur : David Cavelius

Rusalka : Nadja Mchantaf
Le Prince : Timothy Richards
Ježibaba : Nadine Weissmann
L'esprit du lac : Jens-Erik Aasbø
La princesse étrangère : Karolina Gumos
Le garde chasse : Ivan Turšić
Le garçon de cuisine : Christiane Oertel
Premier esprit des bois : Annika Gerhards
Deuxième esprit des bois : Maria Fiselier
Troisième esprit des bois : Katarzyna Wlodarczyk
Un chasseur : Johannes Dunz
Le fils de Ježibaba : Marcus Wagner

Komische Oper Berlin, 30 octobre 2016

Un conte de fées ? Non, le cauchemar d'une ondine qui désire quitter l'onde pour la terre ferme, amoureuse d'un Prince qui se baigne dans le lac. Mal lui en prend : de désillusion en désillusion, elle restera seule, perdue, abandonnée, ni ondine, ni mortelle. Une mise en scène lacérante d'une rare intelligence signée Barrie Kosky, et une direction musicale de très grand niveau signée Henrik Nánási, avec une Rusalka de tout premier ordre, la jeune Nadja Mchantaf.

 

Rusalka dans Blog du Wanderer :

Rusalka (Lyon 2014) Prod Herheim

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Acte III ©Monika Rittershaus

Reprise d’une production de Barrie Kosky qui remonte à 2011, à une époque où il n’avait pas encore pris les rênes de la Komische Oper, et donc à une époque où les opéras étaient tous donnés en allemand. C’est donc une version allemande de la Rusalka de Dvořák à laquelle nous avons assisté. Il y a eu depuis quelques années des productions de Rusalka dans bien des théâtres : au MET on a vu en 2014 la dernière présentation de la production Otto Schenk/Günther Schneider-Siemssen et Mary Zimmermann en prépare une nouvelle production pour cet hiver (avec Kristine Opolais), on a vu en 2014 aussi une production Bechtolf à Vienne (sous la baguette de Jirí Belohlávek) , à Lyon, Bruxelles, Graz et Barcelone, la production de Rusalka qui fait le tour des théâtres, celle de Stephan Herheim, luxuriante, spectaculaire, qui fait de Rusalka une projection fantasmatique , dans un panorama urbain aux relents new yorkais ou à la mode d’Edward Hopper. De cette production de la Komische Oper vieille de 5 ans, peu de traces dans les mémoires. Il est vrai qu’on ne parle de la Komische Oper que depuis deux ans environ hors les frontières de l’Allemagne – elle a même eu les honneurs du Parisien, ce qui est une marque de gloire…

On prête attention au travail qui s’y fait depuis le règne Kosky (commencé en 2012) à bon escient : les productions sont toujours stimulantes, et le public répond présent dans une institution dont on évoquait la fermeture, alors qu’elle est aux racines de l’histoire culturelle berlinoise d’avant et d’après-guerre. Cette production remontant à 2011, elle remonte à l’époque où les informations provenant de la Behrenstrasse 55 ne traversaient pas les frontières.
Et quelle surprise ! Voilà un spectacle marquant, tant il est intelligent, profond, émouvant, tendu, qui va à l’inverse des fantasmagories à la Disney ou du spectaculaire incroyable de Herheim. Barrie Kosky comme souvent travaille sur l’espace vide cher à Peter Brook. Un espace clos, un banc, quelques objets. Dans cet espace entrent et sortent les personnages dont quelques-uns chantent parfois de la salle (notamment l’Esprit du lac). Espace clos qui étouffe les personnages et les enserre entre des murs qu’ils heurtent souvent, ou dans les coins dans lesquels ils se réfugient. Dans un espace aussi essentiel, Barrie Kosky raconte l’histoire et rien que l’histoire : aucun fantasme, aucune interprétation. Ce qui nous est raconté c’est la simple histoire de celle qui pensait que l’herbe du jardin du voisin était plus verte. Et avec quelle dureté, quelle crudité, quelle déchirante réalité.

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Esprits des bois et Esprit du lac : des petites filles pas modèles – Acte I © Monika Rittershaus (photos prod.2011)

L’espace clos de la scène prolonge la salle, mêmes dessins, mêmes courbures, même couleur : le public est ainsi englobé, concerné par le drame qui va se jouer, que chacun peut partager : qui n’a pas eu envie d’être quelqu’un d’autre ? L’œuvre s’ouvre sur le chœur des trois esprits des bois qui attirent l’Esprit du lac à la surface, trois petites filles méchantes comme sorties de la Comtesse de Ségur, qui rappellent combien Dvořák se souvient de Wagner dans cette situation qui rappelle tant les filles du Rhin et Alberich. Déjà de la méchanceté, déjà une certaine violence. Rusalka se glisse ensuite entre les jambes de l’Esprit du Lac comme Renata entre celles de Ruprecht dans la mise en scène de Kosky de L’Ange de feu à Munich, en une autocitation qui est marque d’intertextualité scénique, une sirène rêveuse et amoureuse que son père (un très émouvant Jens Erik Aasbø) voit s’éloigner avec douleur. Douleur qui marque aussi la scène de Ježibaba (magnifique Nadine Weissmann), mais cette fois-ci une douleur physique : la transformation de Rusalka en mortelle qui passe de sirène à jeune fille par une extraction cruelle de sa structure pisciforme : une chirurgie (?) cruelle digne de la boucherie lui enlève une arête géante et elle apprend à marcher.

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Chirurgie-boucherie Nadja Mchantaf (Rusalka), Nadine Weissmann (Ježibaba), Marcus Wagner (le fils) © Iko Freese | drama-berlin.de

Mais la jeune fille devra garder sa froideur aquatique, et ne pourra parler, elle n’a que l’enveloppe d’une mortelle mais aucun des autres caractères. Cette transformation en mortelle « avec réserves » marque déjà l’échec futur.
Rien dans la mise en scène de Kosky ne laisse un quelconque espoir : les scènes avec le Prince soulignent l’impossibilité de communiquer, l’incompréhension, l’impossibilité de marquer le désir physique face à l’extraordinaire chaleur érotique dispensée par la Princesse étrangère, en des ballets prodigieux : le déshabillage de Rusalka que le prince rhabille bientôt en jolie princesse se voudrait érotique, mais la raideur de la jeune fille désespérante. C’est bien la communication comme aporie qui est ici décrite, la leçon de danse est un moment lacérant, vision d’une terrible amertume où chacun dans une pantomime grotesque essaie de communiquer avec l’autre pour n’arriver qu’au désespoir et à la violence issue de l’incommunicabilité. L’acte II, qui devrait être une sorte de bal à la cour chatoyant et spectaculaire (voir Herheim), une sorte de ballet tchaïkovskien qui finit mal, est ici un ballet de trois individus : le Prince, la princesse et Rusalka qui dansent une pantomime tragique sans issue.

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Acte III © Iko Freese | drama-berlin.de

L’acte III est plus terrible encore : vu comme l’antichambre de la mort, c’est une vision infernale où Rusalka est isolée et entourée de figures de veuves, en grand deuil ou de figures de la mort : elle danse d’ailleurs avec un squelette. Sous ces figures, tous les personnages obsédant la jeune fille, les bons (L’esprit du lac) comme les méchants (la princesse étrangère ou Jezybaba) l’oppressent, si bien que le monde pour Rusalka vacille désormais et même les murs par un effet vidéo saisissant semblent vaciller et se tordre en un des visuels les plus étonnants de la représentation. La mort du prince s’accompagne d’une image déchirante. Le Prince meurt en cherchant à attraper Rusalka au fond des eaux par une ligne de pêche, comme l’esprit du Lac cherchait à rattraper sa fille au deuxième. Mais elle résistait. À la scène finale, devant le corps du Prince mort du froid baiser de Rusalka, elle s’attache elle-même à la ligne, dans un geste désespéré et tragique pour une sorte de mort d’amour solitaire : bouleversant.

À cette mise en scène lacérante qui n’a plus rien d’un conte de fées répond une distribution en tous points exceptionnelle, faite de membres de la troupe et de chanteurs invités : tous les rôles sont tenus remarquablement, les trois esprits des bois, Annika Gerhards, Maria Fisolier, Katarzyna Wlodarczyk, le garçon de cuisine remarquable de Christiane Oertel et l’excellent  garde forestier de Ivan Turšić qui cuisine du poisson avec une violence marquée (les poissons sont dépecés avec la hargne avec laquelle Rusalka a été dépouillée de ses arêtes) sous les yeux horrifiés d’une Rusalka qui commence à ressentir le mal du pays des eaux, la somptueuse Princesse étrangère de Karolina Gumos, altière, bombe de désir et de passion, fumeuse de pipe (!) au regard cruel, et à la voix ronde, puissante, insinuante, le magnifique Esprit du lac de Jens Erik Aasbø, voix chaude, magnifiquement projetée, sans effets inutiles, timbre velouté et expression d’une confondante humanité, avec son physique débonnaire et protecteur, la terrible Jezybaba de Nadine Weissmann, qui s’éveille accompagnée de son fils (Marcus Wagner, insupportable de vérité) et qui use de sa voix avec des inflexions incroyablement variées, des aigus triomphants, mais aussi une expression insinuante, et sons désagréables : elle est un vrai personnage de terrible Madame Fichini. Je trouve en effet qu’il y a quelque chose de l’univers sadique de la Comtesse de Ségur dans le travail de mise en scène. Le Prince de Timothy Richards, qui chante le rôle depuis la première, est quelquefois peut-être moins marquant, plus pâle, il est vrai que le rôle est ingrat, mais acquiert une déchirante vérité dans les dernières scènes ; il se sort de cette partie redoutable avec honneur.
Enfin, last but not least, l’étonnante Rusalka de Nadja Mchantaf, toute jeune membre de la troupe de la Komische Oper, qui a tout d’une grande ou d’une très grande. On la découvrira à Paris l’an prochain dans Zauberflöte à l’Opéra-Comique ; une voix incroyable de puissance et d’intensité, une ligne de chant impeccable, d’une rare homogénéité, avec tous les graves et tous les aigus voire les suraigus : dans cette Rusalka sans reproche d’une intensité qui laisse assommé pointe déjà une Sieglinde. C’est un nom qu’il faut d’emblée retenir et qu’il ne faut plus rater. Elle ne restera sans doute pas inconnue longtemps.
À la tête de l’ensemble, un orchestre de la Komische Oper (qui sonne de mieux en mieux) parfait, sans scories, emmené d’une main experte et inspirée par le directeur musical de la maison (pour sa dernière saison, hélas) Henrik Nánási : lyrisme, tension, clarté, énergie qui met le public en feu, et qui ne cesse d’entretenir les braises de cette partition qui sous sa baguette prend un relief dramatique qu’on a rarement entendu ailleurs. On considère toujours la musique de Dvořák bien faite, brillante, mais un peu superficielle. Ici elle est urgente, lacérante et elle puise sa profondeur et son énergie aux meilleures sources (Wagner !), mais sans aucune intention narcissique ou démonstrative : elle est drame et elle suit le drame dans sa sécheresse et son impensable rigueur, tout en exaltant la luxuriance de la partition (avec des moments de pupitres solistes d’une rare émotion). Cette réussite musicale qui fait redécouvrir une musique qu’on croyait connaître, qui la rend à la fois théâtrale et tragique, c’est à ce jeune chef qu’on le doit. Respect.

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Valse tragique à la sirène, Timothy Richards (Le Prince) © Monika Rittershaus

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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